SPHÈRE CONVULSIVISTE
 
Hommage à
Hector Bianciotti
 
Critique littéraire
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SPHÉRISME > Hommage à Hector Bianciotti

 Hector Bianciotti

Hommage à Hector Bianciotti

À qui m’entendra dans mille ans

« Celui qui prendrait ce que j’écris pour la vérité,
serait peut-être moins dans l’erreur
que celui qui le prendrait pour une fable. »

Denis Diderot

Où et quand parle Shéhérazade ?
Quand bien même il s’écoulerait encore dix siècles avant que les Parisiens ne découvrent pourquoi les gargouilles de Notre Dame leur tirent la langue obseinement depuis près d’un millénaire, les raisons leur en ont été révélées, le matin du 22 juin 2012, avec une actualité scandaleuse.

AU DELA DE LA DEMESURE : MATINS NEGRES DE PARIS

Quel sens avaient ces mots tracés ce matin-là sur un trottoir devant le café des Deux Magots ? La foule du boulevard Saint-Germain était dense en ce jour de banderoles déployées (« Alep c’est Benghazi ! Sus aux tyrans d’Asie ! »), qui était aussi celui des funérailles d’un authentique Immortel.
L’examen du graffito sur le trottoir par deux illustres personnalités germanopratines venant de s’installer à la terrasse – peu soucieuses des grimaces ricanant en haut de Notre Dame –, leur avait montré que les mots en étaient constitués de petites lettres multicolores en usage dans les classes maternelles, pour l’apprentissage de la lecture et de l’écriture.
Qui d’autre que Shéhérazade pouvait-elle s’adresser à toi ? Ce n’était certes pas de trop loin venir que des nuits de la littérature, pour éclairer pareil matin de Paris !
S’il me fallait recueillir à leur source les uniques pleurs versés sur la tombe de l’énergumène ayant osé signer le roman Seules les larmes seront comptées, c’est que je demeure pour beaucoup le symbole d’un Orient tel que le rêva l’Occident, quand ce scribe arrivé du ponant des plaines argentines vers la ville européenne illustrant le nom d’un prince troyen – ne déshonorerait jamais celui d’Hector.
Dans les mille et un contes ayant rendu mon destin mémorable, j’ai professé que le début et la fin d’un récit sont toujours ses parties les plus ardues ; aussi je me méfie de ceux qui prétendent commencer par un incipit et s’achever par un point final. N’en va-t-il pas de même des histoires et de l’Histoire, dont il est aussi présomptueux d’enseigner les origines que d’asséner la conclusion ? Toutes ces fables – je le prouve – relèvent d’une musique sans commencement ni terme.
Naître et mourir : sciences extrêmes ! L’écrivain qui gisait dans un corbillard garé ce matin printanier face au parvis de Saint-Germain-des-Prés naquit outre-Atlantique une année très 1930. Pas tout de suite alors, mais quelque temps plus tard, il accompagnerait Jorge Luis Borges au seuil de l’immortalité. C’est peu de temps après que se croiseraient vos chemins. D’ailleurs non loin de là, j’y étais. Djellaba de soie noire et voile ancestral me laissant le visage à découvert sur bottillons de cuir, je vous guettais. Lesté d’une valise bourrée de manuscrits, tu hélas l’élégant personnage qui marchait en sens contraire sur l’autre trottoir.
C'était en février de l'année 1988. Cet homme, que tu reconnaissais pour l'avoir vu, dans une célèbre émission littéraire, déployer ses bras comme des ailes, paraissait méditer à grandes enjambées d'écrire un jour Comme la trace d'un oiseau dans l'air.
« Excusez-moi, ne seriez-vous pas Monsieur Hector Bianciotti ? »

Tout étal est autel où je défie quiconque de prouver l’existence de l’argent davantage que celle de Dieu.
Bien sûr, comme à l’église l’hostie fait fonction de monnaie fiduciaire, il ne manque pas de banques ni de boutiques où les biens s’échangent contre pièces, billets, chèques, bulletins de créance attestant quelque chose comme une équivalence – mais à quoi ?

Le tract commençait par ces phrases.
Au coin de la rue logeant une fameuse maison d’édition, j’offrais aux passants – prophétesse de la débâcle financière qui surviendrait vingt ans plus tard – une feuille polycopiée dont le titre du texte ne sollicita guère l’attention du gentleman latino-américain qui t’avait invité à le suivre.

« L’argent existe-t-il ? »

Comme celle de Dieu, l’irréalité même de l’argent permit d’organiser le monde autour d’une fiction. Une vue de l’esprit, une conjecture – une Idée. Ce qui n’irait pas sans poser d’essentielles questions à ceux qui voueraient leur vie à d’autres idées, conjectures, vues de l’esprit, fictions. D’un point de vue spirituel, ces derniers – artistes, écrivains, intellectuels – s’il en demeurait qui ne fussent prostitués à la religion monétaire, étaient nécessairement engagés dans une guerre à mort contre cela qui, dans la société contemporaine, avait pris la place de Dieu. Comme aux époques précédentes, ils seraient taxés d’hérésie et poursuivis par la sainte inquisition de leur temps.

