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Séminaire de la Sphère

17

« L’idéal est réel » s’écria Shéhérazade. Ces mots furent oblitérés par un choc soudain, provoquant une violente rupture de leur attention. Titubant, cherchant appui l’une sur l’autre dans le salon du palais, toutes ces éminences écarquillèrent les yeux devant la baie vitrée : comme une baleine tranquille, une île avait surgi sur l’horizon de la mer. On les eût dit eux-mêmes au fond des eaux, levant les yeux vers cette forme incompréhensible et inatteignable flottant à la surface. Mais c’étaient eux qui flottaient, dans une obscurité plus profonde que les abysses océaniques. Et le rayon leur apparut. Traversant la scène du spectacle, une lueur dirigeait leurs yeux vers l’Atlantide. À présent la voix de Shéhérazade était diffusée par des haut-parleurs, tandis qu’on la voyait s’engager sur ce chemin lumineux, conduisant un attelage de six ânes. Il ne faut pas vous l’apprendre, éructaient les machines, vous aurez à gérer l’humanité comme un vaste ordinateur de réseaux connectés. Pas d’avenir sans la biotique, mariage de l’informatique et de la biologie. Nous sommes déjà dans l’ère symbiotique. La tyrannie s’y exerce moins par contrainte qu’elle ne répond au désir de ses bénéficiaires. Elle comble tous les besoins matériels et répond à toutes les aspirations spirituelles. Elle n’exerce aucune forme d’ostracisme à l’égard des produits mis sur le marché pour satisfaire le bien-être des populations, pourvu que celles-ci ne s’extraient pas du cadre prescrit comme semble y inviter Shéhérazade. Car, pas plus que de papillons des abîmes ou de perles astrales, ne saurait exister quelque Atlantide ouverte sur une Sphère accessible à l’Œil imaginal. De sorte que servir ou combattre la Société du Spectacle postule un même refus de tout ailleurs idéal ; ce qui, grâce à Panoptic, rend irrésistible Kapitotal. Il n’est de monde que profane… Système pouvant avoir des aspects charmants, si n’était une escroquerie le troc de la liberté contre la sécurité sur lequel il se fondait : quelle sécurité ? Gigantesque appareil digestif, le marché planétaire ne déterminait-il pas une excrémentation du monde ? Ainsi prenait sens la formule de Saint Jérôme : Lex urbis, fex orbis. Loi de la ville, fèces du globe. C’était à une coprocratie généralisée que sacrifiait une humanité cannibalisée, dès lors qu’un dogme éradiquait la triple hérésie platonicienne, chrétienne et marxienne. Elle était révolue, l’époque où la loi condamnait les gangs. La table des vieilles valeurs une fois renversée, prévalait un vocabulaire conforme au langage des gangs. Soit les mots chargés d’un sens contraire, qu’il fallait inverser pour entendre « bain de sang, devoir de protéger le peuple, conscience universelle… »


 Saint Jérôme


L’ultime enjeu pour Shahrazad est bien d’éclairer l’actuelle casuistique des nababs. Nouvelle Alliance Bourgeoise pour l’Armement de la Barbarie Sanguinaire, ânonne Nothomb. Dans les guerres actuelles en Orient, les principales victimes sont des ânes que l’on fait passer devant, poursuit Angot. Pas de meilleur point de vue que celui de cet animal de somme pour comprendre les titans, continue Beigbeder. Ainsi que le sort des humains subalternes : Ardisson vient de parler. Pas de meilleur témoin non plus des vilenies du langage des maîtres ; c’est l’avis de Bruckner ou de Badinter : Shahrazad n’a pas encore tranché. Nous sommes la voix des NABABS, conclut Sorman. Chaque mule ainsi baptisée, l’expédition vers l’île promise en compagnie des six écrivains officiels serait un jeu de lettres. Sollers, Houellebecq, Attali, Lévy, Onfray, Minc : SHALOM ! C’étaient eux les représentants dûment accrédités de la culture française. Un glorieux vétéran fait partie du voyage : d’Ormesson. De sorte qu’en chemin loisir est offert de scander à 13 voix : SHALOM Ô NABABS ! Avant que les six invités qui participeront à l’émission spéciale ne prennent congé des hôtes restés au palais, Shahrazad flatte les élus à quatre pattes. Chères mules, j’ai encore beaucoup à dire, mais vous avez aussi droit de parole. Et d’abord, que pensez-vous de cette inversion par quoi chez les mortels s’attribue divinité à ce qui relève de la bestialité ? Car c’est tout l’enjeu du théâtre de l’Atlantide. Un habile jeu de miroirs leur permet d’inverser dans la représentation le renversement qui s’est produit dans la réalité, faisant paraître encore droite une pyramide où le sommet n’est plus supérieur aux bas-fonds. L’esprit semble y dominer la matière, quand l’encéphale est commandé par une logique intestinale… Des projecteurs cachés sait-on où incendiaient le panorama sous-marin en technicolor. Toute la voie menant vers l’île se trouvait éclairée par un alignement de sphères lumineuses tournoyant sur elles-mêmes avec une lenteur cosmique. Franchissons les sept mers, s’écria Shahrazad, en nous souvenant que la terre nous a coûté sept ciels ! Voyez Jérusalem et tous ces décombres alentour !... Car il ne fallait pas oublier que si Bagdad, Le Caire et Damas en ruines avaient trouvé refuge en Atlantide, l’objectif impardonnable de cette pièce de théâtre était d’en élucider les raisons !


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