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Destino estelar de la Palabra


« Qu’est l’homme, sinon une âme tenant vertical un cadavre. »
Malcolm Lowry, Uppon the Volcano   


Toute Parole rend un culte à la Trinité, mon propos tentera de le montrer. La psychanalyse utilise un opérateur à trois termes (Es, Ich, Über-Ich) pour explorer les modalités de la formation du sujet. Ces figures peuvent s’interpréter comme celles d’un récit. Mon hypothèse est que, comme les figures de toute autre forme de récit, ces trois termes de la psychanalyse ont un lien avec la trinité grammaticale fondamentale : Je – Tu – Il 1 
Avant d’aller plus loin, je voudrais poser la question :
Qu’a-t-il fallu pour que je vous parle en cet instant ?

Le chemin que je vous invite à suivre conduit aux lointaines origines de l’activité littéraire. Quelle plus haute mission l’écriture assume-t-elle que de plonger à la source même des conditions de naissance du sujet de la langue ? Un texte, s’il a pour objet cette naissance, ouvre sur une co-naissance. Mais aussi sur une re-naissance. À connaître et renaître convie la littérature, si elle n’est pas oublieuse de ses origines orales…
Je reviens à la question : Qu’a-t-il fallu pour que je vous parle ?...
Des bibliothèques entières nous documentent, sous formes théologiques, anthropologiques et mythologiques, sur les mystères entourant la Parole. Mais je voudrais vous convier à vivre l’expérience du temps d’avant le premier mot. N’existent, pour les grands singes de l’Est africain, voici X millions d’années (je ne me soucie pas ici de datation précise), que nature physique, ici-bas fini, pure immanence d’une existence biologique et organique. Un long apprentissage des outils, grâce à l’activité des mains libérées de leur seule fonction locomotrice, a favorisé les connexions neuronales du cerveau qui permettront de faire jaillir le feu.

J’imagine le premier mot signifiant un message, en relation avec ce feu primordial (et peut-être l’absorption d’une substance fermentée, ou la fumigation de plantes psychotropes), surgi de la conscience de la mort. Quand la chaîne d’évolution des espèces animales s’était caractérisée par une absence de médiation entre l’état de vie et l’état de mort, sans autre conséquence pour les congénères d’une bête cessant de vivre que leur propre continuation biologique, survient l’événement le plus important de tous ceux qui se succédèrent depuis cinq milliards d’années sur cette planète : le mort demeure en vie dans l’esprit d’un proche, qui vocalise par un son inouï cette fulgurance ayant traversé son cerveau…
Au mot répondent d’autres mots. Par un enchaînement d’idées s’étalant sur plusieurs siècles ou millénaires, quelque chose de stellaire embrase le psychisme terrien d’
anqrwpos, qui perpétue le souvenir du mort dans la vie collective, en imaginant quelque survivance du défunt dans l’au-delà. Je tiens la Parole pour consubstantielle à un tel processus, fondateur de l’espèce humaine en tant que constituée d’êtres entre vie et mort...
Dès lors que le disparu continue de vivre dans la mémoire ainsi que dans une autre existence inaccessible aux sens, la mort s’empare d’une place au cœur du monde vivant. Rituels funéraires, sépultures, chants, danses autour du feu rythment une condition nouvelle dans la chaîne biologique, où la conscience du temps permet une figuration mentale des ancêtres… Selon mon hypothèse, une telle évolution ne se dissocie pas de l’angoisse provoquée par cette conscience de la mort, qu’aggrave chaque fin de jour et plongée dans les ténèbres auxquelles nul n’est certain que succédera le retour de la lumière. Les cérémonies importantes soudant la communauté des humains se déroulent donc en ces heures de vertige crépusculaire, où la lumière est appelée à renaître par des êtres entre jour et nuit
Ces libations enivrées laissent découvrir que, pendant l’état de veille, se déploient dans l’univers psychique des images comparables à celles qui le traversent durant le sommeil. Images verbalisées sous forme de fables oniriques racontées à la veillée par des êtres entre réel et fiction
Ces trois aspects se mêlent en une trinité qui définit l’humanité. Si mon hypothèse est valide,
anqrwpos est un être caractérisé par sa faculté de médiation entre vie et mort, jour et nuit, réel et fiction.

La conscience de la mort est centrale dans la définition de cette espèce qui, au départ d’une technique transcendant l’organique, ouvre la matière à l’esprit, la nature à la culture, le monde physique à une métaphysique, le biologique à une symbolique, le fini à l’infini, l’ici-bas à l’au-delà… Cette généalogie de la Parole, au long de centaines de milliers d’années (le plus vieux crâne d’homo sapiens, découvert dans l’Atlas, est daté de 300.000 ans), a pour cadre l’Afrique, d’où essaimera toute civilisation.  2 
Je vous prie de bien vouloir considérer cette brève esquisse comme une parenthèse répondant à la question : Qu’a-t-il fallu pour que je parle ?...
D’où vient la prévalence du trinitaire dans les formations symboliques essentielles du psychisme humain, sinon du fait que l’être doué de Parole se caractérise par la triple faculté d’être entre vie et mort, entre jour et nuit, entre réel et fiction ? Pareille caractéristique trinitaire, c’est mon hypothèse, correspond à la triade grammaticale élémentaire Je – Tu – Il, ainsi qu’à notre triple détermination éthique, politique, esthétique…
Ce rapport à la mort introduit une loi suprême. Réduire autrui à l’état de cadavre n’équivaut pas à éteindre le souffle d’un animal. S’inaugure un tabou sur le meurtre, fondateur d’une éthique. Les palabres à la veillée réfléchissant le sens des journées créent l’ébauche du politique. L’appel aux esprits pour éloigner le mal esquisse des fulgurances esthétiques…
Il ne me semblera pas abusif de faire correspondre ces triangles aux trois fonctions des sociétés indo-européennes examinées par Georges Dumézil (sacerdotale, guerrière et productive), ou aux trois vertus théologales du mythe chrétien (foi, espérance, charité), ou encore aux trois questions posées par Kant à l’aube de la modernité :
Que faire ? Que devons-nous croire ? Que nous est-il permis d’espérer ?  3 

