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« Où sont donc les vivants ? »

Fernando Pessoa        

Le Jaguëy, c’est un figuier des Caraïbes.
Dans le miroir sphérique on le voit rôder à Bruxelles comme aux Cyclades. Il y rêve le jour et veille la nuit tourbillonnant parmi les myriades en fleurs où hier et demain se confondent aux yeux fous d’Habanaguana, son Eva de Cuba. C’est à elle qu’ira, purifiée par l’ordalie de l’eau et du feu, la parole de l’aède assassiné.

Voici l’heure venue, pour Atlas, de parler à l’univers.
Quel basculement s’est-il produit du globe sur son axe ?
Un être en est banni dont l’œil intérieur voyait le Tout du Monde. Créait un théorème interprétant le drame humain global. Qu’un aède grec emprunte le nom d’Atlas ou qu’il prête au titan sa voix, l’un et l’autre apercevaient un au-delà de l’horizon...
Sur le seuil du Levant et du Couchant,
Maïak (phare en langue russe – nom de code soviétique de l’aède) allume un feu de signes en direction de l’avenir, élucidant la rengaine des idoles en leurs vitrines, seules âmes en éveil dans la capitale frappée d’une épidémie d’absences au cours de cette nuit blanche où l’aède revit son conte de fées avec la belle Eva de Cuba, lors de leur périple entre Cyclades et Caraïbes.

Traversée du naufrage fut après les coups de feu son chant par-delà le miroir des eaux noires. S’il s’était anéanti, quelle voix dirait encore l’autre vision du monde ? Atlas, tel Orphée, jamais n’a fini de méloper. Le globe ayant sué sur ses épaules un mal incubé de longue date, il s’en trouva nanti comme du meilleur des sauf-conduits pour l’au-delà. Même si, depuis mille soleils, leur Acropole en ruine succombe sous les lianes d’un figuier tropical...
Quelque chose de naturel ? Non, c’est une vision. Car il n’y a rien de naturel dans la nature. Il est mort ? Oui, mais il parle encore. Car pour l’aède, le mythe est un fait concret : seul ce qui est mythique est réel. Terre, profère Atlas, qu’as-tu fait de ton sens ?

La guerre de Troie renaît au berceau de la démocratie, quand la Grèce vend l’île de Paros au milliardaire Jésus Evangelista. Les célèbres rhums du même nom n’aspiraient-ils pas en outre à retrouver leurs sèves dans ses anciennes possessions cubaines ? AJIACO plongera donc au cœur de ce qui fut un modèle absolu pour l’actuelle dictature du crime : le Cuba des années cinquante.
Famines et pestes, guerres et morts – sur terre et dans les airs, par l’eau et par le feu : cette enquête révélera quel pacte fut conclu par quatre cavaliers d’Apocalypse dans un casino de Baracoa, le 26 juillet 1953. Là même où Cristobal Colon (affrété par un Théokratidès, financé par un Evangelista, secondé par un Loyola, mais aussi rêvé par un Atlas) découvrit le Nouveau monde il y a cinq siècles en accostant sur une plage paradisiaque veillée par le Jaguëy millénaire.

Qui sait encore que les feuilles du Jaguëy peuvent guérir les morts ? Une vie obscure continue d’habiter la capitale d’Europe hantée de fantômes, dans un silence que les ténèbres rendent infini. Qui sait quelle folie poussa les maîtres du monde, à coups de glaives sociaux et de boucliers fiscaux, à s’engager dans une logique de guerre civile, sinon l’œil du Cimarrón – foyer du miroir sphérique ?

Un demi-siècle après Baracoa, le jet privé d’Evangelista se pose à l’aéroport Venizélos d’Athènes. Il est accueilli comme le Messie par les officiels grecs éprouvant quelque gêne avec le déficit abyssal de leur dette publique. Ainsi se voit-il introduit dans la basse-cour par Aristos Théokratidès – père d’Aurore, dite Eva de Cuba. Richissime héritière des baumes, onguents, philtres d’amour, élixirs de jouvence et autres parfums Noé. Star des apparences mondiales n’ayant eu d’autre rivale que la patronne des charmes L’Oréal. Mais aussi figure de rebelle internationale, égérie de Guy Debord aux premier temps du situationnisme. Celle qui avait entraîné l’aède Atlas depuis les Cyclades jusqu’aux Caraïbes en juillet 1953, l’année précédant la naissance à Santiago d’un certain Juan-Luis de Loyola. Mais pourquoi passerait-il quarante jours en trop dans le ventre d’Aurore, celui qui tirerait les coups de feu depuis le sommet de la tour Panoptic, le 16 juin 2004, nuit de son cinquantième anniversaire ?...

