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Sphère >  Préméditation de Lénine ce 21 janvier 1924

Préméditation de Lénine
 James Ensor Vive la Sociale
ce 21 janvier 1924

« You don't know how lucky you are, boy   
Back in the U.S   
Back in the U.S   
Back in the U.S.S.R »

The Beatles   

Cent ans de solitude voyagent à la recherche du bout de la nuit. Le soleil d’hiver joue sur mes paupières, y fait danser l’étoile rouge de la tour Spasskaïa. Cette place Rouge est un songe auquel je me suis abandonné voici cent ans. Rouges aussi sont les banderoles venues me saluer ce 21 janvier. Durant tout un siècle berça mes pensées cette horloge qui fixa l’heure pour une partie de l’humanité, d’octobre 1917 à décembre 1991. La place Rouge est peuplée de millions d’ombres. Elles tissent une toile obscure sur le Kremlin, sur Moscou – sur le grand cirque noir du monde éclairé de douteuses lanternes. Bien des turpitudes imprègnent l’écran de ces murs et j’y vois encore frétiller la queue de chiens de race nourris au caviar, vêtus de zibeline, parés de colliers constellés de diamants, dont le museau pointait vers mon mausolée par la vitre des limousines alors que la misère se traînait dans la poussière, en quête d’un bout de saucisson…

Si je quittais mon sarcophage pour créer une start-up qui lancerait sur le marché telle collection de gilets pare-balle pour animaux de compagnie, griffés de la marque Lénine et ornés d’une gamme de coloris épousant ceux des principaux drapeaux nationaux, cette entreprise aurait toute chance de recueillir un prodigieux succès commercial et ne ferait que confirmer ma vieille hypothèse : la bourgeoisie fait trafic de la corde pour la pendre. On verra demain les propriétaires du monde parader avec leur toutou ou matou de prédilection muni de ce gilet pare-balle étoilé ou ligné selon les couleurs de la firme ou du pays qu’ils représenteront, fiers d’exhiber ces symboles du mariage heureux entre les bêtes, les hommes et les machines à bombarder justifiant le commerce des gilets pare-balle.

Quand la sueur s’est mise à perler sur mon crâne malgré le gel hivernal, à l’aube de ce jour fatidique, m’est apparue l’évidence avec une aveuglante clarté. Je n’étais plus à ma place dans ce mausolée. La sensation qui vous envahit quand reviennent à la mémoire des souvenirs que l’on voulait chasser s’est emparée de moi. J’ai levé les yeux vers le ciel : il me fallait quitter ces lieux. Debout au-dessus de mon cercueil de verre j’ai scruté les parois transparentes, lançant un éclat de rire qui s’entendrait jusqu’à mon ancien bureau dans le palais du Sénat. Quelle organisation terroriste serait-elle déclarée responsable d’un tel enlèvement ? Mais j’avais résolu de ne pas m’éloigner. Dans un costume ordinaire le fondateur de l’Union soviétique déambulerait au milieu de la place en prononçant à voix haute les préméditations d’une réflexion développée cent ans plus tard. Car au-delà de l’espace et du temps mortels s’apprend un nouvel alphabet : celui de la lumière. Sviet, en notre langue, signifie à la fois lumière et monde. On a trop peu perçu sa consonance avec soviet. La lumière des soviets ne cessera jamais d’éclairer le monde ainsi qu’une forme politique d’avenir. Oyez la prière d’un mort ! Puisse sa mémoire vous servir de parchemin.

Tournez manège pour un perpétuel retour du même. Je me sens un vieux comédien qui, ayant joué une pièce épuisante, se débarrasse enfin de ses oripeaux dans les coulisses et file en douce par l’entrée des artistes. Ô volupté de déambuler sur la place Rouge pour observer les réactions de la foule venue de tous les horizons, se pressant devant mon mausolée ! Cette liberté gagnée laissera le spectacle d’un tombeau vide comme celui du Christ. Je ne me montrerai pas à quelques disciples, ni ne me livrerai à une sorcellerie par langues de feu descendues du ciel sur leurs têtes, mais me contenterai d’adresser un message en langue des oiseaux dont je veux espérer qu’il sera reçu d’abord à Paris, capitale de la Commune, où par les nuits d’hiver chantent le temps des cerises et son merle moqueur.

Jamais la Russie n’avait été l’Ours dansant au gré de ses maîtres afin de divertir les propriétaires du globe en croyant partager leur festin, comme durant la dernière décennie du siècle passé. L’Ours étant jugé docile par l’impérialisme, celui-ci fit danser l’épouvantail djihadiste, croquemitaine semant une terreur indispensable à son moteur militaro-industriel. Mais le sort de l’Ours russe n’en était pas réglé pour autant. Selon la théorie du Heartland conçue voici plus d’un siècle par John Mackinder dans The Geographical Pivot of History – ayant servi de doctrine au nazisme :

« Qui contrôle l'Europe de l'Est contrôle l'Heartland
   Qui contrôle l'Heartland contrôle l'Île Monde
   Qui contrôle l'Île Monde contrôle le monde. »

D’où la nécessité pour Oncle Sam de rompre les liens économiques, de briser les relations politiques, de bombarder les ponts culturels entre l’Allemagne et la Russie pour contrôler tout l’espace entre mer Baltique et mer Noire. Principale dupe et victime du Heartland : l’Europe, aussi servile face à Washington qui la ruine, qu’arrogante face à Moscou qui lui garantit des avantages. L’OTAN fit de l’Ukraine sa proie privilégiée. Bombardements intensifs des populations russophones du Donbass et déplacement des populations devaient neutraliser l’Ours russe et le faire sortir de sa tanière avec une brutalité telle qu’il perdrait toute crédibilité juridique et morale, réduit à sa fureur animale. Bien sûr, les propriétaires du globe misaient sur le fait que les maîtres de l’Ours russe avaient désavoué les normes édictées par la Révolution d’Octobre, condamnant tout chauvinisme grand-russe et accordant une autonomie aux différentes républiques soviétiques. J’étais le coupable idéal aux yeux du Kremlin, comme je demeure le pire criminel du XXe siècle à ceux de l’Occident.

L’une des plus cruelles spoliations de l’histoire, après le pillage permis par le génocide amérindien, puis la mise à sac de tous les continents par l’impérialisme colonial occidental, fut le vol du trésor public soviétique par les gangs russes inféodés à Washington. Que ces oligarques aient pu croire, à l’instar d’Eltsine, être invités à la table des prédateurs du globe, signifiait un oubli de mon Impérialisme, stade suprême du capitalisme.

