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Las Tres Casas de Pablo Neruda (III)

Bal céleste à Valparaiso


« ... sur une place de Valparaiso, un soir de chaleur et de tristesse,
j'ai lu assis sur un banc ton
Espagne au cœur ...  »
Julio Cortázar, préface à l'édition française de Residencia en la Tierra (1972)


Le ciel de Valparaiso s'affairait à son crépuscule, faisant jouer toutes les couleurs du monde aérien pour être digne des explosions criardes et sensuelles dont le prolétariat de la ville a vêtu ses habitations. Tableau vertical épousant les collines que cette ville où la montagne plonge dans l'océan. Cette abstraction picturale recouvre un sens du concret dont nul ne parle mieux que le penseur Emilio Guzmán. Pour l'heure je ne le connais pas encore, ni n'ai revu le philosophe Rodrigo González – l'un et l'autre organisateurs du colloque* prévu ce soir à l'université – mais je gravis la côte au pourcentage de col alpin menant à la maison locale de Pablo Neruda...

Déambuler seul, parfois sans un rond, toujours très peu fortuné, dans une ville inconnue : cette expérience poétique absolue, je l'ai vécue sur tous les continents excepté l'Océanie (nom fabuleux qui devrait plutôt servir à désigner l'Atlantide). Ici vous dépassez à pied des bus poussifs qui ne montent pas jusqu'en haut de la côte. Au sommet du bien nommé quartier Bellavista, dont la vue plonge vers le port et ses lions de mer, le soleil est une chair pantelante que reflètent les hautes voiles rouges de la Sebastiana, demeure en forme de navire de l'aède chilien. Je m'attendais à retrouver le spectre de don Pablo, mais un poète peut-il aimer la routine ? D'autres urgences devaient le requérir dans l'autre monde, et je m'adresse à un passant (pourquoi la formule Alguien que anda por ahi te vient-elle en tête ?) pour le prier de bien vouloir prendre une photo sur son téléphone portable...

Un grand oiseau blanc fit des ronds dans le ciel au-dessus des mats de la Sebastiana. Quel signe y lire ? Ces lettres que je trace afin d'éterniser l'instant de la photographie spectrale prise par l'inconnu, ne passeront pas de l'état de larves à celui de lucioles sans la métamorphose opérée par l'œil d'un lecteur éventuel. Encore faudrait-il que celui-ci n'ait pas été réduit à l'état de cloporte, et qu'il envisage possible que certaines Fleurs du Mal aient fait condamner leur auteur moins pour de supposés poèmes licencieux qu'en raison de cette impardonnable insulte à la bourgeoisie représentée par l'Albatros, toujours le même, dont les ailes déployées tournoient autour du navire aérien de l'aède Neruda, pour ouvrir j'ignore encore quel bal dans le ciel de Valparaiso.

 Devant la maison de Pablo Neruda à Valparaiso

Depuis ces hauteurs, tandis que l'inconnu satisfaisait ton vœu puéril, se découvrit le paysage tempétueux d'une cité partageant avec Lisbonne et San Francisco la légende prestigieuse de rues portuaires aux façades colorées dévalant vers la mer, mais dans quel état de ruines ! L'espace nécrosé voisine avec de pimpantes architectures promises à une rapide calcination. Cette urbanistique agitation révèle une accélération dans la rotation du capital, illustrant jusqu'à la caricature le phénomène de la destruction créatrice. En contrebas, les trottoirs sont un marché à ciel ouvert où se déversent caves et greniers, garde-robes et tiroirs de toutes les armoires des masures. Une brocanterie géante où tout peut se trouver de ce qui fut fabriqué depuis les origines de la marchandise. Naguère exerçaient de telles activités les races maudites, confinées au ras du sol. À présent la malédiction frappe tous les habitants sous un vent balayant les déchets, des foules entières étant vouées à gratter le bitume avec leurs ongles dans l'espoir d'y voir pousser quelques sous. Chaque aspect du Chili manifeste son statut de prototype, depuis que les Chicago Boys bombardèrent l'université de Santiago puis son palais présidentiel pour y asseoir Pinochet, relayé de nos jours par Piñera...