Ainsi qu’une torche flamboierait cette ville couronnée d’étincelles dans la chambre cosmique où plus qu’un haut immeuble infiniment plus nouveau est le Tout qui chante sève par le tronc d’un ficus aux ramures astrales. Mes racines montent et s’entortillent à des lianes qui tombent en une étreinte au cœur de laquelle est fini, pour le fils d’Eva de Cuba, le jeu des junk bonds et du story telling management. Sur son ordinateur les chiffres cesseraient de clignoter, mais il vous lancerait encore une œillade vitrifiée.

Les deux philanthropes, ayant examiné la valeur des réserves grecques, suggèrent au gouvernement de dépenser plus qu’il ne possède. C’est la banque NOE qui avancera les fonds. L’Etat pourra négocier ensuite sur les marchés l’espoir de revenus futurs : l’espoir est un produit que NOE (Nouvel Ordre Edénique) vend, au même titre que ses cosmétiques, dans le monde entier. Pour que les marchés fussent rassurés, l’on fit en sorte que la Grèce emportât la coupe d’Europe de football et organisât les Jeux olympiques en 2004. Comme on s’arrangerait, en 2010, pour que les colonnes d’Hercule soulèvent une Coupe du Monde en forme de globe terrestre à bout de bras tenu par Atlas, au Soccer City de Johannesburg, précipitant les krachs et crashs qu’on sait.

Car mes branches amoureuses enserrent les débris d’une tour, et Juan-Luis de Loyola n’en continue pas moins de fixer la fenêtre éclairée, zombi pour l’éternité. Les murs, troués par un obus, délabrent un décor où demeurent suspendues les photographies de son père et de sa mère. On ne se lasse pas de contempler les rayonnants visages d’Abel de Loyola et d’Aurore Théokratidès (dite Eva de Cuba), depuis cet étrange réveillon du 16 juin 2004 : quand, à la prolifération nocturne d’images lumineuses caractérisant toute ville moderne, succéda une persistance de la nuit dans le jour.

Grâce à Jésus Evangelista, la Grèce contracte donc des crédits qui se chiffrent en dizaines de milliards, hors comptabilité officielle. C’était avant la crise financière. La tour Panoptic n’encaisse alors qu’une commission de quelques milliards. Si elle n’a toujours pas déboursé le moindre centime, va-t-elle se contenter de si peu ? Ce serait mal connaître Evangelista. Il n’est pas un gagne-petit. Son destin est messianique. Ce n’est pas seulement Athènes mais l’Europe entière qu’il veut gober, dont au cœur de la capitale à jamais s’abandonne aux lianes une tour veillée par Loyola.

La pièce est presque intacte, parée de sa bibliothèque où les titres luisent dans l’obscurité. Le bureau se dresse toujours au milieu des bris de verre, dont quelques éclats jonchent la surface d’acajou. Juan-Luis de Loyola s’y tient assis, pétrifié par la lueur d’un écran que nuancent les reflets d’un soleil jaune et bas crachant son haleine fétide par la bouche édentée du mur. C’est un homme sans âge, aux traits anonymes, ceux d’un fœtus ou d’une momie. N’importe qui d’entre vous. La haine mortelle du trader ne fut-elle pas la vôtre à l’égard de l’aède ? Vous êtes ce type épouvanté que vous avez le vague sentiment de reconnaître, mais dont vous ne vous souvenez guère, plongés comme lui dans une vision qui n’était peut-être qu’un rêve de l’aède Atlas.

Le jeune président noir des Etats-Unis d’Amérique élu par Jésus Evangelista, pas plus que les dirigeants européens, n’avaient eu à cœur de nuire au patron de la tour Panoptic en réglementant les spéculations de la finance. Rien qu’en jouant sur le pays de son vieil ami Théokratidès, n’avait-il pas offert aux personnels à casquettes étatiques du casino mondial des pourboires substantiels ?

Je prends ce trader dans mes bras, je l’enlace avec amour, on ne voit guère entre mes branchages que le visage du tueur de l’aède, ses yeux vides aux sourcils relevés devant un ordinateur hors de fonction. Lecteur, ce n’est pas toi cette statue que les paroles de l’arbre enserrent, et c’est toi pourtant !