Dans ma poitrine les cloches du Kremlin sonnent un étrange glas. Celui de l’Esprit. Comme si, par un paradoxe qui n’étonnera que les arpenteurs inconscients des univers multiples offerts à notre exploration, la fin d’un régime animé par une foi séculière en l’homme et en son histoire, où les vapeurs trompeuses des croyances religieuses avaient été bannies, puis la restauration du pouvoir des popes accompagnant celle d’un tsarisme new look, l’un et l’autre nécessaires à la revanche des boyards et des koulaks, signifiaient la mort de quelque chose d’essentiel, dont le monde agonise. Comme si, depuis un tiers de siècle, Dieu lui-même pleurait la fin de ce qui l’avait nié ; comme si nos soviets (où, je le rappelle, apparaît le mot sviet : à la fois lumière et monde), malgré toutes leurs vicissitudes, avaient plus qu’aucune autre forme politique évangélisé le genre humain. Car il est un mystère qu’aucun idéologue aux gages du capitalisme n’a jamais évoqué : pourquoi, comment, notre mosaïque de nations arriérées, unifiées sous la guidance de l’Etoile rouge, accomplit-elle ce miracle de neutraliser le poison des nationalismes mortifères, qui ne cessent de faire proliférer leurs effets délétères depuis l’abolition de l’Union soviétique ?

C’est à la Russie qu’Oncle Sam et l’Occident voici vingt ans, détournant l’attention d’une destruction de l’Irak (après Yougoslavie, avant Libye et Ghaza) offrirent l’honneur d’exhiber la vitrine du Showworld ainsi qu’à une partenaire de leur club. La contre-révolution, lancée par des boyards empressés d’imiter leurs nouveaux maîtres, permit à ceux-ci de se gaver de caviar pour célébrer le tricentenaire de Saint-Pétersbourg. Dans cet ancien nom de la ville, ces gens-là jouirent de l’effacement du mien qui était dérivé du fleuve Lena, symbole que j’identifiais à l’histoire. Bush et Berlusconi congratulèrent Poutine, fraternisant ainsi qu’un siècle plus tôt le kaiser Guillaume et le tsar Nicolas II quand ils se donnaient du « cher cousin ». Comme alors, la finance transnationale préparait déjà les oreilles aux sons conjugués du clairon et du canon. La vitrine a volé en éclats dans une suite ininterrompue d’explosions dont mon Impérialisme, stade suprême du capitalisme avait livré l’analyse il y a plus de cent ans.

C’est donc la forme d’un message à Vladimir Poutine que prendront ces réflexions, commencées peu après l’offensive militaire du 24 février 2022 contre l’Ukraine, qui suivait de trois jours le discours où il m’imputait la responsabilité de tous les désastres de la Russie. Sans que nul ne souligne la contradiction entre ce jugement péremptoire et sa déploration de la fin de l’Union soviétique. J’ai ensuite attendu un délai de cinq mois avant de recevoir sa réponse imaginaire. A quoi, par jets espacés, succédèrent des méditations sur cette réponse, conclues le 15 août 2023. Cet ensemble a l’ambition d’offrir à la postérité l’essentiel des données nécessaires à la compréhension des enjeux de cette guerre, tels qu’ils sont occultés par un brouillard propagandiste comparable aux discours nationalistes à propos de l’Alsace-Lorraine avant la guerre 1914-1918. Guerre impérialiste qui n’en finit pas depuis celles de Troie et de Canaan. Guerre qui ne recule jamais devant rien pour n’aller nulle part et donc avancer dans un vide où l’illisible chaos mondial affiche pour slogan No Future. Le néant n’est-il pas l’objectif ultime du marché de la guerre et de la guerre des marchés ?

L’Eternel offrit aux élus la Bible comme un cadastre de la Terre promise, Dieu le Nouveau Testament pour catholiciser l’univers, Allah le Coran comme un traité militaire et la déesse Raison les droits de l’homme pour alimenter en discours le festin des races et classes maîtresses du monde. Mais qu’en est-il des races et classes damnées ? Qu’en est-il du Jésus né le 25 décembre dernier sous les décombres de Ghaza ? Sans doute est-il fâcheux de blâmer un Etat prenant des mesures énergiques pour nettoyer un territoire conquis de ses populations indésirables, réduites en cendres et en fumées. Surtout s’il est de droit divin. Partout l’humanité n’est-elle pas surnuméraire ? Certes, il faut recourir à certains services de l’ombre pour fabriquer les prétextes nécessaires à ces épurations de la barbarie. Qui ne seront pas applaudies, mais bénéficieront du tacite agrément de la gent civilisée. Celle-ci n’a de cesse de valider la formule d’Einstein selon qui « le monde sera détruit par ceux qui contemplent et laissent faire ».

L’histoire n’est pas commencée, pour la raison qu’elle n’a pas encore été consciemment produite et réalisée. Mais cette préhistoire où l’humanité survit vaille que vaille, divisée contre elle-même en classes antagoniques où les winners se légitiment d’élection divine plus que de raison, quand les losers subissent l’opprobre d’une damnation valant condamnation par famines et pestes sinon sous les bombes, contient les sources des idées et des rêves tendant vers cette potentialité. Telle était la vision de Karl Marx, qui associait la perspective d’un dépassement du capitalisme au passage à un stade supérieur d’hominisation. J’invite à envisager sous cet angle ce que fut l’expérience communiste au XXe siècle. Encore nos théories n’avaient-elles pu concevoir de telles dévastations naturelles et culturelles que biosphère et psychosphère en seraient dégradées jusqu’au risque d’anéantissement. « Pourtant, écrit Marx, la raison pour laquelle le plus mauvais des architectes surpasse la plus habile des abeilles, c’est qu’il construit la cellule dans sa tête avant de réaliser son projet ; le résultat se préfigurait dans son imagination sous forme d’idée. » Ce fut la grandeur et la faiblesse de cette vision que de se heurter au roc du réel. Ainsi un rapport social d’exploitation, de domination, d’aliénation paraît-il s’imposer comme une forme naturelle et éternelle d’organisation de la cité planétaire, à l’heure même où celle-ci suffoque d’agonie sous ses maux résultant d’insolubles contradictions. Toutes tendances confondues notre épopée s’est vue discréditée de manière si absolue, par l’ensemble des instances ayant droit de parole, que je m’autorise à y faire objection.

La plus lumineuse réalité du XXe siècle est dissimulée dans une ombre opaque : l’accession de centaines de millions d’êtres au statut de héros collectif, unis par l’espoir de briser les chaînes séculaires de l’esclavage. Cette utopie concrète qu’était le rêve, partiellement réalisé, d’un monde organisé en kolkhozes, universités, bibliothèques, théâtres, stades, usines, hôpitaux, laboratoires, plages, musées, gares et aéroports, cosmodromes, salles de concert, cafés et restaurants, forêts, montagnes, lacs, vignobles, steppes, déserts, terrains de transhumance entre tous les continents, mais où le ventre de la bête immonde ne dégorgerait plus sa laitance d’armes et de bombes, fut désintégrée sous l’effet d’une poignée de mots. Faute aussi qu’un verbe plus fort n’ait eu la force d’en conjurer le sortilège. Il s’est vérifié que dans l’histoire les idées pèsent plus lourd que les armes. Pareille affirmation fera se récrier ceux qui, fidèles à la doctrine que j’ai moi-même professée, continuent de croire en la prépondérance historique des conditions matérielles sur la puissance active des forces de l’esprit.