Pourquoi aurais-je dû modifier le contenu du vieux tract que je distribuais à la sortie du métro Saint-Germain (même djellaba, même voile noir qu’autrefois) ce vendredi 22 juin 2012 ? Sur le boulevard, les slogans reflétaient bruyamment l’esprit de l’époque : « À mort les neurones ! Vive la flore intestinale ! », « Tripes au pouvoir, cervelles aux chiottes ! », « Hourrah le ça, à bas le surmoi ! », « Non à la dictature de l’esprit totalitaire, oui à la rébellion des pulsions libertaires ! », « Tous unis pour une Phénicie révolutionnaire, contre l’impérialisme de la Chine et de la Russie génocidaires ! »...
M’as-tu seulement reconnue, comme tu arrivais de la gare du Nord, sortant du gouffre souterrain dont le tourbillon spécifique à cette station, dans un  livre, avait été comparé aux cyclones de la plaine argentine par l’académicien gisant dans la voiture des pompes funèbres garée devant l’église millénaire, toi qui ne me jetas qu’un œil distrait pour t’emparer de la feuille que je glissais entre tes mains (l’une tenant un cigare, l’autre un volumineux sac en plastique), trop occupé que tu étais à filer vers la plus proche terrasse ensoleillée ? Les deux sommités des Lettres qui s'y trouvaient attablées tenaient Hector en la plus haute estime : l'une l'avait invité voici vingt ans dans son ryad à Marrakech ; l'autre, écrit de lui qu'il était " le diamant noir de notre littérature ".

Je défie quiconque de prouver le contraire, à commencer par M. Jean d’Ormesson, le personnage des Lettres françaises contemporaines dont la renommée provisoire doit sans doute le plus à de telles fictions – si l’on considère comme hors-concours la marque BHL.

Magicienne déguisée en militante, je semais à tous vents. Prêtresse clandestine d’un culte ignoré, je n’avais pas assez de mains pour prêcher une hérétique doctrine à la masse des manifestants qui montaient depuis le fleuve à l’assaut d’on ne pouvait imaginer quelle citadelle invisible, tant la tête en avait les traits de visages familiers des palais plutôt que des chaumières. L’Indien de la pampa mâtiné de clochard au raffinement rien moins qu’aristocratique dormant à l’abri des regards avait-il reconnu l’odeur de ton cigare ? C’est lui qui semblait diriger tes pas au milieu de la foule où tu te frayais un passage pour traverser la place. N'avait-il pas été vingt ans durant le phare de tes navigations parisiennes, sans ses articles promises au naufrage ?
Le jeu des lettres disposées sur le trottoir éveilla ta curiosité. Tu te baissas pour les ramasser, non sans adresser un clin d’œil aux créatures démoniaques t’assistant depuis le sommet de la cathédrale. Mon don de double vue me permit d’observer ton manège à la devanture des Deux Magots, jetant les lettres sur la table que ces deux clients huppés s’apprêtaient à quitter – laissant sur une soucoupe le confortable prix de l’addition –, tandis qu’il m’était difficile d’évaluer quelle pulsation battait le plus fort en mon coeur (celle du corps à mille têtes progressant sur le boulevard ou celle, dans son corbillard, d’Hector) au moment où pouvait se lire un nouveau message improvisé par les 36 lettres et le double point multicolores...

SAINT GERMAIN DES PRES : LE RADEAU DE LA MEDUSE

La scène qui s’offrait à mon regard formait donc un cercle dont le Nord touchait l'ancienne librairie Gallimard et le café Bonaparte, à l’Ouest les Deux Magots et à l’Est l’église devant laquelle poireautaient les employés des pompes funèbres. C’est vers le carnaval du Sud, où la masse humaine affluait au milieu des à mort et des vivats, des bravos et des à bas, que se dirigeait à présent mon attention.
La nouvelle première dame de France ouvrait joyeusement le cortège aux côtés de l’avant-dernière en date, qui lui avait remis les clés de l’armoire aux masques et grimages le mois précédent, flanquée de cette autre figure des écrans promise par tous les magazines à lui succéder dans les décors de l’Elysée sans le fiasco de son mari dès la précampagne marquée par un accord dit « de Marrakech » avec une autre célébrité se tenant de front sur la même ligne que ses consœurs, les quatre héroïnes d’un feuilleton politique impensable voici vingt ans (quel studio eût-il alors entériné pareil scénario ?) se trouvant encadrées dans l’œil des caméras par deux cocasses figurantes aux rôles contrastés, tant leur commun espoir de tenir la vedette avait été brisé pour les montures de lunettes rouges faisant le programme vert de l’une, quand les plus révolutionnaires perspectives s’ouvraient à la blonde qui brandissait le poing d’une Marianne guidant le peuple à l’extrême dextre d’une mise en scène lui ayant réservé dans ce théâtre de boulevard la même position que sur l’échiquier politique, chacune des membres du sextette (il n’était pas jusqu’à l’absence d’une septième, évincée par toutes les autres, dont l’ombre n’accrût leur éclairage) affichant un sourire de star en brandissant mon tract.

