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Séminaire de la Sphère

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Shéhérazade parle pour dans mille ans. Car l’Atlantide est un théâtre qui se joue de son public. Il invite les spectateurs à découvrir une temporalité comme des espaces déconcertants, par un jeu de miroirs qui les transportera de l’autre côté de l’Atlantique aussi vrai qu’en cet instant précis nous suivons une Mercedes blanche faisant office de taxi collectif menant de l’aéroport à la médina d’Agadir. Lorsque les personnages de la pièce entreront en action, tout leur reviendra en mémoire de ce qu’ils ont oublié juste avant de pénétrer sur cette scène mobile filant à travers un paysage dominé par les contreforts de l’Atlas. Faut-il qu’ils aient perdu jusqu’au souvenir de leur importance, pour que six écrivains des plus illustres se soient entassés dans cette bagnole. Shéhérazade, en costume de paysanne berbère, trottine sur un âne à distance du taxi, comme si elle avait dédaigné son tapis volant.  Mais une créature de fable – pareille aux anges – a sur les vivants cet avantage de se déplacer à des vitesses qu’interdirait leur chair pesante, et de voler d’une manière telle qu’aucun corps humain ne pourrait l’imiter. Tout en se faisant entendre de rares mortels, n’a-t-elle pas en outre l’oreille d’Allah ? Shéhérazade vient de prononcer le nom que l’on ne peut entendre en Occident, que l’on ne peut ne pas entendre en Orient. C’est, réfléchit-elle sur son âne qui ne perd pas de vue le taxi, ce que voulait signifier Theodor Herzl dans son Der Judenstaat, afin de convaincre les puissances mondiales de la nécessité du plan sioniste. « Pour l’Europe, nous formerons là-bas un élément du mur contre l’Asie, ainsi que l’avant-poste de la civilisation contre la barbarie. » Déclaration qui, par sa netteté tranchante comme le mur séparant Israël d’un territoire occupé, ne peut se comparer qu’à celle de Franco garrottant le péril rouge à Madrid. « Nous avons l’honneur d’appartenir à la première nation qui se soulève pour protéger la civilisation européenne menacée par les idées orientalistes. » Sur la scène mondiale réhabilité grâce à l’Amérique et au Vatican, le Caudillo ne faisait qu’exprimer l’opinion de toutes les autorités occidentales, donc celle des six passagers du taxi, de quelque contorsion verbale qu’ils fassent preuve pour paraître défendre Guernica près d’un siècle après la guerre d’Espagne. Car il en allait alors du danger communiste comme aujourd’hui de l’islam : une foi sacrée n’est pas compatible avec « le crédit, seul crédo du capital » (Marx). Ce qui en dit long sur l’essence religieuse du communisme, comme sur la nature profane de l’alliance entre Jérusalem, Rome et Mekka – triple monolâtrie d’une idole dérobée par Moïse à quelque Scribe égyptien.


 Guernica de Picasso


Qui est là ? Qui m’appelle au milieu des précipices ? De quel abîme surgit-elle encore, sous la boule orange du soleil ? La scène de la pièce ne cesse de se déplacer sans m’avertir, et je me retrouve aveuglé par des projecteurs intempestifs créant l’illusion d’un coucher d’astre en fusion. Pas assez de mes yeux pour m’abreuver de cet or liquide, immobile au-dessus d’un océan d’eau de rose. Toute la vie j’ai marché sur le bord de cet abîme, n’émergeant d’un rêve que pour sombrer dans un autre. Mais celui de l’étoile rouge me fut le plus constant, qui se peut très bien marier avec le croissant vert, si l’on envisage l’influence d’Ibn ‘Arabi sur Hegel donc sur Karl Marx. Foutaises ? Pas pour Shahrazad, nimbée de voiles noirs à l’exception de cette fente où passe une lumière de comète parmi les rires des oiseaux de mer. N’est-on pas en plein séminaire de la Sphère ? Je contemple Agadir comme du haut d’un phare. Serais-je un fou parlant tout seul au sommet de cette colline, pour vous ouvrir des ailes imaginales ? J’étends les bras, je les agite et je m’envole. Au-dessus de la route vers l’aéroport, il m’est plus facile qu’aux grandes oreilles des mickeys électroniques de capter le discours d’un chauffeur de taxi. Le mouvement du capitalisme au communisme est irréversible, assure-t-il à ses passagers muets de stupéfaction, si l’on envisage l’histoire dans sa dimension macrochronique, ainsi que le faisait Ibn Khaldoun …

Quoique ses clients soient des parleurs professionnels ayant fait carrière en usant plus du micro que de la plume, c’est lui qui tient le crachoir. Il vécut à Paris, fut l’ami d’Abdelkébir Katibi – la revue Sources, vous connaissez ? – et, montrant les splendeurs du paysage qu’ils traversent ravagé par l’extension du cancer urbain, leur explique le monde sur un ton mélodramatique. Les maîtres du monde ont détraqué l’horloge historique, pour donner caractère immuable et intemporel à un système fondé sur la mesure du temps. Cette gigantesque machine à mesurer l’espace et le temps pour extraire tout le suc de la matière est le capitalisme. Un profit maximal exige que l’homme ne sorte pas plus de son rôle d’objet matériel que la nature. Car c’est en tant que choses que sont calculables et la nature et cette marchandise productrice de valeur qu’est la force de travail, seules sources du capital. Vous me suivez ?...

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