Toutes ces tripartitions ont pour origine commune le fait que la Parole naît d’une conscience de la mort, institutrice de l’ordre symbolique. Pour que deux êtres se sachent vivants ici, il faut qu’un troisième soit là, mort. Le mode trinitaire est inséparable d’un consentement à la mort, comme le Je et le Tu présents appellent un Il absent…
Mais il existe un refus de la mort, lié à la promotion de l’idée binaire, et se présentant comme alternative aux formations trinitaires. Qu’est-ce que ce mode en passe de conquérir une domination absolue sur la trinité ? De nos jours, cette rupture avec la tradition prenant forme d’une tentative d’échapper à la fatalité de la mort, semble s’être emparée des leviers de commande et avoir pris le gouvernail du monde. Que réserve ce mode à l’humanité ? Qu’implique-t-il comme changements radicaux par rapport à l’ordre trinitaire ? Je me permets d’associer cette évacuation de la mort à la modernité et au rapport binaire instauré par celle-ci : division sociale entre capital et travail (c’est-à-dire entre travail mort et travail vivant) ; domination de la valeur d’échange sur la valeur d’usage…

Or, c’est précisément de la présence et de l’absence de la mort dans la vie que traitait Lacan le 13 octobre 1972, lors de mon irruption dans cet auditorium de Louvain. Si, selon toutes les apparences, l’individu B qui se permet d’interrompre l’orateur A devant un public C se présente sous la forme d’un contradicteur de celui qui tient le micro, il se pourrait que dans une région plus profonde, qui tient à l’essence même de la Parole, A et B soient d’accord contre C. Grâce à l’œil d’une caméra D (qui, par sa fonction de témoin, devient un personnage de cette scène), la séquence, analysée de nos jours par le philosophe Rodrigo González (E), permet de progresser dans l’élucidation d’un système binaire qui se caractérise par une inversion monstrueuse où ce qui est mort se présente comme étant la vie, et où le vivant est traité comme objet mort…  4 

Le moment paraît donc venu d’aborder ces questions sous un autre angle. Car l’humanité se définit aussi par un trait spécifique la différenciant de toutes les espèces animales : elle se raconte des histoires…
On a cru pouvoir – à tort – identifier des sociétés sans Histoire, mais nul n’a jamais prétendu recenser des communautés humaines sans histoires, tant celles-ci semblent en constituer le noyau où s’élabore leur identité. C’est par des histoires que sont reliés les individus à la psyché collective. Que les récits colportés soient vrais ou faux n’est pas primordial. Même s’il s’agit de simulacres, l’important est que ces fables – ou mythes – produisent un effet de vérité par la présence fictive d’êtres réellement absents. Ce que Louis Aragon avait appelé « le Mentir-Vrai »…
Une hypothèse anthropologique établie est que la mort est symbolisée par cette absence narrée comme présente, ou que toute représentation se fonde sur une absence qui d’une manière ou d’une autre signifie la mort. (En atteste le roman de Patrick Chamoiseau : La matière de l’absence.) Or, quel est le trait principal des récits contemporains de consommation massive, sinon l’absence de cette absence dans l’abondance de présences inessentielles, en même temps que de scènes où la mort est exhibée sous forme de shows, dans la plus complète absence de sens ? Il s’agit selon moi de symptômes d’une occultation de la véritable absence, ou de la vraie mort. Ce dont parlait Lacan à Louvain en octobre 1972.

Celui-ci, dans son Séminaire, affirmait quelques années plus tôt : « Le Je est toujours là au titre de présence soutenant l’ensemble du discours (…) c’est à l’intérieur de cette énonciation que le Tu apparaît »…
Consciemment ou non, l’auteur d’un roman (quelle que soit la distance prise avec un narrateur s’exprimant à la 1ère personne) intègre à celle-ci un Tu qui lui parle comme un autre, dédoublement interne au sujet de la narration dont dépend la validité de toute œuvre littéraire…
C’est sur un tel canevas d’affrontement, non dénué d’une charge ironique entre de multiples extériorisations de ce double intime, que j’ai construit tous mes romans. Mais à ces deux instances du Je et du Tu internes au sujet, même si le Tu s’extériorise en figures qui le dédoublent, s’ajoute un Il qui est sa forme la plus étrangère – pour ainsi dire détriplée –, de telle sorte qu’une telle structure correspond aux trois instances du Ich (Moi), du Es (le Ça) et du Überich (Surmoi) de la psychanalyse.

Mon travail s’est donc élaboré, depuis près d’un demi-siècle, comme une construction autour d’une trinité psychique interne de forme Je–Tu–Il…
Accomplir la Trinité : telle serait la mission de l’écriture…
Dans ses Problèmes de linguistique générale, Benvéniste s’appuie sur une définition des grammairiens arabes qui court tout au long de son analyse : « Pour eux, la première personne est al-mutakalimu (“celui qui parle”) ; la deuxième est al-mukhatabu (“celui à qui on s’adresse”) mais la troisième est al gha’ibu (“celui qui est absent”) »…
Je contient un Tu qui appelle son Il. Pour être Un, il faut être Deux et Trois. Si Je et Tu sont présents dans l’échange de Parole, Il est la figure de l’absence. Laquelle est nécessaire à la présence pour qu’il y ait Parole. Autrement dit, la mort est dans la vie pour que toute Parole soit possible. Ou encore : il y a Parole à condition qu’il y ait absence dans la présence, ou mort dans la vie…
Au microcosme trinitaire du sujet correspond le macrocosme trinitaire des relations sociales. Si le propre de tout être doué de Parole est de se tenir compagnie (car aucun Je n’est seul), il existe en tant que Je parce qu’il contient en lui trois personnes, mais aussi parce qu’il interlocute socialement avec autrui, sous le regard d’un Autre…
Je considère donc la Parole comme trinitaire en son essence, propriété trine inscrite dans la condition même de l’être parlant. Mais cette Parole est trinitaire, en outre, pour se déployer selon trois modalités du Logos qui sont elles-mêmes unaire, binaire et trinitaire…
Il faudrait ici tracer trois axes dont l’un (vertical) figurerait le discours théologique ; le deuxième (horizontal) le discours anthropologique ; et le troisième (diagonal) le discours mythologique.