On sait (ou l’on a, plus probablement, oublié) que l’ancien agent publicitaire du capitalisme bien connu comme éditorialiste au Figaro Magazine pendant plusieurs décennies, fut poursuivi pour fraude fiscale à hauteur de centaines de millions d’Euros, les poursuites ayant été abandonnées en raison de l’importance même du sujet.
Nul n’a davantage conservé mémoire du fait que la fortune du héraut de la Nouvelle Philosophie fût bâtie sur la déforestation des bois les plus précieux d’Afrique, à des conditions esclavagistes qui en disent long sur la démence des doxocraties contemporaines imposant aux esclaves l'opinion de leurs maîtres.

Pendant ce temps, je t’observais à travers un filtre humain désigner en vain de la main (sous une esclaffade redoublée des gargouilles au loin)  la configuration nouvelle des lettres étalées sur la table que dédaignaient les deux illustrissimes personnalités, pour accueillir une troisième célébrité.

C’était, en tenue de jogging, le ci-devant président de la République libéré de tout souci protocolaire, auquel faisaient accolade le plus vétuste académicien de la Vieille France et le principal faiseur d’opinions du monde contemporain. Chacun dans son uniforme de prédilection : habit vert et chemise blanche décolletée sous un sombre veston cintré.

Leurs considérations matérielles étaient transcendées par des spéculations plus intellectuelles. Combien de zéros derrière le nombre de milliards dont le Qatar consentirait à se délester pour acquérir, après un club de football, cette église et ce boulevard du même nom ?  Sans compter les vieilles librairies du quartier remplacées par des boutiques de luxe et toutes les maisons d'édition des environs, l'Académie française en prime. Le deal global avec la démocratie qatarie ne prévoyait-il pas une juste représentation salafiste au sein d'un monde littéraire intégrant Jérusalem, Rome et La Mekke ?

Quelques instants les trois hommes se congratulèrent, debout sur le trottoir. Il n'y avait qu'à se féliciter d'un altruisme républicain qui, moyennant dix mille missiles à l'uranium appauvri, venait de propager les droits de l'homme en Libye. Ce trio pouvait-il savoir que ses membres étaient les personnages de la seule oeuvre littéraire ayant, tout au long de l'année précédente, élucidé la guerre mafieuse déclenchée pour éliminer Qadafi, dans un contexte global de relations soumises à l'axe New York - Jérusalem ?

Je pus capter par ma troisième oreille les mots scellant leur pacte secret  (« Nous sommes bien d’accord... ») au moment de vider les lieux, quand je te vis d’une main t’emparer du montant de l’addition posé sur une soucoupe, en échange de quoi de l’autre main tu leur filais mon tract, en ce passage à peine actualisé voici cinq ans. Mais les dits de Shéhérazade sont-ils soumis au temps des mortels ?

Le plus médiatique des littérateurs en notre langue (toujours excepté BHL), dont l’influence dans l’élection de M. Sarkozy ne fut pas négligeable par le poids que son autorité sur la gent « cultivée » conféra à l’énoncé d’un simple constat plein de bon sens marxiste (« Il y a des classes, et chacune doit savoir où est son intérêt », dit-il alors en substance) ; cet inépuisable producteur de titres manquant rarement une occasion de tutoyer Dieu autant que de palper l’argent, c’est à lui que revient l’honneur de répondre le premier à mon défi : prouvez-nous l’existence de l’une comme de l’autre fiction !