Où brille encore cette flamme de l’esprit jaillie avant ma mort en 1924 ? Histoire et conscience de classe éclaira d’un feu nouveau la pensée de ce temps. György Lukács y défendait Rosa Luxemburg, attirant à son auteur les réactions hostiles de la social-démocratie comme des partis léninistes. La notion de réification – s’inspirant d’un passage du Capital où Marx évoque la Verdinglichung (chosification) de la conscience du prolétariat – fit scandale chez les marxistes orthodoxes qui refusaient pareil concept. Un siècle plus tard, celui-ci n’a jamais été plus vital pour l’humanité, même étouffé sous une épaisse couche de cendres. Lukács fut rejoint par Ernst Bloch dans sa conception du réel historique. L’un et l’autre, quand l’histoire n’était pas encore carbonisée, la voyaient comme une totalité riche en devenir. Ce qui n’allait pas sans une dialectisation des rapports entre nature et culture, matière et esprit, sujet et objet, praxis et théorie. Bloch précisait que la connaissance de l’être, dans toute sa profondeur historique, impliquait celle des conditions sociales aussi bien que des conceptions métaphysiques de l’homme transcendantal. Soit, les deux aspects d’une ontologie du devenir bombardés par l’idéologie bourgeoise depuis Heidegger. Pour développer la notion de totalité, Bloch recourut à celle de « Sphère ». Dans ses Essais philosophiques, il définit celle-ci comme la figure spatiale d’un processus infini de rapports dialectiques propres au non-encore-être, constituant « l’essence sensible et infiniment expérimentale de l’histoire ». Il fait de la conscience anticipante, cet élan utopique intrinsèque à l’homo sapiens, le moteur du devenir historique. Réduire ce processus au progrès technologique pour aggraver toujours la tyrannie du travail mort et sa logique de destruction créatrice, implique une dévitalisation de la pensée du prolétariat. Soit, plus encore qu’il y a cent ans, l’immense majorité de l’humanité. Qui n’a donc pas de tâche plus urgente que de prendre conscience des modalités de cette réification.

Karl Marx démontra l’importance des enclosures en Angleterre, à l’aube des temps modernes, pour l’essor d’un capitalisme se présentant comme rationalisation du réel. Cette idéologie, planétaire depuis la fin provisoire de l’utopie soviétique, prétend encore clôturer le monde. On ne peut nier que l’URSS imita l’Occident dans un rationalisme aveugle aux mystères du psychisme humain. J’y ai une grande part de responsabilité, trop peu sensible que je fus au Nuage en pantalon de Maïakovski comme au Dieu n’est pas encore créé de Gorki. Mais voilà : je parle un siècle après ma disparition physique. Certains aventuriers explorèrent ces territoires, en laissant des traces inoubliables. Cent ans sont un délai raisonnable pour déposer ce témoignage. Flèche en devenir depuis les élémentaires formes biologiques, vers une hominisation toujours inaccomplie : tel m’apparaît le processus de l’évolution dont l’humain n’a qu’une intuition sommaire, entretenue par des lanceurs de signes. Leur élimination, la prolifération d’ersatz depuis trente ans, contribuèrent à l’extinction de leurs messages.

« La vie est une gare, je vais bientôt partir. Où – je ne le dirai pas. » Cette illumination de Marina Tsvetaeva tient de l’intuition poétique et de la révélation prophétique. Elle pulvérise notre idéologie matérialiste en imaginant l’hypothèse d’un au-delà qui serait à la fois terrestre et céleste.

On pourrait définir le communisme comme un processus historique vers lequel tend cette flèche de l’évolution depuis les premiers âges. La nature consciente d’elle-même, la matière réconciliée avec l’esprit. La poursuite infinie de ce que la tradition philosophique baptisa Summum Bonum. A quoi s’oppose intrinsèquement le capitalisme : détournement d’une telle quête, spécifique à l’humanité, du Bien, vers l’accumulation de biens. Le marché, conditionnant les êtres aux injonctions de l’immédiat, sollicite leurs pulsions animales et soumet leur psychisme à une régression qui les fait acquiescer à des corruptions sans précédent. Jamais subjugation des esclaves n’obtint pareille adhésion volontaire à une servitude augmentée. Leurs existences morbides ne sont plus incompatibles avec une euphorie générée par mille drogues chimiques et électroniques. Dans ce contexte ne peut même plus être posée la question : Que serait un Bien universel ?

Cette question fondamentale, sous-tendant l’œuvre de Spinoza, ce sont surtout des penseurs juifs qui en ranimèrent la flamme au XXe siècle. L’utopie d’une communauté humaine délivrée de l’exploitation, de la domination, de l’aliénation propres au capitalisme, je suis bien forcé de reconnaître qu’elle essaima le plus souvent contre la réalité du Parti qui prétendait la mettre en œuvre. De mon vivant je combattis les tendances de Rosa Luxemburg et de Karl Korsch, dans le même temps où György Lukács enrichissait notre théorie d’apports essentiels dont nous fûmes incapables d’évaluer l’importance. L’économiste soviétique Isaac Rubine approfondit l’analyse de la valeur et en fut puni par les sbires de Staline. En résulteraient scléroses et arriérations théoriques auxquelles notre régime succomberait davantage encore que sous les coups de l’ennemi. Car assumer l’héritage du Summum Bonum (telle demeure la mission du communisme) peut difficilement se faire en pratiquant massivement cette forme de Summum Malum que furent le stalinisme et maintes métastases. Auxquels ne se réduit pas ce que Gramsci nomma théorie de la praxis. Le Principe espérance d’Ernst Bloch envisage, comme une propriété du psychisme humain, l’existence d’une partie de l’inconscient qui ne relève pas du refoulé freudien mais tend vers la concrétisation de ce Summum Bonum, auquel en appelèrent prophètes bibliques et philosophes grecs. Hans Jonas reprend, à l’instar de Bloch, l’idée marxienne selon laquelle  homo sapiens n’est pas encore sorti de sa préhistoire, ayant à produire une éthique de la responsabilité historique. Tous ces feux de la pensée du XXe siècle, qu’en reste-t-il sous ruines et décombres d’aujourd’hui ? Je précise ma question : qui, en 1938, lors d’un congrès fondateur du néo - libéralisme organisé à Paris par Walter Lippmann, pouvait-il imaginer que pareille idéologie s’imposerait cinquante ans plus tard à Moscou ? Malgré quoi stupéfie l’unanimité des sarcasmes dont fut frappée l’Union soviétique, raillée comme un « paradis collectiviste » qu’elle n’a jamais prétendu être. Nulle part ne peut se dire que ce capitalisme d’Etat permit d’opposer une résistance à l’impérialisme occidental, empêchant alors la tyrannie financière d’exercer ses ravages selon des modalités absolues.

