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Séminaire de la Sphère

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Shéhérazade a repris le fil de ses pensées, couchée sur un rocher, dans le ciel noir et le parfum des algues marines. Elle devine à l’horizon les contours de son île, avec l’envie de se fondre à la fois dans l’Atlantique et dans l’Atlas. Pourquoi serait-elle grotesque, de nos jours, la conteuse orientale ? Aladin vient d’éteindre sa lampe et les djinns ont replié son aéroplane, mais rien ne l’empêche de se revoir à l’horizontale au-dessus du minaret de la Koutoubia. Si profonds furent ses songes qu’elle a perdu toute notion d’elle-même. Oui, la voilà de nouveau sur son tapis magique survolant une mosquée près de la place classée au patrimoine de l’humanité pour ses bâtiments physiques et toutes les activités humaines qui s’y déploient. L’UNESCO célébrera-t-elle son réveil parmi les ruines des trois villes ayant servi de décors à ses Mille et Une Nuits ? L’an mil d’une ère c’était hier, se dit-elle, et j’ai franchi d’un bond l’an 2000. Endormie durant les Croisades, je suis revenue à la vie dans de pareilles ruines, sauf que l’incendie s’est étendu au monde. Au cours du millénaire que dura mon sommeil, ne s’est-il propagé qu’un apostolat du néant ? S’il fallait résumer d’un mot les progrès constatés, je dirais qu’à vue d’œil les sujets se sont transformés en objets pour des nababs analphabètes. Dans cette ancienne ville des Sept Saints, par exemple, que penser de ces troupeaux répartis en ruminants et carnivores selon qu’ils paissent et digèrent aux terrasses, ou chassent et mitraillent les proies de mémoires en métal ? Subsistait-il en quelque lieu – Bagdad, Le Caire, Damas – des régimes où le peuple connaissait encore le sort de sujets ? Par les bombes on en fait des objets. Tel semble être le sens de leurs dernières ingérences humilitaires…

L’immense nuit dont je conserve le souvenir est celle d’une histoire qui titube et peine à retrouver l’aurore. Dans ce coin du cosmos où la braise d’une conscience veille sous des cendres arrosées de pétrole, se trame une guerre jamais vue – toujours la même pourtant – que ses instigateurs lancent comme une gamme de produits cosmétiques. Reconstituer dans une histoire la vérité de l’histoire du monde, c’est suivre une piste qui se perd dans la nuit des temps, pour élucider un crime gigantesque avec un nombre infini de faux témoins, sur bien des traces allant en sens multiples. Aussi la Sphère m’a-t-elle priée de mettre en scène une pièce de théâtre en souvenir du monde qui précéda l’arrivée d’Adam. Pour que le spectacle soit à la hauteur, il faudra fracasser l’histoire inachevée, de telle manière que les personnages d’avant la Genèse grouillent dans l’ombre de ruines apocalyptiques.


 Minaret de la Mosquée Koutoubia


Shahrazad exprime la vie comme une traversée des tempêtes éclairée par la promesse d’une île. Elle évolue dans cette Sphère sans bornes où s’invente l’ordre des siècles. Elle seule, avec ses talents de conteuse orientale, a les moyens de narrer son histoire au monde occidental…

Je m’étais blotti pour dormir dans un buisson qui me sert de gîte et de bureau, les bras autour des jambes, la tête sur les genoux. Puis je me suis réveillé dans le silence du parc. Tout m’échappe, jusqu’à ce que je fais là, comme si je n’avais jamais enregistré d’autres souvenirs que ceux de l’Atlantide. Les Atlantes ne sont ni morts ni vivants. J’en suis la preuve depuis l’aube des temps, quand aucun sablier n’avait dévoré les rivages pour les transformer en bunkers de béton sous le gigantesque balancier de Yahvé. Qui mieux placé qu’un Atlante aux colonnes d’Hercule pour divulguer le secret le mieux gardé de ces temps convulsifs : l’étoile polaire a disparu ? Durant les interrogatoires nocturnes, dans la cellule de l’Institut, je désignais la Grande Ourse et l’évidence de cette absence ne provoquait que des rires navrés. Le pire est qu’il croit communiquer avec les étoiles, s’esclaffait un responsable culturel. Peut-être qu’il veut sauver l’humanité, lançait un autre agent du soft power de la France…

Assis le cul sur mes fardes pleines de brouillons – qui, s’il subsistait un espoir de publication, s’appelleraient des manuscrits – je m’interroge…

Quand la mémoire est abîme, une zone imaginaire d’avant la naissance en Afrique, ne peut-elle habiter les abysses entre l’Europe, l’Amérique et le continent des origines ? D’où ces papillons dans les profondeurs des sept mers, d’où ces perles astrales du septième ciel, que découvre l’Œil imaginal de Shahrazad. Ce n’est pourtant guère sorcier. Mais non. Les défenseurs de la francophonie vous traitent comme un terroriste…

N’était-ce pas, après tout, ce qui justifiait cette pièce de théâtre ayant une île pour scène principale au milieu de l’Atlantique ? Où se diront  toutes les âmes blessées par une guerre, non de celles qu’on déclare et commémore, mais plus infâme encore, omniprésente et rampante, que la race des propriétaires du monde inflige à l’humanité ? Blessure des âmes devenant gangrène, qui se généralise dans une démence collective passant désormais pour état de santé normal d’une civilisation…


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