D’un côté, le jeu de lettres ; de l’autre, l’ancienne abbaye bénédictine où aurait lieu sous peu la cérémonie religieuse. Tu t’excusas vite fait muni du sonnant viatique pour faire le tour du bloc et t’envoyer à quelque comptoir de bar un moins coûteux petit noir, laissant trois éminences universelles s’engager vers le parvis non sans une perplexité qu’accrut l’étrange son du glas. Tout le boulevard en changea de couleur. Jamais cloches romaines un tel son n’avaient produit. « Crois ! Croix ! Croâ ! » Ce triple croassement qui associait à l’oiseau de mauvais augure et à l’emblème d’une civilisation la foi comme impératif catégorique, ne pouvait avoir été le produit que d’une monstrueuse ventriloquie sociale – s’il ne provenait pas du corbillard.
S’en approchait un robot femelle aux seins nus et en string qui se trémoussait, un fouet à la main, dont la foule en extase imitait les gesticulations mécaniques. L’ambiance était toujours celle d’un tournage de série télévisée. D’étonnantes réflexions me traversaient l’esprit – venues de quel autre esprit ? – devant ce show ne paraissant avoir d’autre finalité que la destruction de tout esprit.
« Nous sommes surtout connues pour notre notoriété » : tel était le brillant paralogisme qu’illustraient les six idoles médiatiques (auxquelles ne manquaient que jambes en l’air et bâtons de majorettes), poursuivant leur défilé sous les cris d’une apparence de public. L’événement faisait sans doute à l’instant même un buzz universel sur Panoptic. La visibilité, grâce aux moyens techniques, substituait à l’absence de qualités intrinsèques une factice plus-value déterminée par la quantité d’apparence en elle concentrée, qu’il s’agît d’une première dame ou d’un politicien, d’un philodoxe ou d’un académicien. Costumes sur mesure, efforts capillaires, lunettes nouvelles et régime amaigrissant : n’étaient-ce pas les recettes qui venaient de transformer Joseph Prudhomme en président ? Faute que des réalités concrètes (comme quelques millions de bipèdes allant élire leur chef) fussent considérées sous l’angle des rapports sociaux déterminant leur place dans la pyramide, ces relations tendaient à se transformer en entités métaphysiques. Ainsi « la République », « le Peuple », « la Nation », ces allégories flottant sur toute élection : quelle signification recouvraient désormais les mots d’un vocabulaire stérilisé par son passage du politique au médiatique ? De même, les « Droits de l’Homme » et la « Démocratie » : quelle réelle substance de telles hypostases dissimulaient-elles aux yeux d’un milliard de crève-la-faim, dans la bouche des hérauts d’un « Occident ami, secourable et libérateur » – selon les mots du philodoxe bien connu comme sectateur du prophète Josué ?

Pareilles questions ne se peuvent concevoir que dans la pensée de qui se situe hors toute confession. Quelqu’un ne disposant pas plus des faveurs de la religion qu’il ne possède quelque bien que ce soit, dont l’obtention nécessiterait la médiation christique du fric.

Pouvait-on encore attribuer un contenu véritable aux déterminations spatiales partageant la société de bâbord à tribord, dès lors qu’avait disparu tout critère historique ? L’Etat, supposé médiateur entre classes opposées par l’antagonisme du capital et de la force de travail au nom de l’intérêt général, que pesait-il encore à l’heure de Kapitotal ? En témoignait la figure planétaire de Jésus Evangelista, ce complice et rival de Goldman Sachs affirmant descendre en droite ligne du roi Salomon non moins que d’Abraham le patriarche et du législateur Moïse ; dont le groupe financier se riait des structures étatiques, bafouant fiscalités et règles de droit comme jouant à sa guise des obsolètes fonctionnements démocratiques. La preuve par sa mise à genoux d’Aristos Théokratidès et de son pays la Grèce : n’était-ce pas lui qui l’avait sciemment soumise à l’esclavage de la dette ? Mais où l’analyse pouvait-elle s’en trouver ailleurs qu’en l’introuvable roman niché dans un sac en plastique à la main de ce bougre que tu n’avais cessé d’être ?
Je t’aperçus débouchant à droite par la rue Jacob après avoir contourné le bloc, pour t’installer sur un banc public et poser le sac lesté de ton dernier explosif devant l’église à quelques pas du corbillard, où les agents de la sécurité réglaient le bal des limousines, dont celle de l’ambassadeur d’Argentine. Depuis le boulevard, les six égéries de la démocratie avaient bifurqué sur l’esplanade à la rencontre de l’érotique robot fouettard. Leur télescopage avec le trio masculin venu de la terrasse ne pouvait manquer d’être immortalisé par les caméras. Dans une gerbe de rires aigus, l’une mimait la surprise de retrouver son homme en survêtement sportif ; l’épouse ayant manqué de lui succéder tombait dans les bras du philodoxe décolleté dont un éditorial avait du mari sauvé l’honneur bafoué par une conjuration de la Société du Spectacle ; et l’habit vert chenu mais gaillard enlaçait la toute fraîche première dame, celle du pacte de Marrakech lui disputant cette faveur en sorte que mon tract vola des mains de l’académicien vers celles de la blonde opposante au système, pour échouer sous un regard écolo cerclé de matière synthétique écarlate.

Pareil être n’a guère l’usage d’autres biens que ceux qui lui sont donnés, ou qu’il a volés, dans quelque lieu saint ou temple de la marchandise. C’est à cette, car dans cette condition, qu’il se permet le luxe d’offrir un bien dont la valeur d’échange est nulle, même si chacun pourra quelque jour en mesurer l’inestimable valeur d’usage : la question ici posée.