J’avoue la difficulté, presque insurmontable, de soumettre à l’analyse un ensemble d’intuitions qui devraient s’envisager de manière synthétique. Il faut solliciter beaucoup d’indulgence de qui voudrait m’accompagner sur ce chemin plein de surprises au cœur de notre psychisme…
Unaire est la structure du discours sans médiation s’adressant à la chaîne des morts, à l’absence figurée sous forme des divinités de l’autre monde. Unaires sont le langage de la foi, l’appel à une transcendance exprimée dans l’élan religieux. Unaires le sacré, l’absolu, l’intemporel et l’infini. Unaire l’incommensurable mystique faisant surgir, au nom d’un idéal de vérité, la révélation prophétique : unaire ce qui relève du théologique…
Binaire est la structure du discours médiat s’adressant aux vivants d’ici-bas. Binaires sont le langage de la raison, l’appel de l’immanence propre au besoin de science. Binaires le profane, le relatif, le temporel et le fini. Binaire le mesurable en son exigence d’épistémè faisant surgir, au nom d’un idéal ultime de justice, la réflexion philosophique. La dialectique de Socrate et la logique formelle d’Aristote, fondées sur le principe du tiers exclu, canonisèrent cette modalité binaire du discours anthropologique.  5 
Trinaire est la structure du discours médiateur adressant aux vivants la voix des morts. Trinaires sont le langage de l’imagination, l’appel aux mythes s’exprimant dans les créations artistiques. Trinaire ce qui relie le profane au sacré, le relatif à l’absolu, l’intemporel au temporel et à l’infini le fini. Trinaire l’herméneutique associant l’incommensurable au mesurable afin de laisser percevoir, au nom d’un idéal de beauté, l’intuition poétique : trinaire est ce qui relève du mythologique…
Unaire, l’illumination ; binaire, la conviction ; trinaire, l’inspiration.

 Borromean Rings Trinity


Cet entre vie et mort, entre jour et nuit, entre réel et fiction faisant selon moi de l’éthique, du politique et de l’esthétique des catégories inhérentes à la Parole, dans un jeu permanent de Je-Tu-Il constitutif du psychisme humain, ne se laisse pas décrire sans quelque artificialité…
Mais la menace est telle, en cette ère convulsive où font rage des guerres entre fois et raisons, sciences et religions, transcendances et immanences, illuminations et convictions – privées des médiations de l’imagination, de l’art, des mythes et de l’inspiration – que je crois utile de poursuivre cette investigation fondée sur le constat d’une bataille catastrophique entre logiques unaire et binaire (quand bien même le religieux prétend se réclamer d’arguments scientifiques, et les technosciences revendiquer les prestiges de la religion), dans une débâcle de la Parole trinitaire.

Le Logos englobe le théologique, l’anthropologique et le mythologique. J’articulerai ces trois axes en attribuant une verticalité à ce que je désigne comme la Parole, une horizontalité à la Valeur et une diagonalité à la Représentation, comme axe assumant toutes les médiations…
Si j’envisage comme unaire l’axe vertical et trinitaire le diagonal en ce schéma (sans méconnaître que la Parole est représentation, comme celle-ci relève aussi de la Parole), je crois venu le moment d’aborder l’axe de la Valeur en ses caractéristiques essentiellement binaires…
C’est en Anatolie que furent frappées les premières monnaies, vers 680 avant notre ère. À la même époque, Thalès de Milet est considéré comme le premier spéculateur (au double sens économique et philosophique). Il inaugure une pensée réflexive usant de concepts et faisant appel à une logique déductive, en rupture avec les savoirs et pratiques millénaires de l’Egypte et de la Mésopotamie, de l’Inde et de la Chine…
Ce qui se déploie en même temps, avec le mouvement de la production marchande et les mathématiques, est l’exercice d’une logique binaire aux résultats univoques excluant la contradiction, comme discipline de différenciation quantitative définie par le calcul et les nombres…
Ce mode binaire de la Valeur, fondé sur la récupération de l’unaire et du trinaire (c’est-à-dire sur leur élimination compensée par des simulacres) caractérise la vision du monde qui s’est assuré une suprématie planétaire. Cette logique binaire quantifiant l’univers par les chiffres, grâce à des unités de mesure auxquelles toute réalité doit être réduite, fonctionne sur le principe du tiers exclu. Des couples d’oppositions s’imposent, à partir de la division principielle entre travail manuel et intellectuel, en une série de dichotomies privées d’autre médiation que les instruments de mesure. Ainsi des marchandises – hommes et objets – n’ayant d’autre Valeur que celle établie selon le langage universel de la monnaie…
Mais n’avons-nous pas vu que l’humanité naît précisément de la fusion, qui s’est opérée chez les grands singes, entre connexions nerveuses de la main et du cerveau ? N’avons-nous pas envisagé que cette fusion était à l’origine de la Parole ? Qu’advient-il de l’entre vie et mort, entre jour et nuit, entre réel et fiction, quand prime une logique binaire de la Valeur ?

Mon hypothèse est que ces trois modes (unaire, binaire, trinaire), ainsi que les formes grammaticales Je-Tu-Il sont consubstantiels au psychisme humain. La triade qu’ils constituent surdétermine, à un niveau supérieur, le caractère trinitaire de la Parole.
Je mobiliserai donc ici les aspects unaire, binaire et ternaire de mon propre psychisme, pour affirmer leur essence trinitaire. À cette condition, je m’autorise à croire, penser et imaginer qu’une résistance est possible contre la catastrophe en cours, laquelle s’apparente à un psychocide
Que se passe-t-il dans les cerveaux quand l’axe horizontal de la Valeur, caractérisée par un mode binaire (celui des mesures quantitatives et des algorithmes algébriques), impose une logique exclusive aux axes de la Parole et de la Représentation ? Quand n’est réel que ce qui se calcule ? Qu’advient-il quand ce processus abstrait de rationalisation marchande qu’est le capitalisme, réduit toute réalité à une série de dichotomies telles que tête/mains, sujet/objet, culture/nature, théorie/pratique, abstrait/ concret, gains/pertes, achat/vente, valeur d’échange/valeur d’usage ?...
La pensée dualiste, chez les Grecs, était déjà fondée sur une schize entre monde immuable et incorruptible de l’esprit dictant ses lois, sans tierce instance, au monde changeant de la matière. Ces instruments précieux que sont logique formelle et rationalité philosophique, à quelle démence conduisent-ils si, comme le prétendait Pythagore, la science du Nombre permet d’accéder au royaume de l’immortalité ?...
Le transhumanisme de la Silicon Valley, fondé sur la dualité vie/mort, concentre tous les fonds disponibles et toutes les recherches scientifiques dans le projet de vaincre la finitude propre au monde physique. En même temps, doit être réduite à néant l’infinitude relevant de la métaphysique. Ce qui prétend représenter le devenir anthropologique s’est emparé du théologique et du mythologique. Les vieux démons de la transcendance religieuse inspirent tout logos technoscientifique, lequel prospère aussi d’un immense besoin de nouvelles fantasmagories.  6 