Ainsi s’amusait le sommet de l’Olympe, quand dans les ténèbres inférieures grouillait un peuple de l’abîme, un sous-monde obscur, une humanité de l’ombre – ce gouffre des bas fonds qui fut toute sa vie le ciel du poète communiste grec Anatole Atlas...
Contretype médiatique absolu, sa cosmythologie lui interdit le moindre sacrifice aux simulacres nuit et jour exaltés par les faux miroirs de la tour Panoptic. L’aède suppose donc familières au lecteur les représentations frelatées par l’industrie de l’image et du verbe telles qu’elles se donnent à consommer dans chaque journal, magazine, roman conventionnel ; telles qu’elles concentrationnent les esprits grâce aux miradors audiovisuels ; telles qu’elles opèrent, depuis certain 26 juillet 1953, une colonisation des cerveaux universelle...
Il supplie plutôt le chœur des muses de répandre en ses chants leurs paroles ailées, comme elles aidèrent le premier des mondiologues à chanter l’
Iliade et l’Odyssée ! Son poème exigea, pour s’écrire, bien plus de Mille et Une Nuits (condensées en une seule : celle du 16 juin 2004 – centenaire du Bloomsday).
L’on ne s’étonnera donc pas de voir surgir ici l’auteur d’
Ulysse en compagnie d’Homère. Car l’aède ne tourne jamais la page. Depuis trois mille ans, son écriture arpente une même sphère. Tel se veut le théorème illustré par une guerre de Troie n’ayant jamais cessé jusqu’à nos jours : celle de l’Occident contre l’Orient.
De son œil du dedans, l’aède n’a-t-il pas vu le Tout du monde ?

L’introduction de ce roman sphérique avait été écrite cinq ans après les événements ici narrés, qui décidèrent de la débâcle du globe. Un lustre plus tard encore (2014), tout était reparti comme en Quatorze de l’autre siècle. Il ne fut presque aucun folliculaire qui ne prostituât son verbe à l’idéologie de la nouvelle Union sacrée – non plus contre l’Allemagne ou la seule Russie, mais contre l’Orient tout entier. Les mêmes causes (crise du capitalisme, due à la trop secrète baisse tendancielle du taux de profit) entraînèrent les mêmes effets, surmultipliés par la puissance des techniques militaires. De même qu’entre 1914 et 1945, à l’échelle vraiment globale cette fois, ce fut une autre Guerre de Trente Ans. Les racines profondes – remontant à la guerre de Troie – seront inventoriées dans cet oratorio.

Un million de milliards de produits bancaires circulaient autour de la planète, quand la plus grande part de l’humain bétail crevait de faim dans l’analphabétisme. Le système capitaliste était-il pour autant privé de règles ? Tu parles ! Celles-ci appliquaient leurs bestiales rigueurs à la chose publique, par la grâce des personnels à casquettes étatiques, sous contrôle de la tour Panoptic. Où les spéculateurs situationnistes à la Juan-Luis de Loyola avaient toute liberté de jouir sans temps morts ni entraves...

Ce n’est pas un hasard si vous tous, à travers Loyola, venez de prendre AJIACO sur le rayon de sa bibliothèque. Dernier témoin de son existence, il s’est ouvert entre vos mains. Puis vous avez porté les yeux sur la première page que nul, depuis mille soleils, n’avait offerte à la lumière du jour, pour qu’elle vous lègue son message qui n’espérait que ce signal pour acquérir nouvelle vie par une lecture tardive. Quand certains d’entre vous en reçurent le manuscrit, pouvaient-ils avoir l’intuition que mille soleils plus tard d’autres doigts sentiraient la vibration de millions de caractères qui transmettraient enfin le sens dont ils étaient alors déjà porteurs, même si dans ces temps lointains nul n’avait aperçu la fenêtre d’imagination s’ouvrant à tous plus grande que le trou laissé béant dans ce bureau par un missile ?

Conforme était au plan divin que les élus triomphassent en leur terre promise, que les damnés croupissent dans la géhenne. L’un et l’autre furent le sort de l’aède...

Oui, il passera le temps qui apaise tout, même les regards morts. Prenez donc cette histoire comme si c’était l’arbre des origines qui vous la contait – cent ans après les premiers mille soleils, ceux d’Hiroshima. Peut-être offre-t-elle promesse d’un jardin. Qui sait si le figuier baigné d’un fleuve n’a pris la place d’une tour et de son cloaque ?

Le 6 VIII 2045

Le Jaguëy est également disponible au format PDF (télécharger 6 pages = 202 Ko).

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