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Acéphalopolis

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Panlogue du calife de Bagdad Haroun Al Rachid

Mon turban de travers, grimaçant et montrant les dents, j’ai bluffé tout ce beau monde juste avant qu’il ne s’éclipse du bureau Ovale. Quelques instants d’éternité j’ai savouré leur effroi devant la métamorphose d’une statue sans valeur n’ayant pas fini d’exercer son droit de parole. Ma forme changeait à vue d’œil, et ce n’est plus un calife oriental mais la déesse Athéna qui fut truffée d’explosifs par leurs artificiers. J’avais choisi pour disparaître l’apparence du palladion sacré qui avait été l’un des enjeux de la guerre de Troie. Toute la Phénicie ne résonnait-elle pas de l’Iliade homérique au VIe siècle avant notre ère, quand les scribes du roi Josias entreprirent un autre récit de conquête guerrière ? C’est donc sous le signe d’une concurrence littéraire avec la culture grecque dominante que fut rédigée la Bible. Mais l’œuvre d’Homère en diffère par un point de vue radicalement opposé. Si la victoire coloniale des Hébreux confirme un ordre divin, l’aède fustige la bestialité des Achéens, magnifiant l’humanité des vaincus troyens dans les figures d’Hector et Andromaque, Priam et Cassandre, Glaucos et Pâris, Anchise et Enée – riches d’une postérité poétique dont s’empareront Virgile et Dante comme Shakespeare ou Racine. Là est le secret du génie européen, phénicien d’origine puisque Homère lui-même est natif d’Asie mineure : son Panthéon défend aussi le camp vaincu ! BHL peut donc titrer à bon droit De la guerre en littérature, si l’aède est de nos jours mis à mort symboliquement comme Socrate, le Christ et Marx. Réel et idéal ayant laissé place à l’idéel, un ramassis de préjugés, d’idées reçues, de poncifs et de clichés tient lieu d’intelligence à la société. L’esprit se manifeste en marques, sigles, griffes. On vote FN pour n’avoir pas les moyens de se payer BMW. Vient d’apparaître sur le marché la marque ISIS : Islamic State of Irak & Syria, dont la moitié du sigle – IS *– a dominé la joute idéologique en Occident ce dernier demi-siècle. S’en revendiquait un « sorcier de l’Elysée » qui fit élire aussi bien François Mitterrand que Jacques Chirac, fréquentant le yacht de Bernard Tapie tout en se réclamant de Guy Debord. L’acteur en scène fut ainsi l’auteur d’une analyse en profondeur de ce qui causa l’élimination de la Commune du jardin à la française…


Le soleil était si gai qu’il dansait sur les vagues de l’Atlantique, lançant de grands cris d’Afrique et d’Europe jusqu’en Amérique. Mais l’acteur sommeillait sous un autre soleil : celui de ses profondeurs océaniques. Je lève la tête, le soleil brille ; je la baisse et c’est la nuit. Chaque jour disparaît aussitôt dévoré par l’abîme d’un néant que prolongent des astres artificiels. Que s’est-il passé pour que ne puisse pas se poser la question de ce qui s’est passé ? L’ère moderne, à partir du vacillement des certitudes religieuses, entraînant l’abandon de la notion d’absolu, tend vers une appréhension du monde situationnelle. Au XXe siècle apparaît un théâtre en situation. L’ultime avant-garde se devait d’être appelée situationniste. J’ai publié mon premier roman, voici près d’un quart de siècle, à la maison d’édition du Parti communiste français. La mélopée en sept volumes que ce livre inaugurait demeure le seul lieu où s’élucide une structure contre-révolutionnaire Mai 68-Mai 81, qui est à l’origine de ce néant spongieux. Toute l’eau de la mer ne suffirait pas à effacer une tache de sang intellectuel, clamait naguère Isidore. Anatole surenchérit : des sources aux rivages par fleuves et nuages, tout le cycle des eaux n’est plus qu’un bain de ce sang. Nul horizon ne suffit à le boire, sur toutes les rives. Je comprends que l’Amérique se soit construite en hauteur pour échapper à cette inondation planétaire qu’elle a produite. 100.000 tonnes de pétrole par jour d’énergie brûlée par les datacenters : dix litres quotidiens par tête humaine, assujettie à Kapitotal par la tour Panoptic. Flux perpétuel absorbant le futur et refoulant le passé par vagues d’instants programmés. Puits sans fond de rêves numériques pour cerveaux taris par la mémoire électronique. Impossible doit leur être de comprendre, en voyant un village berbère, que la percée d’un puits d’accès à l’eau potable signifie moins hier que demain. Quels signes encore lire ? Quel alphabet de la création, reliant à l’univers pour en déchiffrer le sens ? Quelle autre fin que l’élection d’anges bureaucratiques, pour échapper à la damnation de la terre ? Toutes les structures politiques dans un labyrinthe sans issue. Le pas lent de l’aède lui fait englober du regard un mouvement qui va du bled au marché pour ne pas s’y arrêter. Marx et Rimbaud voient le rapport dialectique entre la ville et la campagne. Il n’y aura plus de « gauche » tant que tous ces Assis, n’ayant d’autre but que des sièges, ignoreront le sens d’un titre sphérique d’Aragon : Le Paysan de Paris…


