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Séminaire de la Sphère

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Shéhérazade se veut l’Eden et la Troade. En elle et de ses lèvres coulent Ilion comme Canaan, terres promises des Grecs et des Juifs. C’est de son fluide que procèdent Abraham et Priam. Elle est donc l’Hydre de Lerne ainsi que le Serpent du jardin des origines aussi bien que Méduse au bouclier d’Athéna. Du fond de mon antre marin, j’entends les vivants et leurs querelles mortes. L’actuelle chute d’Adam, comme celle des Titans, ne signent-elle pas l’échec ensemble des espoirs de la prophétie biblique et de la pensée philosophique ? Yahvé, tout autant que Zeus, n’ont-ils pas rendu fous ceux qu’ils voulaient perdre ? Seul refuge terrestre : un volcan géant sous l’Atlantique. Structure géologique engloutie, l’Atlantide affleure quand il est nécessaire à la surface de l’océan. J’y habite un califat du futur où chaque âme dispose de plus de pouvoirs que n’en pouvait rêver le calife de Bagdad Haroun al Rachid, et de plus de magie qu’Aladin. Contempler cette scène gigantesque balayée par les vents, c’est apercevoir le décor de ruines familières sans distinguer encore les acteurs ni entendre les répliques. Mais, dans ce théâtre d’une mémoire commune à tous les hommes, peuvent déjà s’évoquer les héros et héroïnes d’une mythologie contemporaine ayant fait de Sion la capitale universelle. Ne suis-je pas toujours esclave de la douleur de Dinah, 13e enfant de Jacob ? Empruntés aux mythes égyptiens, assyriens et mésopotamiens, les récits de la Torah ne justifient-ils pas Jérusalem par volonté du créateur des mondes ? Celui-ci n’a-t-il pas supériorité sur Jupiter par la fable d’un crime héréditaire attribué au premier homme, dont l’entière humanité serait complice, et que toute vie coupable aurait à racheter moyennant alliance avec Moïse ? Et ce dernier, secondé par le prophète Josué, n’est-il pas le premier Lord of War de l’Histoire ? Droit de pillage et de carnage ne leur fut-il pas conféré par loi divine, autorisant une conquête coloniale avec des arguments célestes autrement plus foudroyants que ceux garantis par tous les tonnerres de Zeus aux guerriers de Ménélas et d’Agamemnon ? L’élection d’un groupe tribal à souveraineté surnaturelle par le Dieu des Armées d’Israël ne génère-t-il pas une pathologie mentale sans équivalent dans la lignée de ses rois et potentats, que contredit la conscience éthique exprimée par des voix ne se revendiquant pas d’une moindre universalité pour prêcher justice et vérité contre pouvoir temporel ? Si des fous sanguinaires bâtissent le Temple, une Parole y retentit sans cesse qui appelle sur lui la colère d’Elohim. C’est du royaume idéal où serait abolie toute abomination, que se fait ici la messagère une prophétesse !


Les eaux de l’Atlantique dansent au rythme d’une musique de l’Atlas. Un souvenir vague t’habite, comme le récit d’un rêve au réveil évanoui. Elle prophétisait, la belle, et pas moyen de l’arrêter quand elle évoquait cette Jérusalem céleste que Jacques Lacan prétendit t’entendre appeler de tes vœux devant un public d’étudiants voici quarante ans…

Depuis le fond de l’océan, Shahrazad avait suivi les couloirs obscurs d’un décor où, sur fond de ruines, se dressait le temple d’Hérode éclairé par une lumière aveuglante, avant qu’elle ne pénètre sur cette scène devant laquelle retenait son souffle en silence un public ignorant tout de ce qui l’attendait. La symphonie de Rimski-Korsakov portant son nom retentit.

Vagues musicales recouvrant son flux verbal comme une marée…

Durant sa lente progression depuis les coulisses pour accéder en surface à la rampe, sa voix parvenait aux spectateurs par des haut-parleurs ne leur faisant rien perdre de sa litanie. Celle-ci tenait en une incantation sur le thème de la ruse divine ayant capturé les âmes ainsi qu’en un filet par le chantage de leur culpabilité native. Un rire cruel soulignait la férocité de ce piège, comparable à celui de nos jours tendu par la déesse financière à des milliards d’esclaves étranglés par la dette. Pour l’hygiène des âmes non moins que celle des corps, un petit plongeon dans l’océan ne fait jamais de tort, lance-t-elle comme préambule dès qu’elle est en face du public. Ses bras écartés font des mouvements d’ailes. Elle flotte sur l’air des violons qui l’accompagnent. Des flambeaux venus du fond des âges éclairent une moitié de son visage, l’autre moitié colorée par les lueurs d’une lanterne magique. Où en sommes-nous de l’être au monde, murmure-t-elle d’une voix presque inaudible. J’ai oublié tant de mots que l’on pourrait en faire une langue. Je cherche le chemin vers cette langue transmentale, et tout m’en détourne, en cet empire où je vous entends ricaner à me voir battre les ténèbres ! Se trouvera-t-il une issue du labyrinthe où se trouve recluse l’humanité, dans son face à face avec la forme contemporaine du Minotaure ? Si quelques fables traversant les millénaires n’intéressent plus personne, Shahrazad sera la dernière à les oublier. Permettez-lui donc d’être à la fois prophétesse grecque et muse hébraïque pour vous secouer un peu les rêves et la mémoire...

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