Sphérisme   >   Ajiaco   >   Partie 3

 Rengaine Page 25
 

Rengaine d’une idole des vitrines
 

Il y eut cet éclair dans la nuit, baignant d'une lumière cosmique le paysage du canal. Mes paupières avaient-elles pris feu ?  Les esprits des eaux noires propageaient une lumière astrale. Comment l'homme qui se noie pouvait-il faire entendre autrement sa voix ? Je volais au milieu d'un nuage de flammes avec la sensation de naviguer parmi les étoiles. Ne faut-il pas tout un univers pour produire un seul chant ?

Celui de l'aède continuait de me parvenir, à moi qui n'étais qu'une idole derrière sa vitrine.

J'avais déjà connu cette aventure dans les ruines de Troie, les cendres de Carthage, la débâcle de Moscou...

De toute part m'environnait un brasier dont j'ignorais la source, aux alentours de cette boutique bruxelloise où nul n'aurait deviné, sous les artifices d'un fétiche en bois, l'effigie qui avait appartenu au trésor du roi Priam. Vous ne me croyez pas ? C'est la moindre des choses. Qui peut accorder créance aux rêveries d'un mannequin dont s'orne la devanture d'une modeste agence de voyages...

Cyclades et Caraïbes, disait l'enseigne au néon de la vitre où j'offrais le meilleur profil de la déesse Athéna. Bien sûr, j’aurais pu vous dire que j’étais Habanaguana, l’oiseau-serpent de la cosmogonie afro-cubaine...
Là réside en effet la loi du mythe, qu'il offre le bonheur de tout métamorphoser. Sa vie entière, l'aède n'a-t-il pas plongé dans la matière première alchimique du langage, région mentale où prennent essor les mythes ? Il ne fait donc aucun doute que dans cette histoire vous rencontrerez maints géants et dragons, sorcières et fées.

L’On feint de déplorer la fin des Grands Récits. Mais ne le fait-on pas taire, celui qui vous invente une langue résonnant déjà pour un autre monde ? Car il relie le savoir des peuples, en leur combat millénaire, aux plus hautes élaborations imaginales dont l'humanité fut capable. Aussi faut-il rendre inaudible sa parole critique, pour la raison même qu'elle englobe tous les discours tenus par la prétendue globalisation. Vous en voulez une preuve ? Sur le pont de béton qui enjambe le canal, au pied d'un figuier tropical dont s'était emparé l'incendie, je voyais Abraham égorger un mouton. Son geste sacrificiel – symbolique entre tous – par quoi la mort d'un animal se substitue à celle de l'homme, n'avait-il pas fondé la civilisation ? N'était-ce pas l'origine de l'antique tragédie, qui par son étymologie signifie chant du bouc ? Ce qui, nous dit l'aède, avait donné naissance au théâtre... N'était-ce d'ailleurs pas l'un des objectifs de notre voyage de l'île de Paros à Cuba que d'y découvrir combien ce rituel trouvait ses racines dans d'immémoriales pratiques africaines, d'où naîtraient les cultes abrahamique et dionysiaque ? Mais qui va me croire ?  On ne m’écoutera pas non plus si je décris la scène qui se déroulait devant mes yeux de fétiche des vitrines. Sur l'autre rive du canal, un cortège militaire de vingt-huit limousines, occupées par autant de ministres de la Guerre, se dirigeait vers le siège de l'OTAN pour y planifier le prochain bombardement nucléaire de l'Orient. Ce convoi carnavalesque n’était-il pas la caricature du message de l'aède ? Sur le quai, devant ma vitrine, se déployait une procession religieuse à la mémoire du fondateur de l'église Apple, dernier saint de la religion judéo-chrétienne. Les fidèles en deuil déposaient des fleurs, allumaient des bougies, sacrifiaient des pommes en improvisant un autel de fortune au pied du vitrail ouvrant sur la chapelle de l'Apple Store voisin – propriété de la tour Panoptic.

Sur le pont de béton l'arbre en flammes captait cette scène au fond de sa mémoire.


Ajiaco  >  à Mayela  >  Partie 1  >  Partie 2  >  Partie 3  >  Le Jaguëy  >  des Pléiades  >  Extrait 1 (pdf)  >  4e de couverture

SPHÉRISME | Ajiaco | RETOUR