Aucun pays du globe n'échappe à cette logique du bain de sang. L'État d'exception permanent est partout. Cette explosion des contradictions inhérentes à un rapport social s'accompagne d'une répression de leur expression par l'industrie des représentations. Jamais n'avait été autant validé le diagnostic de Marx : extrême accumulation de richesses à un pôle, de misères à l'autre pôle. À ceci près que la scission flagrante entre gangrène du corps social et cancer de la tête (entre zones où la valeur se valorise à l'infini et zones infiniment dévalorisées) ne peut se réfléchir dans le miroir sans tain des propagandes publicitaires. Celles-ci en appelant à l'union sacrée face aux croquemitaines sanguinaires, déguisés sous défroques religieuses par d'occultes officines policières. C'est en véhiculant tes trois ombres – boréale, australe et équatoriale – dans cette ville exemplaire d'un tel séisme planétaire, que te parvient sans surprise l'écho d'une euphorie des bourses mondiales...

J'aurais beaucoup aimé que don Pablo réapparût aux abords de son nid d'albatros, mais rien. C'est en espérant à chaque détour voir surgir la silhouette bonhomme du poète à casquette que j'ai arpenté ces rues en pente. Oh, surtout percevoir sa voix ! Peut-être est-ce courtoisie de sa part, pour t'offrir l'occasion d'une autre rencontre ? En attendant, rien d'autre à faire que mettre un pied sur le pont de son navire. Aussitôt j'entame une glissade vers ce qui en constitue la raison d'être : une billetterie affichant mêmes prix scandaleux que les autres musées-boutiques à la gloire du héros de Santiago et de l'Isla Negra. N'a-t-il pas clairement exigé dans ses Mémoires qu'après sa mort ses demeures devinssent lieux d'accueil pour le repos des prolétaires ? Ma vitesse en glissant croissait dangereusement, tandis qu'épouvanté j'approchais des échoppes où s'étalaient images pieuses, médaillons, scapulaires, verroteries : toute une bimbeloterie religieuse à l'effigie du saint. L'articulation entre foi, raison et imagination dans le psychisme humain n'est-elle pas le thème de ton Destin stellaire de la Parole ? Cette idée me traverse alors que tu freines en vain pour arrêter cette course fatale, ne parvenant qu'à déraper, la chute inévitable survenant au milieu des reliques dont l'envol eût mérité d'être immortalisé par le photographe inconnu. J'atterris face à un bocal que tes facultés sont incapables de relier aux autres fétiches de ce culte marchand. Sur un rebord de pierre dominant l'horizon, comme repasse en riant l'oiseau blanc, tu te sens observé par le récipient de verre contenant un poisson translucide...

Axolotl ", fait une voix qui ne provient pas du bocal. Ce mot rappelle quelqu'un que tu n'as jamais rencontré, t'ayant marqué jadis par un texte où il s'identifiait à cette bestiole mexicaine aperçue au Jardin des Plantes à Paris. Tu te retournes : personne. Pure présence de l'absence. Encore un thème fondamental du Destin stellaire de la Parole...

