SPHÈRE CONVULSIVISTE
 
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15. Lauda Jérusalem
16. Du Nil au Nihil

Le Génie du Totem
 
 Jacques De Decker en Gilgamesh

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Seizième invitation à l'Axiome de la Sphère

Du Nil au Nihil

« Et je m’accuse d’avoir ri de Noé mon père nu mon père ivre »
Aimé CÉSAIRE   


Où que je sois, dans les airs ou sous la mer, je raconte les histoires qui se disent au fond des abysses entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique. Atlantide unit Atlas et Atlantique : ainsi parle ma tombe de lumière liquide, où fleurit l’Arbre de Vie des Ancêtres aux fruits défendus…

Cette vision globale de la Sphère, hors l’enclos de la Pyramide, autorise à capter d’un regard le contenu secret de tous les livres. Ainsi j’ai rencontré Gilgamesh, héros de la première épopée, qui m’a conduit vers les origines de la culture sumérienne aux sources du Nil. Il m’a fait parcourir le réseau métropolitain de l’autre monde et nous avons emprunté la ligne directe Washington-Jérusalem, qui passe par la station Colonnes d’Hercule. Dante y a fait naviguer Ulysse vers le soleil couchant, dans une aventure interdite à son époque, en direction de cette île devenue ma tombe de lumière liquide. Homère ne s’est-il pas inspiré de Gilgamesh pour le personnage de son Odyssée ? Joyce ne situe-t-il pas les premiers fantasmes de Molly Bloom à Gibraltar ? Toutes ces créatures mythiques se retrouvent au Diwan des Ancêtres, où je comparais devant un comité central attentif à mon pèlerinage…

Explorer terres et mers hors les voies ordinaires, pour découvrir des mondes imaginaires qui sont un miroir de leur univers, excite la haine des mortels. Si la Croix du Christ à Jérusalem était le Totem au temps de Dante, et les Colonnes d’Hercule un Tabou, le monde moderne a déplacé son Totem à Washington mais Jérusalem demeure le Tabou. Ce que montrent Gilgamesh et son scribe dans Axiome de la Sphère. Vous les vivants, ne puez-vous pas plus que mon cadavre, et voyez-vous ces deux axes : vertical de la montagne, horizontal de l’océan ?…

De longue date j’avais mal, dans ce linceul de béton barbelé qu’est l’uniforme des gardiens de bunkers autour du parc de Bruxelles. Tabou m’a décrit dans Berlue d’Hurluberlu – signé “un Bougnoule au royaume de Belgique”. Totem y clouait Pour une Ve Internationale du Quint-Monde sur la façade en ruine de son palais des Académies…

Leur planète où sévit la tyrannie du travail mort sur le travail vivant, ne plonge-t-elle pas les mortels affligés dans un perpétuel Qui Vive ? Combien plus avantageux serait-il d’ôter ces masques antivirus afin de voir à quel point ce globe s’engloutit sous des eaux pestilentielles, alors qu’il n’est plus d’air salubre à humer qu’en les Îles d’Hespéride. Mont sacral et masse libidinale y sont médiatisés par l’Œil imaginal, qui capte l’unité dans la trinité de ces instances anthropologiques. Je vous laisse le temps de respirer, si vous daignez m’écouter encore. Quand se déclenche l’anthropocide, une leçon d’anthroposophie venue de l’île salvifique n’est pas inutile à l’homo demens, lui signalant que les sept mers, les sept cieux, les sept immensités interstellaires entre les sept univers proclament l’Axiome de la Sphère. C’est un message de l’Atlas, que scrute l’Atlantide à travers la loupe de l’Atlantique…