Je vois n’importe qui sourire à cette évocation, qu’un cynico-scepticisme de rigueur condamnera pour son naïf oubli des lois élémentaires du réel. Mais c’est rester prisonnier du schéma d’une fin de l’histoire annoncée par les idéologues du capitalisme à la fin du siècle dernier, qui interdit de poser cette question simple : imaginer un autre monde possible est-il plus irréel que la démentielle monstruosité sans avenir des actuels désastres ? Bien sûr, je me suis sans doute leurré sur l’enthousiasme du peuple à cet élan collectif menant d’une existence étriquée, soumise aux contraintes biologiques, vers un niveau supérieur d’existence historique. Mais il n’y eut jamais de langage plus apte à exprimer l’être profond de la Russie que celui du messianisme soviétique. L’Ours était l’URSS. Désormais, l’on peut affirmer avec certitude que dans un siècle, au sortir de la guerre mondiale résultant d’une aggravation des effets d’un système biocide et psychocide, ceux qui survivront croiront à peine que l’humanité ait pu se laisser duper par ses maîtres au point de produire un tel champ de ruines.

Oncle Sam a joui d’un privilège exclusif depuis son coup du monde monétaire d’août 1971 : la faculté d’inonder le marché planétaire par une monnaie de singe créée ex nihilo, pour guider l’humanité vers le néant. Car Nihil est le vrai nom de la divinité suprême du marché. Quelles que fussent les critiques méritées par l’URSS, l’économie soviétique n’était pas en gravissime crise intrinsèque avant sa liquidation. L’historien russe Ostrovski montre que la rencontre à Reykjavik, en octobre 1986, entre Reagan et Gorbatchev, eut des attendus secrets stipulant l’absorption des recettes américaines pour porter remède à l’Ours russe déclaré moribond. Qui pouvait ignorer, dans les hautes sphères, qu’outre une démentielle course aux armements portée à son paroxysme par le bluff de la Guerre des Etoiles, une infériorité financière face au dollar était son handicap ? La destruction du purgatoire qu’était le bloc de l’Est, au nom du paradis promis par l’Ouest, assassina tout avenir viable dans l’enfer du Sud. Où l’on voit que le cimetière à ciel ouvert de Ghaza, comme les déboulés de l’Ours en Ukraine, sont l’effet de mystifications supérieurement ourdies par le Nord. Celui-ci dispose de toutes les tribunes pour désigner qui est coupable de crimes contre l’humanité, son tribunal étant drapé dans le respect des droits de l’homme qui sied aux agents d’un anthropocide. Un rapport de l’agence des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO) vient d’évaluer à 10 % du PIB mondial (10.000 milliards $) les vices alimentaires liés à malnutrition, pollution, dégradation des sols, consommation d’eau, frais sanitaires. Ces fléaux frappant avant tout les pays pauvres, leur principal facteur est le capitalisme. Qui s’en émeut ?

« Que périssent les faibles et les ratés » : ce point culminant de la pensée de Nietzsche peut être entendu comme une devise de l’empire occidental. Il n’est pas étonnant que cette fleur de rhétorique ait été cultivée dans les serres idéologiques où fermente une progéniture bourgeoise dégénérée.

Pardon pour les belles âmes qu’offusque une insulte à la vulgate post-moderne. Cette négation des héritages profanes et sacrés de l’humanisme postule un abandon de tout au-delà métaphysique et historique, ce qui me fait rire. Comment l’âme d’un homme peut-elle perpétuer son rêve un siècle après sa mort physique ? Mon témoignage confirme l’intuition de Fédor Dostoïevski telle qu’elle s’exprimait dans Les Frères Karamazov, sous la forme d’une question formulée par Dimitri, l’un des trois frères : « Que faire si Dieu n’existe pas ? ». Vertigineuse interrogation dont il est fait usage frauduleux depuis Nietzsche et l’existentialisme. Dostoïevski montre qu’en découle un nihilisme dont le corollaire dit : rien n’est vrai. Quant à mon propre Que faire, imprégné d’une foi dans le futur, il met en œuvre une dialectique née de la perception de ce qui est seigneurial et empreint de sainteté dans ce que Jack London appela peuple des abîmes.

Un rideau de brume opaque enveloppe la place Rouge où ce peuple des abîmes brandit pancartes et banderoles à l’effigie de celui qui les observe en silence. Des hommes en uniforme les tiennent à distance du mausolée vide. Je pourrais m’approcher en douce et lancer quelque harangue digne du personnage dont ils commémorent le centenaire de la mort, mais les rumeurs parcourant la foule m’en dissuadent. Qui serait prêt à croire un revenant ? Je ressemble tellement à mon image que je serais pris pour un imposteur. Il était question de foi dans mes préméditations de 1924, et je souffre de voir cent ans plus tard les dégâts provoqués dans la Sainte Russie par cette vertu théologale ayant tenu peu de place dans la vulgate marxiste. N’est-ce pas une croyance en le Christ Pancrator secondé par le patriarche Kirill, grâce à la miraculeuse intercession de saint Séraphin, qui a fait grands-princes du gaz et du pétrole, grands-ducs de la finance, barons des télécommunications – les oligarques accrédités au Kremlin ?

Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? Nous avons commis l’erreur d’escamoter ces trois questions posées par Kant voici un quart de millénaire. Comme si les réponses allaient de soi grâce aux recettes, elles aussi miraculeuses, du matérialisme dialectique ! Il aurait fallu relier ces questions à la triade médiévale formée par la Foi, l’Espérance et la Charité pour interroger les relations profondes entre nos héritages issus de la tradition chrétienne et de l’humanisme profane. En sorte que les idéaux platoniciens du Vrai, du Juste et du Beau n’auraient pas été plus disqualifiés que vertus théologales et questions de Kant pour péché d’idéalisme. Et nous aurions repris le thème du Summum Bonum !