Cet entre vie et mort, entre jour et nuit, entre réel et fiction définissant à mes yeux l’humanité, ne fut jamais autant menacé que par une logique impériale et coloniale ayant conquis ce dernier continent : le cerveau…
C’est la trinité psychique définissant l’être doué de Parole que supprime le régime binaire de la Valeur. Ce massacre est autant celui de la raison que de la foi et de l’imagination. Tout dispositif symbolique fait naufrage dans une commune perdition des facultés de croire possible un autre destin pour l’espèce humaine, de le penser, de le rêver…
Lorsque la part encore trinitaire du monde sera entièrement binarisée, le temps viendra d’un gigantesque autodafé digne de celui qu’accomplit un autre Empire colonial, en incendiant la bibliothèque d’Alexandrie.

Au lendemain du 11 septembre 2001, j’ai rédigé un texte (Feu sur la bibliothèque d’Alexandrie ?), qui traçait la frontière entre deux attitudes : la ‘gestion de l’existant’ s’y opposait à une ‘mise en question de l’être’. Sans doute n’étais-je pas encore débarrassé d’une vision duelle qui était la mienne trois décennies plus tôt, le 13 octobre 1972 à Louvain…
L’individu B qui intervint ce soir-là face à l’orateur A (Jacques Lacan), se trouvait investi d’une mission dénonciatrice du public C, ressenti par lui comme constitué des futurs cadres d’une société cybernétique en pleine gestation. Dès le début des années 70 pouvait en effet se pressentir l’avènement d’un monde où Je et Tu se regarderaient en miroir comme le Même, dans une commune défiance du Il, c’est-à-dire de l’Autre…
Et la meilleure place d’observation d’un tel phénomène était la nébuleuse groupusculaire attirée comme une limaille par l’aimant d’une idéologie qui en appelait à la libération des vies quotidiennes aliénées, grâce aux « constructions de situations ».

J’expérimentais alors chaque jour un tel projet réclamant l’élimination du Surmoi (collectif et individuel), dans la libre expression des pulsions…
S’il est possible d’affirmer une vérité relative à cette vie sans amarres, c’est qu’elle fut une plongée volontaire vers les bas-fonds de la société. Descente aux enfers s’identifiant à une quête paradisiaque qui s’avèrerait un long purgatoire. Comment accepter l’enfermement dans cette unique alternative pour l’aventure d’une vie : soit faire des études, acquérir un diplôme et accéder aux rangs des élus ; soit, sombrer parmi les damnés ? L’issue dialectique – la véritable alternative – bousculant ce schéma jugé simpliste postulait l’imminence d’une révolution universelle. Pour risible qu’apparaisse aujourd’hui cette démarche, elle s’attaquait à l’idéologie binaire qui structurait la vie intellectuelle occidentale : le structuralisme. D’autre part, et en même temps, c’est de l’année 1972 que date la mise sur le marché de la calculette, premier objet de consommation massive d’une déferlante informatique sortant de la catégorie secret défense
Il n’était donc pas outrancier de voir, en ces étudiants, les apprentis techniciens recueillant chacun une parcelle du savoir nécessaire pour accéder à la corporation de la classe dominante où il ferait carrière. Quelque chose avait disparu aux yeux des contemporains, mais quoi ? Quelque chose était dans le logos qu’on ne voyait plus, tant elle était recouverte par une autre entité : la Trinité se trouvait séquestrée par une binarité, dont j’aurais à découvrir qu’elle se délivrerait grâce au muthos.

La parole du mythe était efficace et performative : elle faisait agir dans la vie les exploits des héros morts. Les aèdes racontaient des fables tenues pour vraies. Narrer des récits n’ayant pas nécessairement eu lieu n’était nullement contradictoire avec l’expression de la vérité, puisque celle-ci était immanente au fait même de conter, l’aède plongeant son auditoire dans une dimension extérieure à l’espace et au temps. Ce que, dans mon propre cycle aédique, j’ai nommé la cinquième dimension du rêve et de la mémoire. Et ce qu’Aragon baptisa « le Mentir-Vrai »…
La langue mytho-poétique en est une qui procède à la fois du théologique (en ce qu’elle suppose une croyance en ce qui est narré, même et surtout s’il s’agit d’exploits impossibles, comme le fait de parler après sa mort), et de l’anthropologique (en ce qu’elle postule une rationalité du lecteur, même et surtout si le récit transgresse les lois de la logique formelle)…
Il s’agit toujours d’un dire entre vie et mort, jour et nuit, réel et fiction.

Si la révélation prophétique parle au monde et la réflexion philosophique parle du monde, l’intuition poétique parle le monde
En elle s’exprime le daimôn – principe reliant l’âme, la cité, le cosmos. Je me permets d’associer le triple ordre psychique, politique et cosmique aux trois instances constitutives du psychisme humain que sont l’éthique, le politique et l’esthétique. Si je dois de pouvoir formuler une telle articulation au génie de Socrate, il est vrai que la réflexion philosophique se sépare en un cruel hiatus de l’intuition poétique, reléguée hors les murs de la cité platonicienne et aristotélicienne. On a coutume d’opposer la mouvance du muthos à la permanence du logos comme le sujet singulier de la fable au sujet universel de la philosophie. Ce clivage n’est pas dépourvu de toute pertinence, même si ma démarche le met en question. Mon travail littéraire consiste, en effet, à fonder l’unité des différentes formes de la Parole sur le caractère trinitaire du psychisme. Je crois rejoindre ici les préoccupations de Lacan, dans sa tripartition des nœuds borroméens, qui ont leur source dans une très vieille tradition.  7 

