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Séminaire de la Sphère

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Six mules à Sion. Tel serait le nom de l’opération. C’est dans ce but qu’une demi-douzaine d’ânes patientaient au milieu des limousines. Mais il ne fallait pas se priver, au préalable, de jeter un regard sur l’envers enchevêtré de la tapisserie du monde révélé par Shéhérazade, qu’elle préférait comparer à la mixture d’un brouet de sorcière dans son chaudron sféerique. Pour m’assurer de votre parfaite attention, laissez-moi quitter cette monture et m’adonner à une séance de lévitation sur un tapis que vous décrocherez du mur, comme ceci, de telle manière qu’allongée sur lui à bonne hauteur vous puissiez voir sa trame cachée. Nous y sommes ? Je suis à présent vêtue d’une djellaba en crocodile du Nil écarlate, assortie d’un foulard en crotale rose de l’Euphrate, le tout rehaussé de perles purpurines en provenance de la côte phénicienne, dont se teignaient les toges des sénateurs de Rome. C’est une exclusivité de nos boutiques haut de gamme pour nos futures galeries consacrées à l’art de vivre. Doha, Paris, New York, Istanbul, Tokyo, Singapour. Avant Bagdad, Le Caire et Damas Inch’Allah ! Voyez-vous, le marché du style est une usine à fantasmes qui nourrira bientôt toutes les industries culturelles. Après Coco Chanel et Yves Saint Laurent, c’est le look de Shéhérazade que nous allons transformer en icône de saga vintage et glamour. Car il faut des visionnaires au talent créatif et ludique pour une révolution radicale de la vie quotidienne. Cette philosophie reflète l’esprit d’une marque. Mon image a séduit les décideurs à la recherche d’une griffe pour conceptualiser leurs valeurs fortes. Un souffle admiratif souleva d’un bon mètre le tapis magique. Vous savez tous que cette contrée médiatrice des facultés humaines entre foi et raison, que l’on peut appeler intuition, rayonne de l’Œil imaginal. Son contrôle par la tour Panoptic est garant de Kapitotal. Il était nécessaire, pour assurer le triomphe d’une vision binaire, gage de la domination des propriétaires sur les prolétaires, de casser la dialectique du maître et de l’esclave en discréditant la notion de spectacle – le théâtre – en tant que médiation vivante entre les mondes sensible et intelligible, jusqu’à prôner l’abolition de l’art ! Il en résulterait la mise à disposition de la race Alpha d’une masse humaine abrutie de shows, dont la matière cérébrale colonisée deviendrait l’enjeu de votre nouvelle tyrannie. Le phénomène a cours depuis un demi siècle. Ainsi nul ne se souvient plus du film Los Olvidados de Luis Bunuel, chef d’œuvre absolu de l’histoire du cinéma, primé au festival de Cannes en 1951, alors que Panoptic ne bruit que du bizutage cannois de Guy Debord cette année-là.


 los olvidados


C’est ici que le rideau se leva. L’espace et le temps s’abolirent dans un de ces silences où l’éternité se concentre quand on dit qu’un ange passe. Vertigineuse était la nage aérienne de Shahrazad. Son vol immobile nous plongeait à des profondeurs abyssales. Un authentique spectacle ! Je me souviens de cette odeur de bouc, se permit-elle en pleine représentation de me lancer, tandis que j’écumais de sueur à la porte-fenêtre. Qu’avait-elle voulu dire ? Un éclair dans ses yeux sous le foulard me fit trembler. Serait-ce possible ? En attendant, comment pouvait-elle connaître Guy Debord, à qui elle venait de faire allusion ? La Confession posthume de ce dernier, glissa-t-elle ainsi qu’une confidence au public dans le théâtre de Shakespeare, fait partie du théorème de l’Atlantide. Cette annonce provoqua des réactions de surprise impatiente chez les six invités français conviés ce soir à d’autres festivités sur la vieille casbah d’Agadir. Mais la diffusion mondiale de l’émission spéciale d’Apostrophes consacrée à La Société du Spectacle et ses Hors-la-loi, leur fit-on savoir, aurait pour elle toute la nuit. Dans l’attente, loisir était offert de se transporter sur une autre partie de la scène, outre Atlantique, où grâce au satellite KH 11 – prix unitaire : 1,5 milliard $ – prenant des photos d’une résolution de 10 cm, apparaissait en gros plan sur un mur de New York le graffiti Ne travaillez jamais, œuvre au pochoir d’une anonyme signant Shahrazad ses créations de street art que s’arrachaient, pour des centaines de milliers de dollars, les galeristes huppés du Lower East Side ou de Down Town…

Ce n’était pas les doigts sur la couture du pantalon, mais à la visière du képi, que des foules enrégimentées venaient d’être sommées par la BnF de défiler au pas cadencé pour célébrer Un art de la guerre. Qui, dans les cercles médiatiques, n’était-il debordiste ? Aucune carrière ne pouvait plus s’y concevoir sans ce suprême faire-valoir promotionnel. Comment se désennuyer dans le cadre urbain bourgeois du monde occidental ? Un tel mot d’ordre ne manquait pas d’une pertinence confirmée par l’usage qu’en faisaient la tour Panoptic et Kapitotal. « RISQUONS TOUT », ne craignions-nous pas de proclamer voici quarante ans. Quelle confortable prétention que celle d’adhérer à l’énoncé d’une révolution qui se voulait universelle et immédiate ! Quelle vile trahison de Marx et de Rimbaud…

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