Les icônes transmises de siècle en siècle eussent fait bon ménage dans l’imagination populaire avec les héros de l’art et de la pensée modernes. A cet instant me saute aux yeux une pancarte brandie par un homme qui sur son épaule porte un chat noir vêtu de zibeline et paré d’un collier de diamants. De quelle dimension du temps me vient cette image ? La photo géante exhibée par l’homme représente un visage insolite. On y reconnaît chevelure de Pouchkine, crâne de Dostoïevski, regard de Tolstoï, binocle de Tchekhov, moustache de Gorki – sans oublier ma barbiche et mon faciès mongol. Un sourire de l’homme laisse entendre que je ne lui suis pas inconnu. Sur l’affiche incroyable, d’une parfaite maîtrise technique, les traits combinés dessinent un portrait que l’Occident n’oserait fixer des yeux. Le visage d’un peuple ayant conquis les âmes et les esprits au cours du XXe siècle ; acquis ses lettres de noblesse pour la postérité. Quelle malédiction fit-elle oblitérer l’image de ce peuple par celles de monstres sanguinaires ? semble me demander le chat noir en fourrure et bijoux de grand luxe. L’homme au visage mince porte chapeau melon, pelisse et nœud papillon. Son regard implacable me fait baisser les yeux de honte. J’ai reconnu Mikhaïl Boulgakov avant que sa voix ne persifle : « Ce n’était donc pas vous, l’organisateur du grand bal de Satan ? »

Peu m’importe en quelle dimension d’outre-vie s’est tournée vers moi la jeune femme blonde ayant pris dans ses bras le chat noir de l’épaule de son compagnon pour, ses doigts recourbés frappant l’air, imiter coup de griffes et miaulement féroce. Ma gueule de momie s’en fût-elle trouvée lacérée, je n’eusse pu me plaindre de cet attentat devant le syndicat des écrivains prolétariens. C’est une immense poétesse, elle aussi persécutée, qui me foudroie de ses yeux langoureux. J’ai déjà cité son nom dans ces préméditations plus expérimentales encore que je ne pouvais l’imaginer. Mikhaïl Boulgakov (1891-1940) et Marina Tsvetaeva (1892-1941) sont un couple gémellaire qui s’est très peu rencontré, dont l’union dans la mort au même âge inflige le plus cuisant soufflet à celui que je fus aussi. Nul autre choix que de me laisser embarquer dans leur troïka. Bien, mal, vrai, faux, laid, beau, quelle importance ? murmureront-ils en moi tout le long de ces méditations, contredisant mes plus profondes convictions. Je tiens cette confrontation de visions opposées pour la plus haute mission des soviets à venir. En attendant, leur troïka m’emportera dans les cieux de Russie puis d’Amérique en compagnie d’Anna Karénine, d’Eugène Onéguine et du prince Mychkine, en un périple qui reliera d’un clin d’œil invraisemblable cette place Rouge à la Cinquième avenue de New-York.

Véridique sera pourtant cette narration : quel que soit mon respect pour Boulgakov et Tsvetaeva, je demeurerai fidèle aux principes du réalisme. Ces deux victimes paradigmatiques du stalinisme auront eu en commun dans leurs œuvres de mettre en scène le diable en personne pour évoquer le pacte faustien. Ce qui contrevenait au dogme en vigueur niant à la fois l’existence de l’âme et du diable. Mais comment dénoncer le capitalisme sans y voir un système forçant à vendre au diable son âme ? La vulgate matérialiste en vigueur débouchait sur une absurdité, qui exigeait de ses adeptes une commune stupidité. De sorte que Dieu garde notre Tsar, qui était l’hymne national russe avant la Révolution de 1917, l’est redevenu après la contre-révolution de 1991. Sans interrogation sur le « Dieu-Diable ! Dieu-Diable ! Dieu-Diable ! » halluciné de Marina Tsvetaeva, non plus que sur le « grand bal chez Satan » de Mikhaïl Boulgakov. Je veux dire ici que la négation de toute métaphysique a crucifié l’URSS intellectuelle et spirituelle, plus encore que les révélations sur le Goulag. Faisant fi des arguments rationalistes sous-tendant la folie stalinienne, Boulgakov a recouru au fantastique pour en éclairer le non-sens. Il rendit manifeste le surnaturel, montra le pouvoir de l'imaginaire sur le réel et affirma, par diable interposé, sa croyance en Dieu, sa foi en l'immortalité de l'âme et en la dimension sacrée de la littérature. Qui n’a pas de plus haute mission que l’illustration des liens entre ce diable et le Summum Bonum. Un diable capable de lire dans les pensées secrètes et de prévoir l'avenir, déjeunant avec Kant et entraînant ses interlocuteurs à Jérusalem.

Ce télescopage du Moscou soviétique et de la capitale de Judée au temps du Christ – en une apocalypse révélatrice de ce qui dans l’humain relie le divin au malin – n’est-il pas prophétique à l’heure où telle junte mafieuse au pouvoir, mettant en œuvre l’extermination d’un peuple, ne peut être dite génocidaire au prétexte qu’elle obéit à des plans divins ; quand toute résistance est par elle représentée comme une contamination maligne ? Car – nous dit le diable de Boulgakov et de Tsvetaeva – les attentats meurtriers perpétrés le 7 octobre dernier furent jeux de boy-scouts en regard des massacres de masse auxquels doit d’exister l’Etat d’Israël. Cette fantasmagorie sur la place Rouge révèle à mes propres yeux, mieux qu’analyses rationnelles et professions de foi mystiques ou profanes, les jeux d’ombres et de lumières dont se tisse mon rêve séculaire. Derrière ces images mouvantes surgissent les figures d’un tableau que j’ai admiré lors d’un séjour dans une ville belge dont le nom signifie Fin de l’Ouest.

La cité balnéaire d’Ostende – pendant occidental de Vladivostok – était un passage obligé sur le chemin de Londres, où avait émigré la rédaction du journal Iskra (L’Etincelle) en 1902. L’année suivante, je repassais par Ostende pour gagner Bruxelles à l’occasion du congrès international où naîtrait le Parti bolchevik. Est-ce le fait que Boulgakov, dans son roman Le Maître et Marguerite, fait voyager le lecteur de Moscou à Jérusalem ? Une mascarade planétaire se concentre sur cette place Rouge pour m’y remémorer le tableau de James Ensor, peint l’année qui suivit l’exécution par le tsar de mon frère Alexandre : L’Entrée du Christ à Bruxelles. On y voit une foule grimaçante, représentant toutes les classes, entourer le Fils de l’Homme juché sur un âne, sous une banderole : « Vive la Sociale » !

C’est dire le caractère endiablé de la troïka qui m’a fait survoler un siècle pour livrer ces réflexions posthumes. Lesquelles prendront la forme d’un message à Vladimir Poutine, envoyé peu après l’offensive militaire en Ukraine, suivi d’une réception de sa réponse quelques mois plus tard ; à quoi succéderont des méditations clôturées le dernier 15 août, fête de la Dormition pour l’Eglise orthodoxe. Les chevaux de la troïka se nomment Foi, Raison, Imagination. Celle-ci médiatisant celles-là. Sans cette triade associant les trois modalités du psychisme humain, comment désamorcer le conflit mortifère entre sciences et religions ? Qu’on ne s’étonne donc pas d’assister à New-York au sacrifice expiatoire d’un ancien président des Etats-Unis d’Amérique, au cours d’une cérémonie présidée par Anna Karénine, ayant pour chevaliers servants Joe Biden et Bernard Arnault. L’homme le plus riche et l’homme le plus puissant du monde y dansent une carnavalesque gigue infernale devant le plus huppé des parterres, au cours de laquelle s’élucide l’opacité des trafics dont agonise notre globe. Si l’humanité ne s’appartient plus dans ses centres nerveux, n’étant donc maîtresse ni des membres ni des organes composant sa réalité sociale, il m’a paru nécessaire d’accueillir la voix d’une figure symbolique reliant ciel et terre : le titan mythologique Atlas. Un poète communiste grec de ce nom militait au sein du Komintern, dont le petit-fils exilé en Belgique, né au Congo, recueillera mon témoignage depuis les colonnes d’Hercule.