 Jacques Lacan


« C’est de l’enfer des pauvres qu’est fait le paradis des riches. »
La phrase de Victor Hugo traduit au mieux l’antagonisme consubstantiel au capitalisme. On voit se confirmer chaque jour, par mille catastrophes, l’absence d’instance médiatrice accompagnant une destruction des plus vieilles sagesses humaines. Les civilisations dites primitives n’incarnent-elles pas toujours une vision du monde globale ? Offrir ses prières et parler aux esprits, ne fut-il pas toujours haute mission de la littérature ?...
Il me paraît indispensable d’établir une relation entre le binarisme actuel et la mutilation sans cesse aggravée de l’essence trinitaire du psychisme humain. Se rencontre alors un énorme paradoxe : la société fondée sur une domination de ce travail mort qu’est le capital, grâce à la supériorité technique de ses armes de guerre, ne se caractérise-t-elle pas aussi par une occultation de la présence de l’absence – ou de la mort ?...
Mon hypothèse est qu’une telle élimination correspond à l’évacuation du Il dans la triade grammaticale, comme du Surmoi dans le triple opérateur de la psychanalyse. Le discours binaire (celui qui supprime le Il, c’est-à-dire l’instance absente, ou la mort), est consubstantiel au néocapitalisme, qui postule des relations duelles – concurrentielles et rivalitaires – sans la médiation d’un Tiers. Or le capitalisme fut historiquement porté par la classe bourgeoise venue au pouvoir comme Tiers-Etat, face au duopole de l’Eglise et de la Féodalité. Cette classe était trop bien instruite sur les dangers de la médiation, pour se laisser elle-même déposséder de son pouvoir par une dialectique historique supérieure.

Un système dont le seul but est l’accroissement de la plus-value, soumet à l’impératif catégorique de la Valeur toute Parole et Représentation…
Quoi de plus frappant, dans un club réunissant les sommités politiques du monde occidental comme le G7, que la vulgarité de ces acteurs mis en scène par la tour Panoptic aux ordres de Kapitotal ? Le sommet de la pyramide, oublieux de ses propres fondements culturels, se caractérise par une transgression des normes civilisantes. La fonction de leader, de winner, d’élu sur l’axe horizontal binaire colonise les zones unaire et ternaire du psychisme, naguère vouées à la foi et à l’imagination…
Kapitotal et la tour Panoptic ont donné naissance à une race dominante ayant supplanté toutes les vieilles autorités qui tiraient légitimité d’une longue initiation, dans l’objectif suprême de performances immédiates…
Le prototype du gamin psychopathe hissé au top en quelques coups de bluff, est illustré par le héros d’American Psycho, roman qui dès l’année 1990 citait plus de quarante fois le nom de Donald Trump…

Ici, l’ancien Je de la formule biblique ‘Je suis celui qui suis’ devient celui, totalitaire, d’un pouvoir économique, politique et médiatique où ne subsiste plus de la triade grammaticale Je–Tu–Il que Je tue
Cette subjectivité radicale de la pure présence exclut le Il de l’absence et de la mort. Le Moi psychanalytique s’identifie au Ça, par élimination du Surmoi. Les nouveaux maîtres parlent aux peuples un langage Je-Tu (le Vous de la masse étant vu comme un tout homogène), tandis que toute hypothèse de Il – d’altérité – se trouve criminalisée sous la forme de l’immigré, du migrant, de l’Etranger, pathologiquement décrit comme une menace pour l’identité et la sécurité d’une communauté fantasmée.  8 
Mais comment ne pas voir partout proliférer les signes d’une déchirure psychique, à l’intérieur des êtres, entre deux identités aveugles l’une à l’autre ? Comment ignorer l’écartèlement pathologique entre impératifs contradictoires, tels que l’exigence de morale et la réussite sociale dans un monde où règne la loi du profit maximal ? Quel est cet obscur intrus rongeant le Moi de l’intérieur, forclos plus encore que refoulé, qui fut exclu de son propre gouvernail ? Voici l’occasion d’affirmer que toutes ces questions, je les posais en quelque sorte à Lacan en octobre 1972.

C’est au philosophe musulman d’origine ouzbek Avicenne (Ibn Sina) que l’on doit l’idée d’un monde imaginal (‘alem al khayal), médiatisant les dimensions de l’intelligible et du sensible tenus séparés par la pensée grecque. Ce clivage ne sera jamais résolu par la philosophie occidentale, même si les dialectiques hégélienne puis marxiste furent une tentative héroïque de réintroduire la trinité dans un binarisme où nous sommes plus que jamais enfermés. Le nietzschéisme à la sauce Heidegger est devenu l’idéologie dominante, qui dans sa prétention de réfuter la trinité chrétienne (ou la métaphysique) aussi bien que l’aufhebung dialectique, ressasse la vieille complainte circulaire de l’éternel retour en imposant comme dichotomie nouvelle celle du Surhomme en surplomb de la foule. Selon cette vulgate Nietzsche rompt, subvertit, accomplit le projet hérité des Grecs. Traduit en langage d’aujourd’hui : il performe
Mais quelle socialité, quelle trinité possibles, si l’on pose en postulat que « Dieu », cette figure de l’absence, « est mort » ? Cette élimination du Il (signifiant ayant pour signifié la mort), indissociable de celle du Surmoi, relie à mes yeux les verbiages contestataires à prétention révolutionnaire qui explosèrent en Mai 68, à l’idéologie libertaire du néocapitalisme, en un primat des pulsions qui pare le néomarché d’une aura situationniste.

