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Acéphalopolis

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Panlogue du calife de Bagdad Haroun Al Rachid

Un feu sacré permet à l’Œil imaginal de lire les signes de la nature, de capter les messages du monde invisible, de déchiffrer le cosmos. Mage était qui dans mon royaume, succédant au chamane des temps primitifs, se vouait à ce magistère. Il voyait l’univers éphémère de l’espace et du temps sur Terre se métamorphoser en l’éternité de la Sphère par le jeu des sphères célestes. Un accomplissement des espérances terrestres s’y révélait par des présages reliant au divin le devin... Toute ma vie, la mort fut subjuguée par la foi dans l’au-delà des limites spatiales et temporelles, qu’offraient à Bagdad la lecture prophétique de la Torah comme de l’Evangile et du Qoran, mais aussi les messages du divin Platon, sans oublier le domaine enchanté des fables orientales venues de la Perse, d’Inde et de la Chine. J’aurais scrupule à négliger ici les récits d’Homère, en lesquels puisèrent nos Mille et Une Nuits, l’aède grec s’étant lui-même nourri de légendes phéniciennes... Ainsi les siècles filent-ils plus courts aux yeux de la Sphère que des instants chez les vivants. Pas d’intervalle entre les épopées d’Homère, la Bible et les guerres du XXe siècle. Cet interminable conflit qu’est l’histoire se confond à l‘extension de la ville jusqu’au marché planétaire. A quoi d’autre obéit celui-ci qu’à la Valeur, cette loi régissant le négoce par quoi toute matière se mesure, se pèse et se vend ? Je tente ici de montrer que la Parole obéit à une autre logique : incommensurable !

Grâce à elle, tout être humain gagne liberté de franchir les limites imposées par le temps comme par l’espace, le futur étant contemporain de la prise d’Ilion par les Achéens, non moins que de la conquête par les Hébreux de Canaan. Car les aèdes à chaque époque, ainsi que l’illustre Shakespeare, eurent science de la Sphère…  C’est abus de langage de dire qu’en sa langue parlent des George Buh ou Obama. Mes oreilles sont toujours infectées d’avoir ouï dans la Maison Blanche fabriquer les mensonges nécessaires à la guerre en Irak, ce combat biblique opposant Israël à Gog et Magog ! N’est-ce comme une éminence qu’est encore écouté Tony Blair, ce serial killer ? Car jamais, jusqu’en votre ère de toutes les misères, la race des propriétaires de la Valeur n’avaient aux mages, devins et aèdes usurpé la Parole !


Je contemple au loin la ligne d’horizon, par-delà les feux de la rampe. Un siècle de sommeil, ça n’a l’air de rien mais c’est long. Surtout par temps de guerre. Un murmure de voix me parvient des ténèbres. Je le connais bien, ce langage qui se joue de l’espace et du temps. Le peuple des statues. Quel autre est plus expert en histoire ? Leur parole n’a pour les concurrencer de rivale que celle des personnages de théâtre… Un instant sépare le 31 juillet 1914 du 6 août 1945. C’est Hiroshima qui explose dans le crâne de Jean Jaurès. Le spectateur de l’an 2114 a les yeux fixés sur la scène où je suis couché cent ans plus tôt. Sous moi les glissements tectoniques ouvrent des lézardes où s’échappe quelque djinn libéré des bas-fonds. La joue sur le trottoir, je le vois tournoyer autour d’un réverbère et disparaître dans le globe lumineux. Théâtre du Globe : l’esprit de Shakespeare te vienne en aide ! Crâne d’Hamlet contre celui du globe. Du sol craquelé se diffuse une matière spectrale. Non seulement le père, mais aussi la mère. L’esprit et la matière. Une bombe atomique de création. Le mana, fluide universel. Sur le trottoir de 1914, les réverbères éclairent des façades majestueuses traçant par leurs balcons de fer ouvragé ces lettres fatidiques : UNION SACREE…