L’île lie. L’aptitude à s’isoler permet de se relier. Tel est le miracle de l’Atlantide, qui par des racines sous-marines est à la fois trois continents. Tel est le mystère du théâtre, qui dans un espace rendu sacré permet à l’acteur d’unir la terre au ciel comme le futur au passé. D’où la nécessité d’abroger le spectacle au profit des shows. Il n’est de personnage public à qui ne s’impose d’être une bête de scène. Ce qu’a compris BHL mieux encore que ses comparses du bureau Ovale. Il devint aussi blanc que sa chemise quand la statue prit forme d’Athéna. Ce prodige lui revenait ! Car il préparait un one-man-show à jouer sur toutes les places d’Europe : celle-ci n’opposait-elle pas une scandaleuse défiance à Goldman Sachs ? Shéhérazade avait salué le calife sous son apparence athénienne avant la déflagration, mais elle était en même temps présente ailleurs. Une telle concentration de forces matérielles sans esprit incitait à l’évasion. Ne les avait-elle pas entendus se glorifier du fait que l’idée du Panopticon, due à Samuel et Jeremy Bentham, fût d’origine judaïque ? Si pour Kapitotal un abîme séparait tête et corps de l’humanité, la tour Panoptic avait une fonction : fabriquer l’image de leur unité. Détruire les liens archaïques et occulter les antiques médiations sacrées n’allait pas sans s’y substituer. Le rôle du chamane, du prophète et de l’aède, BHL s’en chargeait. D’où son intérêt pour la sorcellerie du calife. Au poker, ne convient-il pas de posséder le Joker ? Shéhérazade pensait à son acteur dormant les yeux ouverts dans une cité lunaire. N’était-il pas, dans le jeu social, une carte inférieure à tous les chiffres et supplantant le Roi ? La société bourgeoise niait pareille dialectique, ayant imposé la révolution du Valet. Servilité complice à l’égard du Moloch : tel était le mot d’ordre, de l’ultragauche à l’extrême-droite. Celle-ci n’exerçait jamais mieux le pouvoir que sous les couleurs social-démocrates. François Mitterrand n’avait-il pas fait de Bernard Tapie le paradigme du politicien moderne ? Hollande et Valls rivalisaient pour imiter ce modèle. Il suffisait d’assurer la promotion du parti fasciste pour prolonger l’illusion. Quant aux communistes, on leur concédait quelques jetons d’absence pourvu qu’ils oublient la Commune et obéissent à Mélenchon. Ce cheval de retour blanchi sous le harnais de la mitterrandie feignait très bien les fausses querelles avec ses vieux amis.



Note

  * IS, pour Internationale Situationniste.

Mouvement rendu célèbre par La Société du Spectacle de Guy Debord dont se réclamait Jacques Pilhan (1944-1988). Publicitaire au service de Jacques Séguéla, il conçut le slogan « la force tranquille » qui fit élire François Mitterrand en 1981, avant de créer sa propre agence ayant pour vocation « la gestion de l’image publique du président de la République », puis de prendre la direction du groupe Havas. Sa conception du marketing politique se fondait sur une « stratégie du désir », que devait susciter son client présidentiel auprès de ses propres clients, les électeurs. Il en gagna les surnoms de « gourou » dans les médias, d’ « enchanteur » selon Alain Minc, et de « sorcier de l’Elysée », lorsque l’idée qui lui vint d’une « fracture sociale » permit à Jacques Chirac de succéder au précédent. Ces milieux considèrent qu’il a « révolutionné la communication politique » en avançant que « le réel est ce que la télévision met en scène ». D’où ses créations de situations pour Nicolas Sarkozy comme Bernard Tapie, François Pinault ou Bernard Arnault.

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Le XXe siècle, après les Première et Seconde guerres mondiales, se partage en deux temps caractérisés par les principales avant-gardes ayant marqué ces après-guerres : surréalisme et situationnisme.
Le futur verra clairement que les « modernisations » de ces deux époques furent celles de la domination, qui suivit les prescriptions de ces avant-gardes pour imposer au monde son modèle idéologique.
La première époque, encore largement respectueuse de ce que l’on tenait antérieurement pour la réalité, s’infléchit vers des prescriptions tendant à valoriser une surréalité puisée dans les fantasmes, dont la culture industrielle nourrira les représentations publiques ; la seconde époque, s’affranchissant du seul capital des dépossédés qu’est le réel, y substitue cette surréalité fantasmatique devenue signe des classes dominantes, pour lesquelles une casserole de moules estampillée par la critique d’art peut valoir un million de vraies marmites populaires. Son label n’est-il pas la transgression, la subversion – la révolution ? Cet univers artificiel est la nouvelle matière première de l’expérience commune. Sur une telle base de référence perçue comme un spectacle généralisé, s’organise une construction de situations ininterrompues. Chacune des deux époques voit son élite la plus frelatée se gargariser des avant-gardes les ayant influencées pour moderniser les techniques de manipulation publicitaire, jusqu’à rendre impossible à déchiffrer le langage de la domination, dont quelques experts sont réputés détenir les codes. C’est ainsi qu’une plaisanterie surréaliste comme la femme à barbe remportant un concours européen de chansons populaires est de manière subliminale un acte militaire situationniste présenté par la caste médiatique unanime comme victoire de l’Occident progressiste sur l’arriération conservatrice et réactionnaire de l’Europe orientale…

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Quand, l’an dernier, la Bibliothèque nationale de France dite François Mitterrand consacre une exposition au fondateur de l’Internationale situationniste, une Confession de Guy Debord qui s’ensuit suggère que le titre de cette manifestation culturelle – Un art de la guerre – est promis à devenir label pour Kapitotal et la tour Panoptic. Ce sont aujourd’hui des articles consacrés à la firme General Electric, pour son OPA sur Alstom, ou à la banque BNP Paribas, qui reprennent cette formule éclairante. Guy Debord avait théorisé l’ambition de « mettre le feu au monde pour qu’il ait plus d’éclat ». Ce vœu ne fut-il pas concrétisé par l’Organisation du Traité de l’Atlantique nord, au service de laquelle se dévoue Bruno Racine – par ailleurs directeur de la Bibliothèque nationale de France ?


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