Nietzsche, prophète avisé du capitalisme dionysiaque, a vu juste contre Marx, le Christ et Socrate : occire le Surmoi garantit l’ivresse hypnotique nécessaire pour sacrifier aux idoles du marché. L’axe horizontal voué à la mesure du périssable s’approprie l’axe vertical de l’infinitude : pas plus de limites pour les fortunes d’aujourd’hui que pour les divinités d’hier. Quant à l’axe diagonal de l’ancien héroïsme, il n’en subsiste qu’un résidu clownesque revendiqué par la figure nouvelle du pouvoir... Le Surhomme assume la mission du Surmoi (les chefs du businessisme ne haranguent-ils pas les foules comme des zarathoustras ?). Tous, bien sûr, par delà le bien et le mal, raillant ce qui est humain, trop humain
De sorte que la notion même d’humanisme est enterrée sous les quolibets de la Silicon Valley, dont le cri de guerre mort à la mort est formel : en lui exulte la pure présence du Je–Tu interconnecté par la technologie, ne laissant aucune place à l’absence et à ses inquiétantes ombres tutélaires...
Le Phallus éliminé – selon la vision de Lacan – demeurent comme objets symboliques le Sein et la Merde : binarisme éclairant la substitution du sociétal au social dans les enclos de la tour Panoptic et de Kapitotal…  10 
Privatisation, libéralisation, dérégulation – tyrannie de la Valeur – ont pour corollaire une régression anthropologique déchaînant les passions identitaires, communautaires et sécuritaires contre le spectre du Il. Mais un taux d’accumulation du travail mort tel qu’il tue le travail vivant ; de la valeur d’échange tel qu’il annule (par inutilité) voire nie (par nocivité) toute valeur d’usage, ne relève-t-il pas d’une logique anthropocidaire ?...
L’extension illimitée de la puissance du désir et du plaisir promise par le marché (ce que Lacan nomme plus-que-jouir), conduit à une dévoration insatiable de l’Autre. L’exhibition de meurtres sanglants dans le registre du divertissement ne signifie pas présence de l’absence dans une société gouvernée par la mort, où des stimulants de plus en plus puissants sont nécessaires pour avoir l’impression d’être vivant. Si l’ancien axe vertical référait à une essence humaine (qui n’en rit aujourd’hui ?), quand l’axe horizontal privilégiait les sens, nous baignons dans un sensationnisme de chaque instant. Car la déperdition d’humanité elle-même est désormais le moteur de l’économie, par l’urgence dont chaque fétiche se réclame pour y remédier. Nul ne sait plus où est la vie où est la mort, où le jour et la nuit, où le réel et la fiction, tant prospèrent les commerces de la mort dans la vie et de la vie dans la mort, de la nuit dans le jour et du jour dans la nuit, de la fiction dans le réel et du réel dans la fiction. L’intégrité de l’être vole en éclats dans l’ordre 0/1 d’une grande fête hyperconnectée.

Si j’ai prononcé tout à l’heure le mot « Dieu » (chose à laquelle je n’ai jamais cru, tant me rebutèrent les hypocrisies rituelles du catholicisme depuis mon enfance au Congo belge), on aura compris qu’il s’inscrit ici comme symbole dans l’axe vertical de la foi, constitutive du psychisme humain dès sa naissance et le cri primal. Cri, selon moi, déjà stellaire…
Aussi le processus d’émancipation propre à l’ère moderne commit-il à mes yeux la pire des erreurs (principale tare du matérialisme historique), en excluant de son champ de vision anthropologique le théologique et le mythologique. Dès sa Critique de la philosophie du droit de Hegel (1843), Marx prétend régler la question par un supposé renversement de l’idéalisme, dont nous constatons qu’il contribua à empêcher une saisie trinitaire des dimensions verticale-horizontale-diagonale d’
anqrwpos

Au lieu de quoi triomphe le comportement primaire d’homo sapiens, qui est celui d’une brutalité prédatrice dépourvue d’éthique parce qu’elle tue autrui comme s’il s’agissait d’une chose ; dépourvue de politique parce qu’elle fait fi du dialogue ; dépourvue d’esthétique parce qu’elle a perdu tout lien avec l’esprit. Ce comportement signifiant non plus médiation mais confusion entre vie et mort, jour et nuit, réel et fiction, tend à devenir la loi du monde comme la norme du technopithèque…
Dieu (et toutes ses appellations plus ou moins contrôlées, qui incluent fées et nymphes dans la tradition chrétienne, les dibbouks dans Yahvé et les jnoun dans Allah), c’est ainsi le Surmoi. Cette instance transcendante illuminée par une foi qui a la vérité pour idéal ; cette chaîne de croyances héritée des ancêtres, en lesquels on pressent qu’une très haute éthique érigea l’axe vertical des premières âmes ; cette lumière originelle guidant un processus d’hominisation jamais achevé entre bestialité et divinité, ne se confondent guère à la figure du Tout-Puissant des trois monothéismes. Je vois plutôt dans sa résurgence fanatique un symptôme pathologique de sa perte. Une loi d’immanence absolue régit toute la destruction créatrice en cours, qui favorise les phraséologies démagogiques faisant recours au spectre de la transcendance et canalise les frustrations vers des fureurs guerrières, elles-mêmes indispensables au cycle sans fin de la Valeur…  11 
Cette instance constitutive du psychisme qu’est la foi fait l’objet de mille stratégies de conquête, par les bombardements idéologiques appropriés. Le colloque Je–Tu–Il est ainsi suspendu, et si Je–Tu assassine Il, ce n’est pas des mains du technopithèque, mais via une chaîne décisionnelle que l’on se plaît à baptiser Etat de droit, démocratie libérale, marché ouvert. L’intuition de ces questions s’exprima face à Lacan en octobre 1972.

Ce soir-là, si le Je d’un orateur (A) parlait au Tu collectif d’un auditoire (C), qui se fantasmait à Tu et à Toi avec le Moi du maître de la Parole, de quoi celui-ci les entretenait-il sinon du Il de l’absence, ou de la mort ?...
On croyait être dans la présence pure d’une communion symbolisée par l’autel et le calice du prêtre, quand surgit l’intrus (B) n’ayant rien à faire en ce lieu. Pour que l’eucharistie fût valide, ne fallait-il pas une Trinité ? Trinité : principal bien commun de l’humanité ! Si la foi est unaire, la raison binaire et l’imagination trinaire, leur psychosynthèse est trinitaire. Or, la littérature est le domaine où la logique binaire n’a jamais supplanté les thèmes unaire et trinitaire. C’est la grande leçon fournie depuis Dante et sa Divine Comédie, où s’invente la dimension tierce du Purgatoire : médiation entre élus et damnés, que le capitalisme abolit sous nos yeux. Tel est le résumé de mon message, dans la dimension de la Sphère.