« Quelle question posée ? », « C’est quoi ce charabia ? » Bras d’sus bras d’sous la joyeuse bande investie des plus hautes responsabilités ecclésiastiques par l’église une, sainte, cathodique et apostolique de la tour Panoptic, montait les degrés d’un temple à cette occasion nimbé de prestiges aussi sacrés que ceux d’un palais des festivals. Accouru les saluer avec une componction de prélat, le baron de Charlus d’un grand geste s’empressait de refermer la parenthèse du tract en leur désignant madame Verdurin qui, du haut des marches, assistait la Secrétaire perpétuelle de l’Académie pour battre le rappel en rangs bien alignés des quarante moins un sociétaires du Quai Conti. Tous réagirent au signal de fin de récréation comme à la sonnette annonçant enfin que Monsieur Swann était parti et que maman allait monter, si ce n’était que se précipitant en groupe vers le nid, ces oisillons s’apprêtaient à jouer les rôles de la couveuse et de la couvée. N’était-ce pas le moins, pour une volière en parade, qu’elle exhibât les attributs de son plumage et que, pour tailler les ailes aux rumeurs germanopratines relatives à la fanaison de leurs printemps, ses membres métaphorisassent en verdoyantes ramures costumières de tendres photosynthèses chlorophylliennes ? Aussi ne fallait-il pas compter sur une telle basse-cour pour faire circuler d’aussi morbides propos que ceux d’un Victor Hugo concernant les morts, qui tombent en poussière dans leur sépulture moins vite qu’en nos cœurs. Bientôt, comme certaines loges au théâtre sont appelées poulailler, c’est vers une galerie en surplomb de l’autel que s’envoleraient nos habits verts.
Qui d’autre que madame Verdurin pouvait-il présider cet envol, elle devenue princesse des cours les plus modernes au point d’avoir eu la charitable volupté d’accorder au bouseux dans son cercueil le prix littéraire Prince de Monaco, non sans concrétiser un rêve centenaire de transformer cette méséglise en annexe de son salon ? L’une et l’autre opérations ne se pouvaient concevoir sans le soutien financier de Jésus Evangelista, qui s’était fait excuser pour la cérémonie. C’est donc en souveraine déité que madame Verdurin conduisait nos maîtres de l’esprit à la queue leu leu se dandinant ou sautillant pour trouver place en son espace dûment sacralisé par la présence des Sully Prudhomme et Paul Bourget, des Henri Bordeaux et Rémy de Gourmont contemporains, grâce auxquels préséance lui était accordée sur le duchesse de Guermantes.

Comme Dieu fut l’Etre ayant eu sur eux le plus grand impact, l’argent serait l’Etant faisant l’objet du principal commerce entre les hommes. Ne permet-il pas d’acquérir tous les biens ? Une fiction, une fois engagée, s’arrêtant rarement en chemin (ce qui la distingue de tout ce qui existe, par définition soumis à finitude), pourquoi l’argent se serait-il gêné de surenchérir dans la voie de l’illusion, par sa métamorphose en capital ? Son absence, dans l’inexistence même, ne pouvait-elle se transformer en prêt, source d’intérêt ? Donc, en moyen de générer plus d’argent encore pour qui possède une telle fiction.

Chaque chaise du sanctuaire avait reçu copie de mon tract. Je t’avais vu déjouer...

Quel plus ingénieux stratagème pouvait-il être imaginé pour s’approprier toutes les réalités du monde ?

... la vigilance des agents de sécurité, pour prendre place à l’un des premiers rangs.

Au premier rang desquelles, il va sans dire, la force de travail des hommes et des femmes – seule source de la valeur selon l’économie classique, dûment réquisitionnée par la critique d’Engels et Marx.

Les messes de funérailles sont dangereusement propices à la méditation. Pour les vivants comme pour l'occupant du cercueil. Étendu sur le dos, celui-ci sentait monter en lui la nuit sans fin, celle qui estompe le jeu des apparences pour autoriser les morts à contempler enfin l'essence de la réalité. Lui parvenaient, assourdis, les sons de la cérémonie. Combien d'illustres bavards étaient-ils réunis autour du commode prétexte offert par sa dépouille dont ils ignoraient l'envol vers les constellations de la plaine argentine ! Sous ses paupières closes tournaient les pages d'innombrables livres lus mêlées à celles, plus mesurables, d'ouvrages qu'il écrivit, non sans que s'y précipitent phrases, syllabes, lettres qui jamais ne franchirent le passage menant du pressentiment vers le monde sensible, et qui devenaient son message ultime parcourant la nef, ainsi qu'une inaudible voix suspendue quelque part du côté des étoiles dans le ciel mauve d'un vitrail.