Telle sera la trame de Parallaxe du Kremlin. L’idée que la majorité des humains, réduits à la survie, n’accèdent pas véritablement à la vie fonde la critique développée par Marx du capitalisme, lestant son matérialisme d’un sens obscur. Un sens qui m’a hanté à chaque étape d’un siècle où j’éprouvai le sentiment, très corporel, d’être présent depuis ce mausolée.

Il fallait, au centenaire de ma disparition physique, mettre en question les attendus de ce matérialisme qui obère toute pensée théorique se voulant éclairage du futur. Comment ne pas admettre ma responsabilité dans la vulgate ayant canonisé des dogmes idéologiques, après désintégration de l’utopie soviétique ? Le Principe Espérance d’Ernst Bloch m’aura servi de viatique. Son ontologie du non-encore-être, fondée sur l’hypothèse d’un être-en-perpétuel-devenir, a pour principale exigence la catégorie de la médiation. Matière et esprit, nature et culture, objet et sujet ne peuvent conjurer leurs tragiques scissions caractérisant l’ère capitaliste (mot dont la racine caput associe le divorce entre capital et force de travail à celui  opposant tête et corps), que par la médiation d’une praxis ouverte sur un devenir jamais clos. Tous les actuels blocages mortifères n’illustrent-ils pas une cadavérisation du processus même de l’histoire ? Ainsi devaient être proclamés en chœur fin de l’histoire et choc des civilisations, sitôt le marxisme déclaré mort par des légistes aux gages d’un ordre charognard.

Animisme, zoroastrisme, judaïsme, bouddhisme, christianisme, islam et communisme sont des remèdes-poisons, dont les vertus curatives ont des effets toxiques lorsqu’ils sont inoculés comme vaccins d’Etat. Peu seront choqués par cette affirmation, confirmée chaque jour par tous les organes médiatiques. Mais qu’en est-il de l’actuelle religion dominante ? J’ai vu le néocapitalisme – ayant pour moteur son complexe militaro-financier – planifier une guerre mondiale depuis la création de l’Alliance atlantique en 1949 ; plan dont chacun voit se déployer les effets sur maint champ de bataille, en devant ignorer qu’il est à l’origine du coup de force russe en Ukraine comme de l’extermination génocidaire à Ghaza. Jamais ne fut plus univoque un monde occidental muselé, menotté, bâillonné, œilléré, entravé, tabassé, commotionné par ceux qui le dirigent en déployant la bannière des droits de l’homme et de la démocratie. « Vive la Sociale » devrait flotter en lettres rouges sur les brasiers d’un globe à feu et à sang. Moins que jamais pourtant ces trois mots lancés par Ensor à la face de la bourgeoisie n’ont droit de lancer leur flamme au cœur des ténèbres, pour citer le titre du roman de Joseph Conrad se déroulant sur le fleuve Congo à l’époque même où Ensor entreprend son Entrée du Christ à Bruxelles.

Une superstition veut que la mort d’un homme soit celle de ses rêves. Je prouve le contraire, en cette ère où les réalités sont plus sinistres que des cauchemars. Survivant dans les songes aux catastrophes quotidiennes, je scrute le manège d’images destinées à personne et consommées par tous.

L’humanité pèse quelque 350 millions de tonnes. Son patrimoine global est estimé à 350.000 milliards $. Elle vaut donc environ 1 $ le gramme. Ainsi se chiffrerait l’espèce humaine, si son seul axe de pensée était celui de la Valeur. Mais elle dispose aussi de la Parole, qui lui permet à la fois de résumer en trois mots comme Vive la Sociale ce que devraient être ses cris prioritaires, et de produire des mélopées vastes comme des fleuves. « J’appartiens à une catégorie d’hommes qui ont toujours cru plus fort qu’ils n’ont craint », écrit Aragon dans sa postface à la seconde édition du roman Les Communistes, clôturant son cycle baptisé Le Monde réel. Aucune foi ne fut plus raillée que la foi communiste. Est-ce un hasard si celle-ci n’a plus droit de cité – Nietzsche oblige – dans une époque où la Valeur se valorisant tout en saccageant l’univers dans cette valorisation sans fin, réclame une subordination de toute Parole ? Axe du Bien contre le Mal : ainsi se définit l’Empire du Chaos. Son industrie des ténèbres est propriétaire du feu des seuls projecteurs autorisés pour éclairer la réalité. Lumières et ombres, à force de scissions sans médiation dialectique, en viennent à produire une confusion propice à toutes les inversions de sens entre bien et mal, vrai et faux, beau et laid. Confusion permettant à des rapports d’exploitation, de domination, d’aliénation de s’imposer grâce à des procédures de séduction masquant la coercition militaire et policière.

Le Méphisto de Goethe et de Boulgakov dirige donc la manœuvre. Ses multinationales sont des chaînes auxquelles chaque esclave lui ayant vendu son âme est attaché par mille anneaux physiques et psychiques, plus solides que jadis les fers aux chevilles des bagnards dans l’enfer décrit par Dostoïevski. La différence est que ces chaînes infernales, sous forme d’écrans de poche, offrent les promesses de félicités édéniques. Ne peut être mise en question l’identité fallacieuse entre images et réalités. Le Principe Espérance d’Ernst Bloch ouvre encore la voie d’une issue à ce piège par une « théorie-praxis du possible » permettant de disloquer ce système d’incarcération sous les chaînes de l’identité fallacieuse en y introduisant « la non-identité de l’apparence et de l’être réel, en fin de compte de l’existence et de l’essence ». Là où est le cadenas, là s’invente la clé pulvérisant le slogan There Is No Alternative qui bombarde Ghaza. Cette géhenne biblique symbolise un devenir concentrationnaire mondial sans ouverture historique dès lors qu’en est exclue toute possible altérité. Au lendemain de la précédente guerre mondiale, Bloch montrait que le sionisme « n’a fait que contribuer à ce que l’Etat d’Israël, peuplé de ceux qui avaient fui le fascisme, n’en devienne que plus vite un Etat fasciste ».

