Sphère >  Séminaires  <     1  2  3  4  5  6  7  8  9   10   11  12  13  14  15  16  17  18  19  20  21  22
Séminaire de la Sphère

10

Dans l’au-delà du temps Shéhérazade se sent flotter en l’air, étrangère à son corps. Quelque chose d’elle reste en arrière et autre chose précède la voiture blanche qu’elle aperçoit au loin sur la route. Qui mesurera la célérité de son âne, filant à même allure qu’une Mercedes ? La vitesse, nous explique-t-elle toutes voiles au vent, se détermine par un espace divisé par un temps. Ce taxi dépasse les 100 km à l’heure au compteur. Or mon âne, s’il se lançait à fond de train, n’atteindrait que le dixième de cette vitesse, et c’est loin d’être le cas. Pourtant je ne suis pas distancée par la Mercedes. Où se trouve l’erreur de calcul ? Dans l’illusion que l’espace-temps cubique est égal à celui de la Sphère ! A l’intérieur du taxi, rien n’empêche le chauffeur de poursuivre son propre séminaire auprès des six écrivains attentifs comme de bons élèves… Qu’en faites-vous, du temps ? Le taxi croise des foules de désœuvrés voués à une errance hagarde, coupés des racines du bled et sans accès aux fruits du marché. N’avez-vous pas envie quelquefois de voir bondir la littérature hors de ses charnières pour aider le temps à retrouver ses gonds ? Je ne sais pas, moi, s’exclame-t-il, voir Shéhérazade nous dépasser soudain sur un vieil âne, ça ne vous dirait rien ? Silence dans le taxi. Quoi d’autre à faire que de poursuivre le cours élémentaire entamé depuis l’aéroport. Oui, le système capitaliste. Il sacrifie ce qu’il y a de vivant dans la nature comme dans la culture. Celle-ci ne brille, vous êtes bien placés pour le savoir, que chez une élite bourgeoise imprégnée d’humanisme classique antérieur à ce système. Au-delà d’une limite marquée par la fin de cet héritage, elle périt et ne reste que son ersatz dont vous êtes les représentants, tous thuriféraires de Nietzsche et de Guy Debord ! Allons, ne faites pas cette tête, écoutez plutôt la voix de Shéhérazade, je vois que c’est l’heure de son émission à la radio...

Les six distingués représentants de la littérature française n’ont toujours pas retrouvé souvenir de la raison de leur voyage dans une barque hors du temps. Le capitalisme ? prononce une voix suave. Une désintégration de la Sphère. Sa cubature, transformation en cube sous l’effet de la numérisation du monde. Et qu’est-ce que la Sphère, sinon l’univers où rien n’arrêterait les perspectives de l’espace et du temps, dans toutes les directions. Mais le temps n’est pas plus mesurable que ma parole. Aussi le sens du séminaire est-il de plonger le regard dans l’infini, de vous offrir des effluves d’au-delà. Car je n’appartiens pas à la grande machine qui ensorcelle et hallucine, mais vous pouvez me confier vos âmes et vos corps, je saurai les mener à bon port…


 Cubature de la Sphère


L’Atlantique envoie son dernier message du soir aux sommets de l’Atlas. Une bacchanale s’y prépare à l’heure où s’en emparent les djinns. C’est ce qu’il me serait loisible d’observer si je n’avais brisé la lampe d’Aladin, troué le tapis volant, pris les ailes et les plumes d’un oiseau d’autre fable dans la direction opposée. Mon vol de mouette accompagne une voiture blanche de grands cercles dans le ciel. Je ne perds pas de vue Shahrazad qui la suit sur son âne. Ce n’est pas sous prétexte que l’on est ici dans un conte de fées que devraient s’enchaîner les prodiges. Mais ce n’est pas plus une raison pour qu’ils soient interdits. Peu importe après tout la nature des étranges incidents qui surviendront sur une route où file cette automobile ayant à son bord six passagers prestigieux. Pour l’instant, je me satisfais de porter deux conseillers des princes au bout de mes ailes, dont les bras levés forment une voûte sur laquelle je devine les cabrioles de deux romanciers hors mesure, qui font bondir sur leurs épaules deux  gymnastes intellectuels sans comparaison, la pyramide étant couronnée par mon examinateur du 5e étage de l’Institut. Je trouve l’occasion bien choisie pour les prier d’imaginer qu’en plein mois de Mai 68 à Paris, les émeutiers soient tombés sur la dernière déclaration d’un président de la République socialiste près d’un demi-siècle plus tard, au lendemain d’un week-end ayant vu pavoiser le parti d’extrême-droite héritier du groupe Occident : « La seule obligation que nous avons, c’est d’obtenir des résultats sur l’emploi, la croissance et la sécurité ». Pareille hypothèse eût-elle été plus vraisemblable que ce théâtre de l’Atlantide ? Je n’attends pas une réponse, perdant de la hauteur en même temps que Shahrazad fait produire à sa monture une accélération la propulsant à côté du taxi juste comme croise un autobus et que le camion qui précède freine bloc devant le bond d’une chèvre, sa remorque laissant dépasser des plaques métalliques aussi larges que le pare-brise qui, surmontant déjà le capot, se transformeraient en lame de guillotine horizontale si la chute soudaine d’une mouette n’avait aiguisé le réflexe du chauffeur stoppant net avant le pire pour les Lettres françaises, réveillées en sursaut pour constater qu’à force de causer le taximan semble avoir fait quelques détours par une route côtière découvrant, devant la mer, un authentique palais…


Scène précédente | Séminaire | Scène suivante