Retentirent les grandes orgues. Juché sur l’autel cul par-dessus tête, le baron de Charlus arborait une soutane d’un même mauve – qui eût rappelé la couleur des jacarandas devant le cimetière de la Recoleta – s’il se fût trouvé dans l’assemblée quiconque ayant lu le gisant. Lors d’un séjour en Argentine, tu avais d’ailleurs pu constater qu’avaient été bouffés par l'antépénultième crise financière mondiale ces majestueux arbres à fleurs veillant la demeure des morts au cœur de Buenos Aires, nécropole reconvertie en parc d’attraction par un fonds spéculatif aux ordres de Jésus Evangelista. Car, si les maîtres du globe sont habilités à le tailler selon leurs lois, n’ont-ils pas aussi bien le droit de rendre celles-ci obsolètes quand elles ne coïncident plus avec l’intérêt général, qui se confond au leur par volonté divine ? Hier prévalaient dans l’opinion des normes athéniennes et romaines ; aujourd’hui, celles de New York et de Jérusalem. Ainsi les canons du dernier siècle avaient-ils tonné pour faire se baigner des millions de prolétaires en trop dans leurs sangs réciproques sous un clairon patriotique. C’est par milliards que les gueux demain crèveront au nom d’une apatridité capitotalistique. La race des propriétaires, qui s’était emparée d’une humanité n’ayant d’autre choix que de lui vendre sa vie pour disposer du droit de survivre, avait jadis été sommée de brider cette appropriation sans limites. Une culture, quelques principes, voire même la trace d’anciens idéaux philosophiques (négligeons ici l’influence de la révolution soviétique), contraignirent la bourgeoisie à respecter les normes d’un humanisme d’origine hellénique d’autant meilleure grâce que le pillage colonial garantissait des rentes autorisant pareilles largesses. Ce temps des règles jamais n’eût permis au baron de Charlus et à madame Verdurin d’emballer l’une dans l’autre l’Académie française et l’église de Saint-Germain – comme l’élucidait ton volumineux dernier roman dans son sac en plastique posé sur une chaise voisine de la tienne, où tu avais cueilli un autre exemplaire de mon tract.

Plus fort encore : l’existence d’une irréalité comme l’argent une fois admise, rien n’empêchait ses prêtres d’accroître leur plaisir en allant jusqu’à parier sur les fluctuations des prix. Ces paris tout pascaliens, certains ne les gagnent que parce que d’autres les perdent. N’autorisent-ils pas à bâtir des fortunes colossales et d’en détruire pour un volume équivalent ? Leur montant peut être si élevé que ceux qui ont perdu échouent à rembourser les créanciers, provoquant des défauts en cascade, lesquels se répercutent au long de la chaîne de la dette qui a pu s’instaurer sur base de la conjecture initiale.

Supposons vrais seuls quelques-uns des faits ici narrés, sans qu’ils soient plus vraisemblables que tous les autres : quels indices en tirer sur ce que nous appelons « réalité » ? Si je révèle qu’ils ont eu lieu sous mes yeux, quand d’autres ne relèvent que de mon imagination, ceux-ci ne sont-ils pas aussi plausibles que ceux-là ? C’était l’un des enjeux de la littérature d’éclairer l’essence des rapports humains grâce à des fables grossissant leurs traits. Mais quand tout ce qui se donne à vivre est devenu caricature, quelle démesure peut-elle en rendre compte ? Le terme journalistique de « frigo » désignant les articles mis en réserve – parmi lesquels, notamment, les nécrologies – pourrait s’appliquer au gel de toute œuvre autopsiant l’époque dans l’actuelle industrie du verbe imprimé. C’est une  glaciation des écritures vives – donc, attentives aux voix des morts – qui a lieu. Sous de chatoyantes couleurs ludiques et libidinales se trémousse un cadavre. Ici se joue le pacte entre princes de la finance et prélats médiatiques. Par les puissants appareillages de la tour Panoptic s’impose un pseudocosme nécessaire à la tyrannie de Kapitotal. Quelle autre fonction pour homme ou femme de plume faisant carrière dans ce système que celle d’agent propagandiste ? Ce qu’on lui demande est simple : n’excéder pas les normes des séries télévisées, faites pour occulter l’absence de toute norme à l’heure où la loi n’a plus droit de cité sous le règne du crime organisé.

Le rôle joué par certains instruments financiers – plus impénétrables encore que les voies du Seigneur – est déterminant dans ces crises, amenant à poser des questions telles que : « Des contrats comme les credit-default swaps, (ou CDS, à l’origine des fameux subprimes), dont certains libres penseurs envisagèrent qu’ils pouvaient précipiter l’effondrement du capitalisme, sont-ils encore de l’argent ? » La réponse, en bonne théologie de la finance, est NON ! Ce sont des paris, et ceux qui les perdent ont à trouver de l’argent pour payer les vainqueurs. Autrement dit, la réalité de millions de vies coupables du péché de vouloir exister sous un toit n’est rien face à une irréalité au carré, même si ces misérables contingences humaines sont bien les créatrices de toutes les richesses !