Un même projet de Vernichtung est à l’œuvre à Ghaza sous les feux du Dieu des Armées d’Israël, qu’à Leningrad quatre-vingts ans plus tôt par ceux du IIIe Reich. Méphisto mène le même bal, disposant toujours d’autres formes de Kommandantur et de Propagandastaffel, par quoi ne cesse de se confirmer la maxime Jupiter rend fous ceux qu’il veut perdre.

Au détour d’une page autobiographique de Maxime Gorki l’on tombe sur un personnage affirmant : « Moscou ne croit pas aux larmes ». D’où le cinéaste Vladimir Menchov tira le titre d’un célèbre film illustrant mieux que tous les bavardages à quels gigantesques écueils anthropologiques se heurta la société soviétique. Malgré le discrédit qui me frappe depuis la fin de l’URSS, beaucoup de Russes conservent dans le cœur une image positive de Ded Lénine. J’assume la fonction symbolique d’un aïeul dont ils ne peuvent imaginer la présence physique aujourd’hui sur cette place, déambulant parmi les centaines de fidèles qui brandissent mon portrait. Jamais l’histoire ne vit brassage de races et de classes, de nations et de religions, comme dans cet immense creuset bourré de contradictions que fut la Russie rouge. Comment n’en conserveraient-ils pas les séquelles ? J’invite Ostende et Vladivostok à se contempler dans un miroir mutuel. Pourquoi partout tant de mots vains, faux, creux ? Pourquoi de nos jours en Russie la littérature est-elle une ode à la mort ? Un morbide nihilisme la caractérise, à l’instar de cet univers postmoderne à l’accent américain. Je lis dans Blessure le récit de l’une des plus fameuses poétesses russes actuelles : « Certes, G. n’aimait pas Di Caprio mais elle aimait Brad Pitt, qui était et reste pour elle une parfaite incarnation de la virilité ». Ce genre de prose, traduite en toutes les langues, était impubliable il y a cent ans. La colonisation culturelle s’y exhibe sans le moindre scrupule.  J’y vois comme principaux thèmes absence de sens et néant, chaos, vide, enfer, pourriture, désespoir : un fatras de sous-romantisme sans avenir. Poison de laboratoire inoculé dans les têtes en substitut des anciens fluides culturels éliminés. L’industrie mondiale de la fashion dévalorise le réel au profit d’ersatz générant toujours plus d’angoisse pathologique. C’est pourquoi j’invite à relire Gorki, véritable écrivain maudit du XXe siècle. Il fut le premier beatnik, inspirant par ses errances aventureuses au long des fleuves, sur les routes oubliées, dans des wagons de chemins de fer, ce qui deviendrait à la mode en Occident cinquante ans plus tard. Or, se regarder par les yeux des écrivains russes devrait y être impératif. L’Europe a-t-elle conscience d’être une fabrication du regard américain ?

Ces méditations ne peuvent esquiver la question des rivalités mimétiques entre l’Est et l’Ouest au cours des deux derniers siècles. Notre processus révolutionnaire, depuis Pouchkine, était aimanté par 1789. Dès 1917, la réaction prit des formes si subtiles que l’analyse en demeure escamotée. J’évoque ici la dissociation radicale entre essence et apparence, telle que le marché des idéologies s’en empara sous le nom d’existentialisme. La négation d’une essence humaine suppure en l’Übermensch de Nietzsche, qui était inspiré par Dostoïevski : « Que deviendra l’homme sans Dieu et sans immortalité auquel tout est permis ? ». Nietzsche y répondit par une affirmation catégorique : « Dieu est mort, tout est permis ». Sans essence transcendante ne reste qu’une existence immanente privée de sens, vouée à la satisfaction des sens. Et c’est grâce à l’armée américaine débarquée en Europe lors de la première guerre mondiale, que l’existentialisme put se déployer avant d’être conceptualisé par Heidegger. J’ai pris la peine de montrer comment une escouade aventurière de jeunes intellectuels en mal de notoriété littéraire, accourue dans les bagages de l’US Army, mit à profit la supériorité du dollar pour forger le cliché Paris est une fête. Le héros récurrent d’Hemingway est un homme sans cesse tiraillé entre mal de vivre et soif insatiable de jouissance immédiate. Laquelle suppose un renouvellement constant des sources de plaisir que seul assure le marché. Dont la promesse implicite, formulée par chaque idole, est d’accéder au paradis. Surenchère dont le paroxysme serait une extase révolutionnaire telle que la véhiculent tous les slogans publicitaires issus de l’imagerie qui entoure Mai 68. Paris est une fête, clamaient les murs situationnistes. Gesticulations bravaches et simulacres d’un monde sens dessus dessous.

Qu’une vérité se cache derrière les apparences mensongères, seulement accessible à ceux qui ne sont pas abusés par les vanités terrestres, est un axiome indispensable à la compréhension du Manifeste communiste. Ce paradoxe de la pensée marxienne fut redoublé par le fait que beaucoup de ceux qui s’en réclamèrent manifestèrent un dogmatisme pire que celui des religions. D’où son complet discrédit, quand l’essence de notre idéal irrigue ce qu’il y a de plus créatif dans la meilleure part de l’humanité. Plus aucun aspect d’une existence privée d’essence et de sens n’échappe à l’explosion de contradictions insolubles aux effets dévastateurs dont il est prohibé d’examiner les causes, tant elles sont masquées par un clergé médiatique propriétaire de toute parole publique, aux gages du système de la valeur. J’ai croisé la sarabande grotesque de leurs prélats, princes de la finance et notables contemporains dans la fresque de James Ensor.

Cette promenade somnambulique sur la place Rouge évoque une autre révolution dont le premier manifeste parut l’année même de ma mort. Je parle ici du surréalisme, insurrection de l’esprit que les visions étriquées d’un Jdanov condamnèrent à la censure au nom d’un prétendu réalisme socialiste, hérité des préceptes convenus de Plekhanov. J’avoue n’avoir pas compris de mon vivant les enjeux cruciaux de cette bataille culturelle que nous avons perdue sur le front gauche de l’art, selon l’expression de Sergueï Tretiakov et Vladimir Maïakovski. Boris Pasternak, Isaac Babel, Victor Chklovski, Vladimir Tatlin, Alexandre Rodtchenko, Dziga Vertov ou Sergueï Eisenstein firent briller d’un éclat sans pareil ce Levi Front Iskoustv, dont nos bureaucrates éteignirent plus sûrement la flamme que toutes les propagandes bourgeoises. Ne serait-ce pas dans une revue LEF d’aujourd’hui que devrait être publiée cette Parallaxe du Kremlin ? Qui donc oserait-il revendiquer encore la sentence d’André Breton concluant son Manifeste en 1924 : « La beauté sera convulsive ou ne sera pas » ?