 Jacques De Decker en Goethe

Laissez-moi vous dire encore quelques mots, même si je sais que mon temps est moins précieux que le vôtre. Totem j’étais Tabou je deviens. Depuis la Sphère, mon ancienne identité de Secrétaire perpétuel d’une Académie belge de Littérature s’est fondue dans l’altérité d’un autre monde, où je suis à la fois Gilgamesh et son scribe qui était mon ami. Jamais ne fut plus évident l’écroulement des postulats de la Pyramide, quand jamais à ce point ne régna l’anomie de ses prêtres et soudards. « Prison aveugle », dit Virgile de l’Enfer à Dante : sentence que nul n’ose entendre proférer par les Atlantes à propos du marché mondial. Toutes les forces militaires, policières et sécuritaires du globe se sont mobilisées pour séparer Atlas et Atlantique. La soldatesque entravant chaque jour ses tentatives de franchir la frontière entre montagne et océan, mon scribe en subit chaque jour les abois. Comment les plages ne seraient-elles pas interdites, si la mer est l’antidote à tous les virus ? L’Europe, l’Afrique et l’Amérique apparaissent aux Atlantes ainsi qu’une lueur crépusculaire. Depuis cet observatoire, nous suivons les manœuvres sous-marines engagées par l’Alliance atlantique à l’abri des regards, grâce au confinement des populations. L’armée patrouille le long des côtes empêchant tout accès à l’océan, redoutable vecteur du fléau, quand débits d’alcool et supermarchés sont d’accès libre. Les masques dans les rues se faufilent à la sauvette en ne quittant pas des yeux leurs écrans de poche, où se dictent les ordres plus impératifs que ceux d’Allah. Beaucoup d’instants ont traversé le temps par le chemin de la mémoire depuis 5.000 ans, mais je ne me souviens pas d’un tel désastre. Quelle Propaganda Staffel pour quel Reich !…

Comme le nazisme eut pour modèle d’organisation le fordisme, le IIIe Reich fut la matrice du management occidental de l’après-guerre. En 1949 – année de création de l’Alliance atlantique – une loi d’amnistie permit à d’anciens généraux SS de fonder une Académie des Cadres, où furent développées les techniques managériales contemporaines. Si les camps de concentration d’une autre époque affichaient la devise Arbeit Macht Frei, les convois de la mort auraient pu s’appeler Trains de la Liberté. Les tortionnaires de ce temps-là n’ont pas poussé si loin le mensonge organisé (c’est-à-dire le pseudocosme), que déploieraient à l’échelle planétaire Kapitotal et les miradors de la tour Panoptic…

J’ai l’impression qu’on ne m’écoute plus quand j’emploie certains mots, comme si l’on attendait que je reste l’Académicien diplomate et bien en cour, toujours discret sur le parfum de crime entourant chacun des cercles huppés dont j’étais membre. C’est ainsi que je fus intronisé par le Parrain de la Belgique au club de la Triple Chope, dont j’ai révélé l’existence à Tabou pour m’affirmer à ses yeux comme Totem. Il me reste à poursuivre ces révélations sous l’autorité de Gilgamesh, depuis que les identités se partagent autour du narghilé des Atlantes. Nos messages parviennent aux vivants sous forme de rêves, auxquels ils ont cessé de croire. Seuls subsistent ceux qu’on leur enfonce dans le crâne, démultipliés par l’industrie des images. Mon scribe reçoit celles de l’Atlantide sous forme de visions émises depuis notre fenêtre circulaire, en sorte que les scènes d’au-delà contiennent la vision qu’a cet au-delà de l’en-deçà mortel. À travers ce filtre, on nous voit scruter l’humanité. C’est un tel jeu de regards qui fit entrer Gilgamesh en scène dans Axiome de la Sphère. Il a capté maints ricanements devant ses messages, que je relaie à présent : qui croirait à ces balivernes ?…

La lune s’accroche à la montagne comme pour empêcher sa chute vers l’océan. C’est ce qui apparaît à mon scribe, depuis le promontoire où des chemins détournés l’ont mené pour accéder au rivage, en déjouant les barrages de la police et de l’armée. Peut-il se passer de plonger ? S’élancer dans les vagues, c’est entrevoir la lueur au fond de l’abîme. Il sait que les crânes de l’Atlantique ont une langue secrète pour parler à ceux de l’Atlas. Ils sont doués de la double-vue des Ancêtres. C’est donc un autre commerce triangulaire qui se joue entre ces crânes…

 Fossile du plus vieux crâne à djebel Irhoud

« Cher Tabou,

Es-tu d’accord pour que le prochain Marginales (thème : Micro Macro Macron) s’ouvre avec le texte sur les révélations du crâne de l’Atlas
que tu viens d’expédier de ton djebel ?

Totem. »

Jacques De Decker, le 30 juin 2017.