L’Etat mafieux qu’était Cuba du temps de Batista, vu comme la matrice du Nouvel Ordre Edénique : ce fut, nous dit ton dernier roman, terre promise pour Jésus Evangelista. La révolution cubaine ayant désintégré cet empire sur une île, comment l’économie des bordels et des casinos peut-elle déployer de nos jours à l’échelle planétaire en toute impunité le trafic des armes et de la chair fraîche, des jeux d’argent et de la drogue sous couleur d’insurrection populaire, si la sphère médiatique n’est pas complice d’une massive colonisation des cerveaux ? Dès lors ne peut même plus s’envisager l’hypothèse d’une œuvre littéraire de grande ampleur, ayant pour ambition d’éclairer cette réalité par le moyen du mythe.
Oserais-je affirmer que tu participas toi-même au pandémonium qui se jouait dans cette ancienne basilique fondée par le roi Childebert aux temps mérovingiens ? Ce serait aussi crédible que d’avancer, comme raison pour laquelle Jésus Evangelista tint à en faire l’acquisition, son grand tableau du XIXe siècle dû à un certain Hippolyte Flandrin : « L’Entrée à Jérusalem. »

Une question subsidiaire ne peut manquer d’être posée, relative au statut moral de cette fiction. Son meilleur artifice pour feindre l’apparence d’une existence réelle n’est-il pas une surenchère de poudre d’or autour des illusions de la finance, non sans  infraction systématique des règles jadis conçues pour tempérer l’enthousiasme qui se crée à l’occasion de ses apothéoses ? Le culte à ses miracles ne doit-il pas dès lors ignorer superbement toutes les valeurs présidant à l’organisation des sociétés humaines ?
Questions résolues par le nouvel évangile, celui de Nietzsche, grâce à qui se voient excommuniées les fâcheuses doctrines ayant un temps séduit la race des esclaves (Socrate, Jésus, Marx); hérésies mises à l’Index pour cause de
moraline !

Que soit en peu de mots la messe dite. Pendant que l’orgue se démène pour faire entendre la Sonate à Kreutzer de Beethoven (dont la critique, il y a deux siècles, estimait qu’elle poussait « l’originalité jusqu’au grotesque » et qu’il se montrait « adepte d’un terrorisme artistique »), je m’en remets à la tempête musicale pour me faufiler sans être vue de colonne en colonne et monter à la chaire de marbre. Pendant ce temps, depuis le parvis, parvenaient dans la nef les cris du robot dont le fouet devait cingler les chairs d’une foule consentante : « Courbez la tête, au nom de saint Nietzsche ! Il faut être supérieur à l’humanité par la force, par la hauteur d’âme et par le mépris ! Quiconque dira ou pensera qu’il faut écouter la voix des morts, qu’il soit voué à l’anathème ! » Nul, parmi les notables quantités d’importance nulle à l’intérieur du sanctuaire, ne paraissait en désaccord avec le prône mécanique asséné par cette prêtresse de la religion contemporaine.
Si la démesure s’imposait en la sphère n’ayant eu d’autre raison d’être que de soumettre le monde à ses instruments de mesure (qu’est d’autre l’économie ?), le corollaire en était que fût bridée la démesure orgiastique de l’artiste, sommé d’obéir à des normes d’autant plus restrictives que s’en étaient affranchies toutes les instances de gestion. Le délire, dès lors, s’exprimait librement partout : veut-on ici l’apparition d’un tueur fou ? Sa fusillade (au cri de Vive la Syrie libre !) serait fidèle aux liturgies d’un temps qui demain commuerait l’acte en marque de parfum rebelle. Créatifs et communicants faisaient tourner l’argent, quand aucun art licite ne pouvait plus en rendre compte...
Le vrai scandale d’une telle bacchanale – celui dont s’offusquerait l’opinion dominante, à lire les comptes-rendus publiés dans la presse – éclata par ma voix du haut de la chaire, à l’instant même où six gendelettres bardés d’honneurs se présentèrent devant le catafalque face à l’autel pour y déposer le cercueil. Cette nostalgie des racines qu’implique le marché fait de chaque citoyen moderne (issu d’il ne sait quel vagabondage) l’arpenteur d’un dédale surchargé de signes d’autant plus incompréhensibles qu’il est privé de sens. Traduire l’inquiétude engendrée par la familière étrangeté de la ville (cet embrouillamini d’intrigues névrosées) fut jadis la mission de l’écrivain. Nul paysan de Paris n’y a, ces dernières décennies, plus énigmatiquement promené ses lointains souvenirs, à travers les mirages rayonnant autour de ce quartier de Saint-Germain-des-Prés, pour en restituer la fausse monnaie des images et les angoisses électriques, que l’Indien venu de la plaine argentine feignant le sommeil dans son habitacle de bois sur les épaules de ces six commis aux écritures dont les initiales des noms composent le mot shalom. C’est lui qui me donna la force de faire vibrer une phrase entre ces rangées de colonnes transformées en jacarandas dont la courbe formait une arche où résonna son esprit, tout en lui épargnant l’indélicatesse de s’entendre citer lui-même. Il fut donc ajouté qu’elle était de Diderot, la sentence prononcée par Shéhérazade : « On ne pense, on ne parle avec force que du fond de son tombeau : c’est là qu’il faut se placer, c’est de là qu’il faut s’adresser aux hommes ».