Ce qui suit, tu l'enregistreras les yeux fermés, sachant de qui est la voix.
Pardonne mon effronterie si j'ajoute ces mots à l'image que j'ai prise de toi. Cette année marquait le centenaire de la revue Littérature, qui publia les premiers textes surréalistes, et le cinquantenaire du dernier numéro de la revue Internationale Situationniste. Nul n'en a parlé, pas plus que du rôle crucial dans l'histoire mondiale joué en 1969 par Pablo Neruda, quand il débloqua la situation confuse où se trouvait la gauche au Chili en offrant sa candidature de communiste pour la prochaine élection présidentielle. Cet électrochoc permit à l'Unité populaire de se rassembler autour d'Allende. Quel rapport avec le situationnisme, héritier présomptif du surréalisme ? Depuis quarante ans, tu dénonçais en cette idéologie d'une révolution mondiale universelle et immédiate à destination de la jeunesse bourgeoise, sommant le prolétariat d'attaquer avant tout partis et syndicats de la classe ouvrière, le fer de lance théorique d'une contre-révolution anticommuniste qui frapperait le Chili de manière singulière. Cette supercherie condamnait aussi l'art et la littérature, ces foyers centraux où s'alimente l'esprit de toute révolution. Le stratagème était simple, tu l'as décrit dans tes publications : se prétendre les guides éclairés du combat politique en lui assignant de fumeux critères esthétiques (les introuvables constructions de situations) ; revendiquer le dépassement de l'art au moyen de critères politiques. Nœud parfaitement indémêlable. Selon toi, Mai 68 fut un match entre de Gaulle et Debord, dont dépendrait la loi Rothschild ayant offert le vrai pouvoir aux banques en 1973 : l'année même du golpe chilien. Ces deux coups sont concomitants. Rien n'arrêtera le règne des transgressions libertaires dans les sphères financières, en une suite ininterrompue de constructions de situations tenant lieu de politique. Rien n'interrompra le règne universel du show au mépris d'authentiques spectacles. Interdiction d'éclairer l'intime relation entre Paris et Santiago, par ce que tu as nommé dès 1985 une structure contre-révolutionnaire Mai 68–Mai 81. Il fallait que Mitterrand parût l'équivalent d'Allende, pour masquer son appartenance réelle au camp de Pinochet. Du strict point de vue situationniste, un criminel chef de gang aux ordres de Kissinger et le représentant de l'Unité populaire ami de Neruda ne relèvent-ils pas du même ordre spectaculaire ? C'est ce nœud-là qui depuis lors a produit une inversion de tous les signes. J'en suis tombé malade et j'en suis mort en 1984. Peu avant, pendant que se préparait la parution française de mes Autonautas de la Cosmopista, j'ai rencontré quelquefois ta sœur Anne Armagnac, secrétaire de la revue Digraphe. Elle t'en a parlé. Tu sais déjà que les vivants ont le pouvoir de capter la voix des morts. Tel est le thème central de ton Destin stellaire de la Parole. Auprès de Rodrigo González et d'Emilio Guzmán, je te prie d'insister ce soir sur ce fait que le pouvoir est le lieu où se dictent les usages autorisés de la Parole au service de la Valeur. Impossible d'envisager ces axes l'un sans l'autre. Le système de la Valeur dépend d'un emploi fallacieux de la Parole. Et le travail de l'artiste ou de l'écrivain consiste à dire l'indicible : ce qu'il est interdit de dire. Ainsi l'officielle idéologie du pouvoir contemporain contient-elle sa face clandestine, l'une et l'autre frappant du même discrédit l'aède Pablo Neruda quand il clame : « J'appartiens à la majorité primordiale, je suis une des feuilles du grand arbre humain ». Paroles de stalinien dira-t-on ! Quoi d'étonnant si Debord, dans sa Correspondance publiée, t'a traité du même adjectif, ajoutant que tu étais à ses yeux un " fou dangereux "...

Mais au royaume des ombres nous rions beaucoup de ta première œuvre, cette affiche d'un mètre de hauteur en lettres et illustrations de sang sur fond or, truffée de citations de Marx répondant à des affirmations marxistes, où tu fustigeais la Valeur quelque temps après le coup d'État de Pinochet.

 Affiche Sphère convulsiviste 1973

Voilures et mâts de la Sebastiana sont une antenne attirant les esprits, de manière à capter la voix des ancêtres s'exprimant par le truchement de certains morts, avec lesquels une relation s'est nouée de leur vivant. Quelle que fût la Confession de Guy Debord publiée 40 ans après cette affiche, et son antagonisme inconciliable avec le Confieso que he vivido de Pablo Neruda, j'éprouve la plus vive admiration critique pour les films du même Debord. Ils sont de belles invocations chamaniques. Sa Société du Spectacle se laisse mieux voir que lire, et ta rencontre avec Aragon fut provoquée par In girum imus nocte et consumimur igni...

J'en suis à remercier Julio Cortázar pour la photo spectrale et pour son discours surnaturel au sommet du cerro, quand redescendu vers le centre urbain j'entends à nouveau retentir sa voix, comme propagée par des haut-parleurs sur la place Victoria :

« Nous vivons un temps furieux, parmi les coups d'aile nucléaires et les génocides orchestrés à partir d'ordinateurs et de pentagones ; plus que jamais le poète est nu à l'aube de chaque jour, mais être nu le rend plus libre, ou il n'est qu'un bouffon lamentable qui s'entête à porter l'habit d'un humanisme mis en lambeaux par des rizières en flammes et des champs de cannes à sucre contre la nuit du dollar. »

Je reconnais ces phrases adressées à Pablo Neruda dans la préface à l'édition française de Residencia en la Tierra, publiée à Paris en 1972. L'année même de la rencontre entre deux types dans un auditoire de Louvain, qui inspirerait un livre au Chili près d'un demi-siècle plus tard. Peu m'importe quel sortilège a donné puissance publique à ces mots. Comment penser qu'une telle véhémence d'écriture fut éradiquée de la littérature en cette ère d'holocaustes low cost, sinon comme une triste confirmation de ce que vient de me confier à voix basse Cortázar ?...