« Au milieu du chemin de la vie / Je me retrouvai par une forêt obscure / Car la voie droite était perdue » : ces trois vers ouvrent notre modernité. Tout art, toute littérature leur sont redevables depuis 7 siècles, et j’y vois l’ébranlement des certitudes sur lesquelles se fondait la foi médiévale (axe vertical) non moins que des arrogances de la raison (axe horizontal). Il n’est pas jusqu’au rôle médiateur que Dante offre à son guide Virgile, entre Homère et lui-même, qui ne célèbre une initiation trinitaire…
C’est l’axe diagonal du mythe imaginal qu’illustre ce poème identifiant son héros à une médiation entre vie et mort, jour et nuit, réel et fiction.

J’attire votre attention sur le fait que l’intrus (B) qui interrompt l’orateur (A) face au public (C) voici près d’un demi-siècle, ne peut se prévaloir d’aucune légitimité pour la raison même qu’il est dans une forêt obscure où toute voie droite est perdue, contrairement aux étudiants présents…
Si parmi eux se trouvait quelque linguiste, il observerait qu’au cours de l’échange verbal, A et B ont parlé l’un de l’autre à la troisième personne. B dit d’A (s’adressant on ne sait trop à qui, sinon à une présence absente, qui s’incarnera beaucoup plus tard en le philosophe chilien Rodrigo González) : « Ce Monsieur… ». Et A, après le départ de B (qui se sentant agrippé par une groupie ne voulait pas finir la soirée au commissariat), se lancera dans un commentaire des plus inspirés sur le sens de l’acte posé par l’absent, dont subsiste une présence en quelque sorte spectrale, ayant recours à une interprétation mythologique : la Jérusalem céleste…
Ce double ‘Il’ fut donc une présentification de l’absence – ou de la mort.

Le mot le plus important que j’aie prononcé ce soir-là fut Organisation. Si la biologie nous enseigne que le vivant ne pourrait exister sous forme binaire, toute cellule étant agencée selon la tripartition de l’endoderme, du mésoderme et de l’ectoderme par quoi se développe le cerveau, mon hypothèse est que l’ordre symbolique propre à l’espèce humaine – donc la Parole – obéit à une telle tripartition, qui devrait régir toute socialité…
Quelle pathologie provoque tant de convulsions communautaires, quel mal indicible fait-il hurler les peuples, sinon des défauts d’organicité ? Lesquels expliquent une triple catastrophe éthique, politique, esthétique. À l’encontre de toutes les duplicités, quoi de mieux qu’une triplicité ?

Car la prise de pouvoir de l’axe horizontal binaire à l’échelle mondiale, que signifie-t-elle d’autre que la domination d’une toute-puissance à la fois divine (axe vertical) et mythique (axe diagonal) : l’argent ?...
Celui-ci n’a pu s’emparer du principal attribut de Dieu (l’infini) qu’en niant le christianisme, criminelle entorse à la Loi de l’Ancien Testament. Ce meurtre du Fils comploté par le Père pour qu’advienne l’Esprit (selon la vision de Hegel), représente la plus radicale subversion du judaïsme par lui-même, en tant qu’il postule une telle colère du Père causée par le sort fait à l’Esprit, qu’elle a pour seule expression possible un remake de la mise à mort d’Isaac par Abraham, accomplie cette fois. La substitution du mouton ne se fera plus que de manière allégorique, lorsque le Christ assume l’image de l’Agnus Dei. Le premier théoricien du christianisme, un Berbère d’origine carthaginoise nommé Augustin, pensera le rapport entre foi et raison (« intellige ut credas, crede ut intelligas ») sans y voir l’axe médiateur : l’imagination. Thomas d’Aquin aggravera ce dualisme en conceptualisant la scission entre essence et existence, qui imprègne l’ensemble du champ philosophique occidental d’Aristote à Heidegger…
L’existentialisme fomenté par ce dernier fut l’ultime idée de l’Occident. Repris par Sartre, qui idéologisa « l’homme en situation », ce gadget fut la matrice théorique de Guy Debord lorsqu’il conçut le situationnisme, que toute mon œuvre littéraire vise à éclairer comme une mystification. Dès lors que ni le christianisme, ni le communisme (malgré de géniales créations), n’ont pu opposer de symbolisations imaginales à la hauteur du défi représenté par « l’homme est un loup pour l’homme », l’humanité se retrouve en position de bétail n’ayant, comme le voyait Marx reprenant une image de Thomas More, que sa peau à vendre pour se faire tanner sur le libre marché. Quelle autre question que celle de l’organisation ?

La Sphère est un arbre d’étoiles où pend le fruit d’une Parole sans Valeur. Aucun marché ne peut la contenir, mais si « le devenir-monde de la marchandise est aussi le devenir-marchandise du monde » (Debord), le monde regorge aujourd’hui de paroles et de représentations au service exclusif de ce procès de valorisation sans fin qu’est le capitalisme…
Celui-ci, dans sa dernière phase ascensionnelle ayant culminé avec le fordisme et le keynésianisme, où la culture jouait un rôle médiateur entre l’économie et la politique, subit un puissant mouvement de contestation à la fin des années 60. C’est alors qu’au libéralisme classique, limitant les pouvoirs de l’Etat, succéda l’idéologie néolibérale fondant la légitimité de l’Etat dans le marché, et étendant la rationalité de celui-ci à toutes les formes d’existence sociale. Par quel paradoxe le noyau conceptuel d’une telle mutation fit-il son aliment de la théorie situationniste ?

La pensée marxiste se trouvait sclérosée. Sans doute eût-elle gagné un nouveau souffle si elle avait puisé aux critiques de l’aliénation et de la réification formulées par Georg Lukacs, Adorno, Bloch, Benjamin…
Le champ était donc libre pour investir ce terrain déserté par la gauche, en surenchérissant dans les analyses dénonçant le consumérisme et les superstructures, sans mettre en question le rapport de production. De sorte qu’un programme à prétention révolutionnaire absolue, occultant l’antagonisme des classes en son enjeu crucial de la plus-value, niant les différences entre l’Est et l’Ouest, attaquant partis de la classe ouvrière et syndicats comme principaux ennemis du prolétariat, désignant l’Etat comme une puissance à abattre et non à investir par les voies électorales afin de le transformer, dans une équivalence proclamée de la gauche et de la droite, fut le plus précieux des adjuvants pour les Chicago Boys.