James Ensor, dans la lignée de Jérôme Bosch, était un peintre surréaliste avant que le mot ne fût trouvé par Guillaume Apollinaire. Encore celui-ci modifiait-il un néologisme du poète Gérard de Nerval : surnaturalisme. Si le projet d’un dépassement du capitalisme (tyrannie du travail mort sur le travail vivant ne pouvant aboutir qu’à la dictature d’une « intelligence artificielle ») articule des dimensions éthiques, politiques et esthétiques, c’est en ces trois domaines que le nihilisme postmoderne fait prévaloir une morale mafieuse parée de vertus fallacieuses, une politicaillerie de shows publicitaires, une esthétique de l’anesthésie. Ce qui alerterait toute pensée critique n’ayant pas succombé aux ukases des maîtres à ne pas penser. L’idée d’une surnaturalité ou d’une surréalité, loin de menacer la nature ou ce qui passe pour la réalité, véhicule au contraire l’hypothèse d’un univers naturel où l’espèce humaine se définit par sa conscience de l’évolution globale dans laquelle s’inscrit son histoire, transcendant ses nécessités biologiques naturelles par une liberté symbolique à laquelle on a donné le nom de culture. Ce qui constitue la surnaturalité de l’homme, capable de voir « par-delà les sphères étoilées » comme écrit Baudelaire. Ainsi la plus importante part du réel se cherche en dehors, au-delà de ce qui passe pour le réel ; et de ce royaume invisible le monde réel tire une sève d’avenir. Au lieu de quoi, l’industrie de l’hypnose visuelle et sonore prospère d’une sous-culture de la poudre aux yeux, faisant du surnaturel un ingrédient commercial où Superman règne sur l’universel Disneyland.

La planète entière est traumatisée par le titre prémonitoire de Griboïedov  « Le malheur vient de l’esprit ». L’anéantissement de la pensée critique par un nihilisme sans alternative brouille les ondes historiques. Ce pacte faustien qu’est le capitalisme triomphe de ne plus faire croire à l’âme ni au diable. C’est ce que me suggère un squelette à chapeau haut de forme, souriant avec une expression sarcastique à l’avant-plan de la surnaturelle vision d’Ensor. Ses orbites creuses lorgnent vers un uniforme à galons et médailles paradant au milieu du pandémonium. Les discours publics ne bruissent plus que d’union sacrée, réarmement, militarisation générale, mobilisation de la société sous commandement de l’OTAN, ricane le squelette. Je lui fais observer qu’il parle depuis le monde occidental, où l’on se réjouit de la méprisante ignorance du Kremlin à mon égard. Mais les dents du squelette claquent, ses genoux s’entrechoquent, il grelotte, secoué des frissons parcourant les banlieues moscovites frigorifiées par la désintégration des systèmes de chauffage datant de l’ère soviétique. Né dans l’imagination d’un peintre à Ostende, le squelette me signifie qu’il éprouve aussi bien les émotions des habitants de Vladivostok. Il me laisse entendre qu’un gouvernement bolchevik mondial doué de bon sens offrirait la confortable possibilité de migrations intercontinentales autour des principaux foyers de civilisation, chacun ayant partout droit de séjour et loisir d’exercer des activités sociales utiles ou futiles, en sorte qu’il n’y aurait plus ni juif ni grec mais que tous pourraient être à la fois juifs, grecs et palestiniens, sur l’axe Vladivostok-Ostende comme entre Oslo et Johannesburg. Ce qui suppose l’humanité dotée de cartes non d’identité mais d’altérité. Car l’empire d’Occident s’est construit depuis Rome en faisant de l’Autre la part négative du Même. Mais, poursuit le squelette en me donnant l’accolade comme à son alter ego dans l’autre monde, faut-il délivrer aux mortels des messages rappelant ceux de leurs guides spirituels et intellectuels, quand ils préfèrent écouter ceux ressassés par leurs pouvoirs temporels ? Shakespeare fait parler l’épouse de César qui décrit le chaos dans Rome, des morts quittant leurs tombes, des fantômes hantant les rues de la ville. Phénomènes explosant aujourd’hui dans tous les pays de l’empire, en particulier cette vieille province palestinienne où périt Ghaza. J’entends ces mots comme si le squelette les prononçait par mes lèvres peintes. Soi-même vu comme un autre, l’autre comme une part de soi-même : pour Hegel, tel n’était-il pas le travail de l’Esprit ?

D’Einstein à Chaplin et Picasso, si les plus brillants génies de la première moitié du XXe siècle ne soutinrent pas explicitement l’Union soviétique, tous fustigèrent le capitalisme, exprimant des sympathies communistes. Ils eurent l’expérience d’un système emprisonnant et empoisonnant toute vie dans une compulsion d’accumulation sans fin, nécessitant aussi bien les séquences de destruction massive par la guerre, afin que prospère le cycle infernal. Docteur Mabuse, Metropolis, M le Maudit de Fritz Lang montrent l’emprise de Méphisto parvenant à son comble avec un marché du désir que servent les valetailles de la Kulturindustrie. Pour lesquelles je fais figure de diable absolu, coupable de tous les crimes de son siècle. Ces larbins pouvaient-ils imaginer pareille résurrection ? Comme si les drogues chimiques emplissant mon corps empaillé le faisaient accéder à une extase divine au centenaire de sa mort. Mais l’enjeu n’est pas moi. Cet élan historique à l’assaut du ciel ayant eu pour slogan Guerre aux palais, paix aux chaumières s’est fracassé contre le miroir du ciel. S’il eut pour foyer Moscou, ce ne fut avec l’idée ni de capitale impériale ni de Troisième Rome. Je le rappelle à ce squelette en prenant congé de lui dans la splendeur crépusculaire du ciel déployant ses banderoles de sang.

Les battements cosmiques de ma poitrine sont ceux de la place Rouge. Ici bat non le cœur d’une troisième Rome soumise à César mais celui de Carthage et de Troie chantées par des aèdes qui ne furent pas entendus. Rêver dans un apparent sommeil est exercice qui me convient, car je n’ai jamais quitté le cercueil de verre où gît mon corps depuis cent ans. J’ai tant vécu, tant parlé, tant pensé, tant écrit que je ne sais plus quoi dire de ce que la mort physique m’a permis de voir et d’entendre au cours du siècle écoulé. Mes idées volent vers les nuages, et quand elles reviennent dans ce mausolée, quels mots nouveaux trouver encore pour décrire le drame de ces deux principes constituant l’humain : l’animal et le divin ? La bête cherche à satisfaire des exigences insatiables qui l’asservissent toujours davantage à mesure que l’ange est soumis à son joug. D’un côté s’agitent les forces de l’instinct, de l’autre se débat dans sa cage l’oiseau de l’âme aux ailes coupées. Qui daigne encore écouter son chant ?

V.I. Lénine

Transcrit par Anatole Atlas, le 21 janvier 2024

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