SPHÉRISME   >   Ajiaco   >   partie 1

 La mort est la plus belle des histoires...

a mort est la plus belle des histoires, si elle est bien racontée dans quelque nulle part entre sommeil et veille : ce qu'un aède grec nous chante en son rêvoir au fond du canal de Bruxelles.

Cette capitale de l'OTAN somnolait depuis trois mille ans sous un ciel celtique et — ( Keltikos en ancien grec signifiant Troyen ) — marmonnait de temps à autre en son sommeil l'histoire d'une guerre à laquelle ne rêvait plus qu'un vieux barde homérique. Il se disait posthume de naissance ; après la vie, son sort n'en serait-il pas plus enviable ?

 « Peut-être même ne suis-je pas encore né... »

Cette pensée l'orienta vers son étoile rouge de toujours, au-delà de la surface des eaux noires. Les coups de feu depuis la Tour l'avaient précipité dans un gouffre sans fond, qui le propulserait à une hauteur vertigineuse en la cinquième dimension du rêve et de la mémoire.

L'aède émergea soudain tant il avait besoin d'air. Le pont sur le canal était désert et l'embrun porté par le vent lui fouetta la gueule, d'où jaillit une phrase de mille pages. Qui, sous l'empire de la tour Panoptic, lirait-il une allégorie placée sous le signe de la marmite primitive chez les Indiens taïnos de Cuba — si tel était le sens d'un ajiaco ?  Sans compter qu'on s'y casserait les dents sur trop de pierreries précieuses, diamants, perles d'orient pâle comme les yeux d'Eva qu'il voyait à nouveau dans les branches d'un figuier tropical.

Comme le 26 juillet 1953.

Comme le 12 octobre 1492.

L'aède était coiffé d'une plume d'oiseau de mer. Il se pencha vers les reflets à la surface de sa sépulture liquide, où les lumières de la Tour dansaient sur les abîmes de l'espace et du temps.

Ce beatnik bolchevik plus que centenaire éleva vers le ciel en guise de Graal, ou de ciboire, ou de toute autre coupe sacrée, le pot de chambre débordant d'abominations recueilli le long du quai (probable reliquat d'une tribu nègre, asiate ou peau rouge — les immigrés clandestins seuls attestant encore, par leurs couleurs de peaux, le souvenir d'un défunt drapeau national), pour de ce roman psalmodier le véritable Incipit :

Introïbo ad altare Dei !

S'imaginant incarner l'axe cosmique, il se versa sur la tête le contenu du trône, qui dégoulinerait jusqu'à l'ombilic de la Terre. Alors, usant de sa plume comme d'un goupillon pour fertiliser cette capitale de l'Occident, il sacra les quatre points cardinaux sans oublier le cinquième, qui relie le zénith au nadir. Puis, scrutant le sommet de la tour Panoptic, il apostropha sur sa plate-forme de tir le Scribe de cette mélopée :

Eh viens donc, Loyola !  Descends un peu si tu l'oses, abominable jésuite...

Tel un somnambule se révélant danseur étoile, son gracieux cadavre bénit en trois bonds la Tour, le canal et la ville qui ne s'éveillerait jamais ce matin du 16 juin 2004.

*

Aux millions de biographies plus ou moins fictives dont regorgeait le marché, l'aède n'entendait-il pas ajouter sa thanatographie ?  Qui voudrait explorer les plus lointaines contrées humaines aura donc ici loisir d'écouter un être valant plus mort que vivant. (« Mon image vaut plus que mon dernier milliard », a coutume de professer Jésus Léviathan — pape de l'oligarchie financière mondiale et patron de la tour Panoptic — en déni du mythographe.)