« Nous vivons un temps où la prostitution du mot devient une arme terrible, où le poème doit être plus qu'un poème, pierre dans l'édifice d'une future humanité désaliénée, dans l'atelier multitudinaire où se forge une autre image de l'homme sur la planète. »

Quel éditeur oserait-il publier ces phrases à l'heure où elles résonnent avec une pertinence décuplée ? Quel journal y ferait-il écho ?...

 Julio Cortázar

De toute sa puissance magnétique, Valparaiso m'immobilisait en cette fin d'après-midi sur un banc de la place Victoria. Dans une somnolence oublieuse du colloque* de ce soir, continuait de ma parvenir la voix de Julio Cortázar :

« Mais si je dis justice – parce que c'est pour moi la pierre de feu de la révolution – comment accepter que l'on ignore que des poètes comme toi ne se sont pas faits en un jour, que leur progression fut pénible et contradictoire parce qu'écrire est pénible et contradictoire... »

C'est alors que deux types s'abattent sur ton dos. Je n'ai pas saisi les mots du punk tatoué de signes cabalistiques te mettant entre les mains Los Heraldos Negros, dont la couverture s'orne d'un magnifique dessin représentant le poète César Vallejo à cheval. C'est Emilio Guzman, aux côtés de ce sage au sourire d'enfant qu'est ton frère Rodrigo Gonzalez. Tous deux sont stupéfaits par le prodige de cette voix n'en finissant pas de se répercuter entre les façades bourgeoises, dont nous découvrons qu'elle provient d'un gigantesque ombu planté au centre de la place :

« ... c'est ainsi qu'avec Neruda et Vallejo je me suis éveillé à une conscience sud-américaine qui soudain et souverainement se suffisait à elle-même, qui n'avait plus besoin de filiations européennes pour s'accomplir. »

Je ne crois pas avoir jamais quitté ce banc sur la place Victoria. Je ne crois pas être venu de Belgique pour un colloque universitaire, ni y être jamais retourné. Je ne crois pas plus qu'à un rêve ce qui a pu se passer au cours de la soirée, même si ce fut un rêve enchanteur...

La nuit s'achèverait sans doute au sommet d'un autre cerro, dans la fumée des lacrymogènes et des pneus brûlés entre façades calcinées faisant partie de la vie quotidienne au Chili. Bien sûr, par la grâce de Rodrigo, d'Emilio et de Victor Bahamonde, la conférence elle-même atteindrait les cimes d'expression d'une pensée critique impensable en Europe aujourd'hui. Sinon chez Anselm Jappe, expert en debordologie, qui invita Emilio à ses frais en France, dont celui-ci se veut l'émule. J'ai donc eu l'occasion de clamer ton Destino estelar de la Palabra (dans une traduction de Rodrigo), non sans invocation préalable en langue d'Al Andalus. Et c'est la présence de l'absence qui ouvrit un bal étoilé dans le ciel de Valparaiso. Mais comment quitter ce banc de la place Victoria ?

« Je sais que nous en sommes encore loin, Pablo, mais le futur est à nous, vieux frère, quoi qu'il arrive, et tous ces millions d'hommes que nous sommes ne parleront pas anglais. Il m'est doux de t'écrire ces pages à l'heure où ton pays tout entouré d'oiseaux salins entre dans l'arène du combat socialiste. »

J'hésite à révéler que l'albatros a poussé un grand cri. Qui le croirait ? Même si mon corps s'est bien déplacé ce soir-là vers l'université puis, de bar en bar, a bien accompagné les amis sur d'autres collines de la ville, tu es resté terrassé par la voix de Cortázar émanant des feuillages d'un monstrueux ombu, qui s'adressait à Pablo Neruda en 1972, le jour de ton anniversaire sur ce banc de la place Victoria en 2019. Comment ne pas trembler à l'idée que tu entrais dans ta 69e année – chiffre de l'âge fatidique pour Cortázar et pour Neruda – quand la voix parlant par l'ombu tout à l'heure insistait sur l'importance de l'année 1969 ?...