Cent ans plus tard, les descendants de l’usurpateur Claudius et de l’adultère Gertrude – tous fistons de Tonton – campent à l’Elysée. L’union de la gauche englobe le Parti communiste, abrité par un dôme translucide qui éclaire l’autre trottoir. UNION SACREE. Maître-mot de l’idéologie guerrière à l’heure des premières élections européennes qui valideront Dupont ou Dupond. Contre les régimes totalitaires : UNION SACREE ! Le choix ne se fait pas entre des partis politiques mais entre des gangs, si le propre d’un parti politique est de poser la question de Lénine : Que faire ? (pour que le monde soit habitable)… Or la condition sine qua non pour habiter le monde était en ce temps-là d’appartenir à la race de ses propriétaires. Le personnage de cette pièce ne l’habitait donc pas, puisque lui répugnait aussi bien d’obéir que d’appartenir à cette race. Il vivait depuis toujours en étranger de tous ses clans, tribus, coteries, clubs ou factions dits partis politiques. Même s’il se revendiquait de l’introuvable Parti posant la question : Que faire ? Métèque autant que bicot, bougnoule, russkoff et juif, il n’avait pour terre d’asile qu’une île hantée de milliers d’yeux guettant la lumière des vagues depuis l’Atlantique jusqu’aux cimes de l’Atlas…


La voix de Shéhérazade retentit d’une rive à l’autre de l’Atlantique. Mes mains pleines de mots se tendent sur la scène vers trois continents, tandis qu’à chaque angle se dresse une ruine : Bagdad, Le Caire, Damas.

Mille et un ans de solitude. Comme je me suis endormie, je m’éveille dans les préparatifs d’une croisade pour Jérusalem. Chacun son croissant son étoile ou sa croix. Le vieux palais d’Hérode, que les rabbins feignent de prendre pour un temple, sera le centre du plateau de théâtre. J’élèverai mon incantation depuis le sommet du mur des Lamentations…

Meurtrières cavalcades à moteurs, piétinement de foules sous les balles, hordes hystériques et aveugles : partout des peuples enivrés d’identité nationale ou ethnique assassinent, pillent, mettent à feu et à sang, brûlent des corps, dépècent au couteau les chairs, éventrent des femmes enceintes, s’ils ne furent décimés par la peste et par la famine. Il n’est pas jusqu’à la Belgique, dont il n’apparut que les « Tueries du Brabant » résultaient d’une stratégie de la tension qui, depuis la première bombe à Milan en 1969, avait usé du terrorisme pour asseoir une domination sans précédent. Trafic de produits toxiques : ainsi purent se caractériser les activités de Kapitotal et de la tour Panoptic. Tel était le tableau de la Guerre de Deux Cent Cinquante Ans, qui fut une ordalie pour l’humanité. J’eus mon rôle en ces shows. Le « marketing événementiel » de ces temps barbares fit de Shéhérazade une fashion face. Ainsi le dôme translucide où siégeait le Comité central du Parti communiste français, racheté par le Qatar, accueillit-il ce qu’on nomma le Hollywoodstock du capitalisme. Qui dit compétition dit vainqueur de celle-ci. Je fus invitée comme la guest star d’une cérémonie planétaire organisée par les principales firmes propriétaires du globe, qui décerna le prix de la compétitivité mondiale au Bangladesh. Les gestionnaires du célèbre immeuble Rana Plaza, dans les faubourgs de Dacca, reçurent en récompense d’un sacrifice héroïque pour la cause des marges bénéficiaires, un lot de jeux vidéo, chewing-gum et limonade au cola. Bernard-Henri Lévy s’offrit à m’accompagner dans une performance qui consistait à gravir une montagne de gravats en béton semés de débris de vitres, de tissus multicolores et d’étiquettes en toutes langues, au sommet de laquelle fut plantée l’étoile de Goliath.


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