Une étoile de mer à cinq branches étincelle rouge parmi les sirènes. « Un cycle s’est ouvert chez les humains, lourd de feu et de sang », leur crie-t-elle dans ces eaux noires chargées d’ordures et de mazout. C’est l’étincelle ! Aussitôt s’embrasent les chants joyeux de danseuses et musiciennes sur une fresque sumérienne ou égyptienne de la plus haute époque. Le Diwan des Ancêtres est enchanté par ces mélodies trouvant une résonance dans le crâne berbère vieux de 300.000 ans, qui semble y entendre un écho de sa propre langue millénaire. Bien sûr, puisque cet idiome dit chamitique est apparenté au vieil égyptien comme au sumérien. Le pays du Nil n’avait-il pas pour nom Kemet ? À quoi fait signe Césaire dans Les Armes miraculeuses, en s’avouant le fils de Cham. « Îles anneaux frais aux oreilles des sirènes plongées Îles pièces tombées de la bourse aux étoiles » dit le titanesque poème où est révélée l’Atlantide. J’entends son rire mêlé à celui de Glissant. L’Oiseau de Cham n’est donc pas loin, si Patrick Chamoiseau – frère de loin de mon scribe – est sur la même crépitante longueur d’onde. La moindre bouchée de nourriture chez les mortels est imprégnée de la sueur de l’esclavage : voilà ce que dit à chaque mortel son Surmoi ; voilà pourquoi l’interminable guerre des religions pour s’emparer du Surmoi de l’humanité. Voilà pourquoi l’axe Washington-Jérusalem-Riyad, ainsi que l’évangélisme sioniste et salafiste, sont dénoncés par Gilgamesh et son scribe qui fut mon ami dans Axiome de la Sphère

Tiens ! se balançant au rythme des sirènes égyptiennes, vient de surgir un couple d’Arlequins de Picasso. N’en disent-ils pas autant que Guernica de la guerre voyant s’affronter deux espèces de bateleurs : trouvères et bonimenteurs. Les bobards de ceux-ci sont plébiscités, les chants de ceux-là méprisés par des foules qu’enivrent les séductions du bavardage industriel. Obligation de ne parler que pour ne rien dire.
La guerre idéologique a changé de nature, dès lors que le système de la Valeur s’est emparé de toute Parole. Et c’est à un sursaut de Parole qu’est appelée l’humanité pour s’émanciper de la Valeur. Son arsenal mental doit être vivifié par un retour aux sources ancestrales, donc au sacré. Sans quoi celui-ci restera l’apanage des religions chapeautées par la tour Panoptic, pour fixer le Totem et le Tabou qui conviennent à Kapitotal. Je fais de l’abstraction « Parole » un concept matérialiste principiel, seul apte à s’opposer à la Valeur, principe du capitalisme. Son crâne envahi par une armée d’occupation permanente, le mortel peut-il suspendre sa marche automatique pour admirer ces Arlequins ?

Ceux-ci jonglent avec les diamants servant de nourriture aux braseros. L’existence terrestre qu’ils connurent fut signe : Parole sans Valeur. Leurs couleurs égaient le Diwan des Ancêtres. Un éclair illumine la beauté de cette gitane amoureuse et de son compagnon, vagabonds d’un très long chemin qui fit voyager Gilgamesh à bord d’une carriole de saltimbanques dans Axiome de la Sphère. L’art a contre lui la vie dans sa mobilité, mais il bénéficie de celle offerte par la mort. Car tout art présuppose une incursion dans l’autre monde, qui fit à Picasso tirer de loin ses Arlequins. Ce dont il devise, au Diwan des Ancêtres, avec les peintres rupestres d’Altamira comme avec Siqueiros et Goya…

Nous n’avons pas besoin de vos prêches : ainsi réagit le chœur de mes auditeurs en un monde plus englouti que l’Atlantide. Roger Somville approuve, recevant le narghilé de Lorjou. Tout artiste, conviennent-ils, est devant le défi de créer une Liberté guidant le peuple, en sachant que la toile de Delacroix fut remisée dans les entrailles du Louvre. Quelle image inventer, sinon découvrir ? Jérôme Bosch intervient, dont le Jardin des Délices accueille l’intrigue d’Axiome de la Sphère.