Écartelé entre hauteurs et abîmes, je conservais le vertige de tous ces escaliers taillés à même les coteaux, se tortillant parmi les blessures urbaines multicolores pour mener à la Sebastiana, soudain si loin au-dessus de ta tête. Parcourir ce labyrinthe vertical ne vaut-il pas un tour du monde ? Ou plutôt, un Tour du jour en 80 mondes, comme l'écrivit Cortázar ? Promesse de chute vers le gouffre, mais aussi de montée au ciel que les escaliers de Valparaiso. Cet ascenseur vers les nuages n'a guère son pareil pour évaluer la dégringolade mentale d'une société...

Serait-il fou d'imaginer que, si les intellectuels de la gauche occidentale avaient écouté l'appel que leur lança Neruda en 1973, leur mobilisation générale autour de l'aède à rayonnement mondial eût modifié le cours du dernier demi-siècle ? Une convulsivité supérieure de l'esprit par quoi tu définirais le convulsivisme en 1979, n'eût-elle pas sauvé l'humanité ? Ce cri de détresse resta lettre morte et l'opération Condor déversa ses déluges de fer et de feu pour mettre à sang l'Albatros...

Qu'en pense l'axolotl en son bocal au sommet du cerro ? Sur cette place Victoria, non loin d'un arbre dont l'ombre dit-on produit des maléfices, il me semble entendre à nouveau murmurer celui qui, dans une courte nouvelle, s'était pris pour une bestiole translucide au nom aztèque des profondeurs du Pacifique, tandis que depuis la Cordillère me nargue le grand oiseau blanc de Baudelaire. Et ce poisson scintille dans la nuit de l'univers, chargé d'une énergie cosmique, pour dire que cette cordillère scinde aujourd'hui l'humanité comme chaque être humain selon l'axe séparant les valeurs d'échange et d'usage, travail mort et travail vivant. Qu'en aurait-il été si les intellectuels avaient répondu à l'appel de Pablo Neruda ? Moi qui suis né à Bruxelles en 1914, poursuit à voix basse Cortázar, je remercie ton compatriote Pierre Mertens pour son tardif mais honorable Terre d'asile, paru en 1978. Livre impossible : se placer dans la peau d'un réfugié chilien pour un Belge est sans doute plus compliqué que s'identifier à un axolotl pour un Argentin...

De sorte que les intellectuels occidentaux cautionneraient Kissinger, les Chicago Boys et Pinochet sous le masque des droits de l'homme et de la démocratie, lançant contre le Péril Rouge l'offensive Goulag. Une propagande publicitaire enfumerait les regards jusqu'à la destruction de l'Union soviétique. L'idéologie situationniste vulgarisée recouvrirait d'un parfum ludique, festif et révolutionnaire la poussière cadavérique de Gatsby le Magnifique et de Drieu la Rochelle. Seule cette idéologie permettrait à un Macron d'usurper le mot Révolution pour intituler le canular qui le ferait élire. Mais les moisissures propagées par l'industrie des fantasmes sous forme d'un show permanent peuvent-elle cacher que les plus géniaux spectacles du XXe siècle créés par Charlie Chaplin, Serge Eisenstein, David Alfaro Siqueiros, Pablo Picasso, Bertolt Brecht, Luis Buñuel, Pier Paolo Pasolini traduisirent tous un élan communiste ? Le fracas des vagues océaniques me soulève au ciel pour ouvrir un grand bal où font l'amour oiseau des cimes et poisson des profondeurs en chaque être. Mais pour qui se prend-il, celui qui prétend exprimer nos mots, prendre la parole en notre nom, porter notre voix ?...  Poète, sale type !  À bas toute forme de médiation comme d'inspiration ! Plutôt les miradors de BHL au-dessus de nos têtes, qu'un aède qui nomme Kapitotal et la tour Panoptic ! Je suis né, mort et enterré près d'un ombu sur un banc de la place Victoria, mais qui m'empêchera cette nuit de ressusciter dans le ciel de Valparaiso ?

« Les révolutions naissent d'une dialectique plus complexe que celle analysée par les ordinateurs obéissants et programmés. Objets étranges, matières indéfinissables, pulsations secrètes font partie de leur genèse, et des poètes comme toi sont les sismographes de cette lente crevasse qui un jour sera feu et lave. »

Julio Cortázar, préface à l'édition française de Residencia en la Tierra (1972)

 Affiche du colloque de Valparaiso

A.A. 31 décembre 2019

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