Selon le point de vue situationniste, quelle différence entre Allende et Pinochet ? Kissinger en rit encore, comme Rothschild et Goldman Sachs. Libéralisations, privatisations, dérégulations seraient menées contre tout ce qui, dans l’Etat, constituait un levier de progrès social…
C’est à la destruction de l’axe vertical unaire, de l’axe horizontal binaire et de l’axe diagonal ternaire, en leur articulation trinitaire, qu’en appelait cette idéologie radicale condamnant les principes mêmes de l’éthique, du politique et de l’esthétique au nom d’une élimination du Surmoi. Le mot d’ordre soixante-huitard « jouir sans entraves » deviendrait celui d’un marché du désir ludique et festif en pleine expansion planétaire.

Il me fut donc nécessaire de croiser le fer, lorsque je baignais dans une idéologie situationniste binaire prônant la destruction de toute médiation politique ou esthétique, avec le concepteur du Nom du Père, pour vérifier que le Père signifiant la Loi était bien mort (c’est-à-dire l’absence du Il), puis remplacé par son ersatz biblique grâce aux Nouveaux Philosophes, avant de me lancer dans l’aventure d’un vaste récit mythique incluant le Je–Tu–Il aux dimensions de la Sphère…

Dès mon premier roman (Pleine lune sur l’existence du jeune bougre), paru en 1990, le récit converge vers une figure de pouvoir monstrueuse n’étant autre qu’un simulacre de Nom-du-Père sous la forme caricaturale d’un Herr Doktor Bubble Gum – à quoi ressemblerait Donald Trump…
Tout au long de cette œuvre littéraire au long cours conclue par Ajiaco, les multiples instances de la présence Je s’identifieront au signifiant de l’absence Il (ou l’Autre), dans une obstinée réitération du Je est un autre. Et, depuis 30 ans, l’actualité ne cessera de confirmer cette intuition d’une régression psychique et sociale généralisée vers le mode exclusif Je–Tu, dans une sexualisation tendancielle du rapport entre pouvoir et peuple, à défaut du Il signifiant l’absence, où je vois la victoire du situationnisme. Que font d’autre les dirigeants actuels que des créations de situations.

La question principale posée par ce travail (question restant en suspens de celui-ci, tel un nuage contenant la quintessence du voyage à travers sept romans), question centrale dans Mamiwata, qui se réitère depuis Pleine lune jusqu’à Ajiaco, découle du constat fantasmatique fait par le narrateur qu’il aurait, tétant le sein de sa boyesse africaine Rosalie, bu le lait d’ancêtres inconnus. C’est d’un tel hiatus dans l’ordre générationnel que tout part. C’est ce qui m’a fait comparaître voici près d’un demi-siècle devant Lacan, comme aujourd’hui devant vous…  12 
C’est aussi ce qui m’a fait témoigner de cette interminable CRISIS qu’est toute vie sociale en l’ère convulsive, comme si celle-ci était déterminée par les signifiants Colonialisme, Racisme, Impérialisme, Sionisme, Individuïsme, Sensationnisme (ou Situationnisme).
Cette crise de la Parole, de la Valeur et de la Représentation ne peut trouver d’issue qu’à condition d’une mise en question radicale du mode binaire propre à la structure pyramidale où les esprits sont aujourd’hui séquestrés. Mais l’humanité, depuis son premier feu, détient un trésor qui l’autorise à un destin stellaire : l’Œil imaginal ouvrant sur la Sphère.


Anatole Atlas, décembre 2019.

NOTES À L’ADRESSE DE RAOUL VANEIGEM


Ces notes sont d’abord pour toi, Frère de l’Esprit depuis si longtemps. T’ayant envoyé ce texte avant même sa relecture, je m’avise du fait que certains passages peuvent t’égratigner. Crois bien, cher Raoul, que le principal outil de mon écriture fut toujours un fouet contre moi-même.


 1. Je n’ai aucun rapport personnel avec la psychanalyse, et j'en appelle plutôt à une psychosynthèse dont témoignent les arts et les littératures.


 2. C’est en Ethiopie que subsistent les plus anciens vestiges de pierres levées. J’y vois les premiers symboles d’une reliance entre ciel et terre, mais aussi du Phallus symbolique et donc du Surmoi de l’humanité.


 3. J’avoue ignorer s’il faut croire vraies ces pages, les penser justes, les imaginer belles : ma seule certitude est qu’elles sont nécessaires.


 4. Il faut envisager aussi A’ (Lacan tel qu’il est reçu), B’ (qui je suis devenu), C’ (les anciens étudiants parvenus à des postes officiels dans les milieux culturels), D’ (les écrans contemporains), E’ (Rodrigo González depuis nos échanges de messages après réception de son livre).


 5. La façon dont sont bafouées de nos jours les lois de la logique et de la dialectique, oblige à honorer les génies de Socrate et d’Aristote.


 6. Illimitation de prédation, production, consommation, pollution.


 7. Il s’agit d’une illustration de la trinité datant du XIVe siècle.


 8. Chaque référence au Surmoi s’envisage de manière symbolique.


 9. Pardon Raoul, mais cette question me travaille depuis 10 lustres.
(Je ne réduis pas le sublime poème de ton œuvre à la phraséologie situ.)


 10. Le Phallus ne s’envisage pas dans un sens biologique. Je tiens la jeune militante suédoise Greta Thunberg pour sa plus noble illustration, raison pour laquelle elle est insultée par toute la nouvelle extrême-droite masquée, dont l’idéologue nietzschéiste Michel Onfray.


 11. L’idéologie du chaos libertaire, hostile au Phallus et au Surmoi, fait bon ménage avec leur ersatz qu’est le Dieu judéo-chrétien.


 12. Cette galerie d’ancêtres nègres dont je me fais l’héritier symbolique remonte aux origines africaines de l’humanité. Selon ma conception, là où surgit la première Parole prend naissance le Surmoi (Phallus) collectif d’anqrwpos , ouvert sur la Sphère dans les communautés primitives. La stratification en classes imposera un ordre pyramidal toujours en vigueur.
Plus tard, la conquête guerrière de Canaan par des tribus nomades leur fera inventer une divinité suprême qui prendra la place du Surmoi, lequel sera maudit dans la Bible sous le nom de Cham.

 Rosalie

Destin stellaire de la Parole  est également disponible en espagnol au format PDF (télécharger 21 pages = 245 Ko)
Destino estelar de la Palabra  est une traduction de Rodrigo González.

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