 La Liberté guidant le peuple avec El Tres del Mayo de Goya

Il prend par la main les deux Arlequins, leur communique son idée, et la femme devient La Liberté guidant le peuple tandis que son ami, les bras en croix, mime l’extase du rebelle sous les balles au centre du Tre de Mayo de Goya. Les figures héroïques des deux toiles s’accouplent. Ce n’est pas sans culpabilité que, ci-devant Totem de la littérature belge arrosé d’éloges funèbres, j’emprunte les voix de Gilgamesh et de son scribe le Tabou, pour dire ce que j’observe depuis l’au-delà…

Toute l’expérience humaine, affirment les peintres ici présents autour du braséro, se détermine par une tension contradictoire et la recherche de médiations toujours fluctuantes entre Parole et Valeur. L’une est la maison de l’Être et l’autre celle de l’Avoir. La Parole relie ciel et terre (Picasso se lève et trace en l’air un trait vertical) de manière infinie ; la Valeur (ligne horizontale) régit tout ce qui se mesure à la surface de la terre. Si les mortels en avaient conscience, ils organiseraient la vie sociale autour de ces deux axes en mettant la Valeur au service de la Parole et en leur attribuant les idéaux suprêmes de justice et de vérité. Dans l’Egypte antique, ces deux notions régissaient l’ordre cosmique, laisse entendre une voix. Celle de Ptahhotep, le premier philosophe de tous les temps, qui partage un narghilé avec Héraclite et Parménide, grand éclaireur de la Sphère. Le sage égyptien conceptualisa la Maât, fusion de justice et de vérité téléguidant toute conscience éveillée…

Chaque mortel peut accéder aux messages de l’espace-temps global s’exprimant au Diwan des Ancêtres, grâce aux millions de capteurs-émetteurs que sont les crânes de la traite négrière. Mais les crânes des mortels sont infestés de virus qui handicapent leurs facultés mentales. En sorte que Parole et Valeur, cette structure essentielle de toutes les représentations humaines, fonctionne sans être présente à l’esprit des mortels. Et que les propriétaires de la Valeur s’approprient d’abord la Parole des prolétaires. Ils peuvent octroyer à leur axe horizontal une fallacieuse verticalité transcendante qui tend vers l’infini, sans que la masse de ses victimes et dupes ne lui oppose une Parole adéquate, le Logos étant réduit en servitude. C’est du moins l’opinion d’Héraclite. Nous voyons, reprend Ptahhotep, les troupeaux du capital variable surnuméraire secoués de spasmes collectifs et vociférant mille slogans sur tous les continents, mais ils ne peuvent aligner quelques mots qui menaceraient le pouvoir symbolique. Se concertant, les trois sages autour du braséro nomment logalgie le plus grand mal affectant les contemporains, sachant qu’il est interdit de divulguer cet élémentaire diagnostic d’une pathologie combinant le Mal-Être et le Mal-Avoir…

 Porter la main à son front

Porter la main à son front, dans l’Egypte ancienne, signifiait « très bien ». Ce que font Ptahhotep et ses compagnons, qui me demandent pourquoi s’est perdu ce plus vieux signe connu d’homo sapiens. Le crâne de l’Atlas explose alors d’un rire qui se répercute à tous ceux de l’Atlantique, secouant d’hilarité le Diwan des Ancêtres en Atlantide. Mais ne suis-je pas l’objet de cette moquerie collective ? Il semble que je sois devenu la risée des Atlantes, en ayant moi-même porté la main à mon front dans un geste machinal évoquant le salut militaire. Est-ce une forme d’initiation pour tout nouveau venu dans l’autre monde ? Voici que je me sens mis en accusation par une assemblée de regards convergeant vers mon front glabre. Leurs ondes laissent entendre que je me suis condamné voici trois ans, quand j’écrivis qu’il n’y avait pas de littérature-monde. J’avoue que ces mots du Totem étaient dirigés contre Tabou. Ce fut à l’origine de tensions contradictoires avec le scribe de Gilgamesh et bien d’autres, dont mon amie de longue date Françoise Wuilmart, qui s’exacerbèrent jusqu’à la crise cardiaque…

Déjà le palpitant du Totem s’était arrêté de battre voici vingt-cinq ans, déjà Tabou se trouvait impliqué. Le jury du prix Rossel, en 1994, se ligua contre son roman Mamiwata – sirène du fleuve Congo – dédié à la mémoire de Lumumba. Crime aux yeux du Parrain de la Belgique !