Oui, le sort des morts est enviable. C'étaient bien les vivants qui avaient à souffrir de l'ignorance, non ?  Pouvaient-ils savoir à quel point l'Histoire est aussi multiple que leurs petites histoires ?  Il fallait un mortel revenu de l'autre monde pour leur apprendre, par exemple, que la disparition de l'Union soviétique n'était qu'une légende parmi toutes les fariboles dont faisaient commerce les propriétaires de la planète. Enceinte était toujours l'humaine commune de la communion promise par le communisme. Sans quoi la névrose mondiale sous nos yeux se transformait en psychose, dont les champions prenaient la forme de führers prophétiques, de serial killers prêchant contre Marx et Mahomet leur croisade évangélique, de nymphopathes victimaires...

L'hypothèse d'un au-delà n'ayant plus droit d'ester en littérature, toute création s'en trouve avortée par d'invisibles faiseuses d'anges, lesquelles créatures célestes n'en poursuivront pas moins leur aventure promise à plus lointain avenir que les fantômes d'un story telling universel, par quoi tout le réel est devenu série policière. Une société frappée de fantasmagories liées au mal d'oubli ! Mais l'aède n'était-il pas réputé le frère du fou et du criminel ? Cette idée redoutable faisait que lui étaient réservés l'asile et la prison dans les systèmes dits totalitaires. Ceux-ci ne glorifiaient-ils pas son œuvre en la condamnant avec une rage d'autant plus impitoyable que ces régimes étaient dirigés par des fous criminels ? Rien de tel en démocratie ! L'enclos du marché vous élimine son indésirable avec le doigté qu'il faut pour se délester de son âme au mont de piété du diable. Penser ce qui différencie la création des actes déments et meurtriers : n'est-ce pas le cœur même de toute vraie démiurgie ?

*

Trois mille ans d'histoire défileront sur le miroir sphérique d'une mémoire. Tambour cosmique lui est le globe quand  Atlas  brandit son propre crâne — ô marmite !  ô calice !  ô Graal !  — en guise de sphère n'ayant plus qu'un globe oculaire depuis que Jérusalem a crevé l'œil d'Athéna. Sauvé par la déesse aux yeux pers, qui lui accorderait l'immortalité pour errer toujours parmi les humains, le voici qui s'avance au pied d'un Acropole racheté par la tour Panoptic où Yahvé, dieu des Armées bibliques, a pris la place de Jupiter pour condamner la race des titans et des atlantes, alors que l'ultime navette Atlantis promet de s'abîmer dans l'Atlantique.

Ô mal du rêve et de la mémoire s'abattant sur le psychisme de l'Occident, quand il expulse une Grèce déclarée faillie comme la gueuse dépravée des honorables nations européennes !  Les bombes lacrymogènes pleuvent sur une capitale athénienne dont les stations du métro sont transformées en chambres à gaz. Des blindés militaires sillonnent le berceau de la démocratie pour y protéger les sièges de la tour Panoptic et de la banque NOÉ (Nouvel Ordre Édénique).

*

Ayant franchi les Grandes Eaux, l'aède oppose à l'Olympe un bouclier d'Achille dont Homère, au chant XVIII de l'Iliade, avait fait la première métaphore du monde : contenant l'univers avec terre, ciel, mer, soleil, lune et tous les astres — sans oublier les Pléiades, en surplomb de cet Ajiaco — le bouclier s'orne de deux villes dont l'une est la proie d'une guerre civile, toute la scène déployant un théorème immémorial autour d'un groupe de danseurs et de danseuses, au centre desquels chante l'aède jouant de la lyre. Quant au bord extrême du bouclier d'Achille, Homère n'y voit-il pas Sa Grande Force le Fleuve Océan ?

Dans le roman contemporain découlant d'une vision née de la guerre de Troie, le Scribe s'excuse de figurer comme personnage. La seule question qui l'anime : Que s'est-il passé depuis que je suis né, le 16 juin 1954, à Santiago de Cuba ?

Car c'est à sa mère Aurore Théokratidès (dite Eva de Cuba) que s'unit pour toujours l'aède Atlas — axe entre ciel et terre — comme à l'Oiseau-Serpent des origines.


Juan-Luis de Loyola, le 16 décembre 2011


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