Donc, châtiment des conjurés qui me sommèrent de faire profil bas, sous peine d’abandonner toute prétention académicienne. L’éditeur lui-même ne craignit pas de s’en vanter, puisque l’un de ses fonds de tiroirs allait obtenir le prix cette année-là. Son directeur littéraire avait organisé la petite combine, lui qui dans sa prose traitait Lumumba de « sinistre guignol ». La nuit avant le vote m’a vu tomber dans le coma, j’ai repris vie à l’hôpital. « Je ne devais pas voir cela » dit ensuite au Tabou le Totem, qui ne pouvait être complice de pareille scélératesse. Telles sont les mœurs de la Pyramide, qu’on y doit bafouer la Sphère. Les mortels accordent un statut de réel à des reflets, qui évincent toute réflexion sur les ombres agitées au fond de la caverne de leurs crânes. Il n’est plus que de tels jeux d’ombres sur les parois de leurs écrans. Cet univers désacralisé de l’immanence, qui est celui de la Valeur une fois niée la transcendance de la Parole, implique un nihilisme n’allant pas sans idéologie de la terreur et du chaos. Ce qu’écrit Tabou depuis quarante ans. appelez-vous l’arrivée d’un cow-boy de cinéma à la Maison Blanche, en même temps que celle de Tonton à l’Elysée : La Société du Spectacle deviendrait le bréviaire des dirigeants du globe. Je parle dans le silence d’une cathédrale aquatique. Pas le moindre youyou de sirène. Rougeoient les braséros, fument les narghilés. Mais n’est-ce pas un expert de la pipe à eau qui s’empare de la Parole ?…

« Au temps de la colonisation britannique en Egypte, l’Intelligence Service fomentait des attentats terroristes qu’on n’avait aucune peine à faire exécuter par les islamistes, après quoi les Pachas poussaient le peuple au massacre pour l’écraser ensuite et l’écorcher à leur aise. Le même scénario de nos jours a lieu sous les auspices de la CIA. » Ces quelques mots résument un siècle de politique au Moyen-Orient. Le scribe égyptien Naguib Mahfouz vient de les prononcer, que celui de Gilgamesh tient pour le plus important romancier du XXe siècle. Son œuvre entière, où plane un Surmoi totémique sur les personnages, paraît à chaque page inspirée depuis les origines par l’Ancêtre Cham.
« À quelles fins les humains s’agglomèrent et désormais se confinent ? Misr – mot désignant l’Egypte en langue arabe – est la racine d’un étymon signifiant agglomération. Quelles relations lointaines entre le principe d’agglomération des villes-monde où se concentre la Valeur et s’anéantit la Parole, faisant disparaître chaque année la surface d’une France en forêts du globe, et leur confinement dû à tel virus ? » J’avoue n’avoir guère d’informations, mais Naguib Mahfouz poursuit.

 Naguib Mahfouz

« Vérité, Justice, Dignité. Ces mots correspondent au Devoir, à ce qui devrait guider le Pouvoir et à l’ultime finalité du Savoir. La ruse du Pouvoir contemporain fut d’attiser des révoltes contre le Devoir, dont il s’empara tout en achetant le Savoir. De sorte que le Pouvoir dicte aux mortels ce que sont pour eux les seuls Devoir et Savoir admis. » Le Diwan des Ancêtres approuve d’autant plus les dires du scribe, que son pays né des sources du Nil vit apparaître la première ville-monde.
Ainsi le globe est-il catastrophé par un fléau que tout concourait à faire advenir. De quelle civilisation parlent-ils encore ? Innumérable serait l’inventaire des exterminations tribales sur tous les continents depuis la fin de l’Union soviétique. Postes-frontières crachant le feu, fusils mitrailleurs pointés vers les races criminelles, rafles à la couleur de peau, pureté du sang reniflée par des chiens policiers, pogroms de masse pour mauvaise identité : l’ordinaire du monde après le bris d’un mur à Berlin. Gilgamesh n’a-t-il pas franchi mille clôtures barbelées de Babel à Bruxelles, parmi les migrants d’Irak, pour vivre le voyage narré par son scribe qui était mon ami dans Axiome de la Sphère ?…

Ma vision de la Sphère vient de la Pyramide, sourit Mahfouz dans une bouffée de fumée dont je capte les mots. Nous n’en sommes plus au dieu-soleil Ra. La course nihiliste vers l’abîme est une guerre contre la lumière menée par le shadow banking. Chaque mortel a le marché mondial en poche, dans un shopping center portatif lui tenant lieu de bibliothèque d’Alexandrie. Cet univers de simulacres façonné par les écrans remplace les livres. L’Empire de Kapitotal a pour empereur la Valeur, dont l’Église gardienne de toute Parole est la tour Panoptic…

Dans cette immense caverne liquide illuminée par tous les tableaux du monde, j’entends un poème universel chanté par des voix singulières. Totem fut cet agent double qui trinquait au club de la Triple Chope avec le Parrain de la Belgique, et qui signalait à Tabou combien ce brasseur d’affaires ayant fait son magot sur les mines du Congo, gardait ses secrets sur les assassinats de Dag Hammarskjöld et de Lumumba. Que serait une littérature qui n’enquêterait pas sur le Tout-Monde ? L’Empire n’est-il pas une mystique d’immolation sacrificielle à l’idole dévoreuse de chair et assoiffée de sang qui régit le marché mondial ?
Je fais donc amende honorable, regrettant la bévue du Totem à l’égard du Tabou. Celui-ci n’en a-t-il d’ailleurs pas commis d’autres envers celui-là ? Le jour venu de sa comparution devant notre assemblée des moins académiques, je fixerai sur lui le plus accusateur des regards.

Mais d’autres yeux me ciblent à l’instant. Ceux d’une gente dame des temps jadis, aux très plaisants atours, ceinte et vêtue de rouge sang. Comme n’est pas achevé mon examen de passage dans l’autre monde, peut-être est-elle envoyée pour m’en faire dire plus à propos des rites sanglants qui exigent toujours davantage de victimes expiatoires…

« Je n’entends discourir que des hommes, auraient-ils oublié les mots prononcés par l’un d’eux : Donne che avete intelletto d’amore ? » Cette noble apparition me prend la main, tenant dans l’autre un livre ouvert. Sa pensée me pénètre l’esprit par les yeux. Jamais la Parole sans Valeur ne fut plus exaltée qu’en elle. Semence, fleur et fruit. Je chancelle, aspirant à l’au-delà toujours imbibé de souillures, comme un boxeur dans les cordes. Ai-je lu la Divina Commedia ? Béatrice me tend son grimoire et désigne les pages ouvrant le Banquet de Dante : « J’entends commenter mes chansons de manière allégorique, après en avoir exposé littéralement l’histoire : de sorte que l’un et l’autre de mes propos donneront de la saveur à ce dîner. Je prie chacun, si le banquet n’est pas aussi splendide qu’il convient à l’invitation, de ne pas en imputer les défauts à ma volonté mais à mes capacités ; car mon désir vise à une parfaite et affectueuse libéralité. » Ces lignes n’ont-elles pas été écrites pour tous les temps ?…

Le dernier mot de cette invitation pique ma curiosité : « libéralité ». Ce festin de l’esprit, cuisiné par Dante voici sept siècles, et offert en langue vulgaire à ceux que leur naissance n’aurait pas rendus familiers des belles lettres, mine l’idéologie féodale ne postulant d’autre critère à la noblesse que celui du lignage aristocratique, et introduit la notion de libéralisme, dont je suis bien placé pour connaître les avatars. Car peut-on incarner l’idéal de l’honnête bourgeois libéral et humaniste à l’heure de la tour Panoptic ? Peut-on concilier Kapitotal et la revue Marginales ? Sans parler de feu mon frère, sénateur et ministre libéral dont le destin fatal se lit aux pages des faits divers, cette contradiction a eu ma peau. Puissent les mortels en tirer une leçon de dialectique !…

Les Arlequins de Picasso font une pantomime imitant le couple Badinter tel qu’Axiome de la Sphère le met en scène dans une carriole de saltimbanques, et je ne suis plus moi-même qu’un romanichel dans son voyage de retour au pays natal de l’humanité : les sources du Nil.
C’est avec une fraternelle indulgence que les aèdes Homère, Virgile et Dante m’accordent l’accolade. Par quelque malice, les personnages du Diwan ayant suivi la scène se disposent en une pyramide évoquant le Radeau de la Méduse, l’aède Edouard Glissant en figure culminante : « La Parole relie tous les paysages et tous les temps du monde »…

 Le Radeau de la Méduse

Si tous les spasmes convulsifs secouant le globe étaient résumés dans un livre, il ne pourrait avoir de meilleur titre qu’Axiome de la Sphère.

Jacques De Decker en Gilgamesh – mai 2020

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 La bise à Mahzouf