C’est ici que je convoque (oubliant Jean d’Ormesson), Messieurs Philippe Sollers, Michel Houellebecq, Jacques Attali, Bernard-Henri Lévy, Michel Onfray et Alain Minc. Bref, l’actuelle Congrégation pour la Doctrine de la Foi. Les initiales de leurs noms forment le mot biblique SHALOM, preuve d’élection transcendante. Grâce au magistère inspiré de ce haut clergé, le pouvoir temporel peut se permettre de poursuivre en toute quiétude la mise en concurrence universelle des forces de travail par le prêche des délocalisations, non sans affermir chaque jour davantage la foi commune en un dogme, celui de la plus-value, auquel il n’est plus guère d’ouailles qui ne sacrifient par peur d’éternelle damnation.

Qu’y a-t-il de vrai dans tous ces racontars ? Shéhérazade ne les offre pas à un quelconque roi sanguinaire de Perse ou de Phénicie, mais au prince troyen dont le cadavre flotte sur un champ de bataille où s’opposent l’Occident et l’Orient depuis 3.000 ans : thème qui avait attiré l’intérêt d’Hector pour tes romans.
Je m’adresse à qui m’entendra dans 100, 250, 500 ou 1.000 ans, de même que nous parviennent aujourd’hui les voix de Proust ou de Diderot, d’Erasme ou des conteurs arabes ayant transmis les légendes persanes des Mille et Une Nuits. Dans celles-ci, les plus honorables cheikhs, émirs, califes et sultans pendant le jour, n’opèrent-ils pas comme chefs de bandes après le coucher du soleil ?
Quelque vraisemblance apparente qu’il en coûte, pareille vision globale fonde la littérature universelle. Encore n’en sommes-nous plus aux temps où Shakespeare s’autorisait à voir la « vie réelle » tissée « de l’étoffe dont les rêves sont faits », tant une existence hypnotique ne s’assimile plus qu’à du fantasme programmé. Tromperie, duplicité, double langage traditionnels des princes disposent d’un appareillage matériel et conceptuel adapté. C’est l’espace mental où logeaient les vieilles crédulités qui devait être colonisé par la tour Panoptic au service de Capitotal ; où prenaient place les mythologies, feraient leurs nids pseudoscopies et pseudographies. Car il s'agit d'une politique de l'offre aussi bien que de la demande. Le citoyen des mégapoles n'exige-t-il pas une ration quotidienne de fariboles en remplacement des merveilles surnaturelles qui animaient sa foi des premiers âges ? Des récits fabuleux complètement absurdes peuvent tenir en haleine leurs auditeurs, pourvu qu'ils ne transgressent pas une logique interne comparable à celle des contes pour enfants. Sur ce registre opèrent propagandistes et publicitaires, avec une efficacité telle qu'elle fait croire aux foules en la dignité des mafias qui les manipulent, non moins qu'en la véracité des bobards présentant droits de l'homme et démocratie comme finalités du crime organisé. Même si nul n'est vraiment dupe du fait qu'aujourd'hui, plus encore qu'hier, toutes les énergies du capitalisme sont mobilisées dans la recherche d'une destruction créatrice (financière et militaire) surpassant tout ce qui s'est vu. Les idéologues de la patrie, voici cent ans, firent ce qu'il fallut pour nettoyer l'Europe de dix millions de prolétaires en trop. Ceux du monde libre, un quart de siècle plus tard, décuplèrent le nombre des victimes. Mais de même que Hitler, par sa démagogie populiste, prenait le contre-pied de l'aristocratisme prussien qui depuis Bismarck nourrissait le bellicisme d'une Allemagne en mal de colonies, pour perpétuer une même idée du Reich ; de même, l'expansionnisme occidental du dernier demi-siècle (qu'il remette en chantier le projet de l'Europe Nouvelle, ou qu'il arbore les charmes de l'impérialisme yankee, l'un et l'autre aux couleurs de l' american way of life), devait-il adopter un masque dont les traits s'opposaient radicalement aux grimaces du national-socialisme. Ainsi le multinational-capitalisme a-t-il poursuivi l'objectif nazi du contrôle des puits de pétrole jusqu'à Bagdad, n'usant des dictatures étatiques dans la région qu'en fonction d'intérêts conjoncturels pouvant toujours se renverser. La propagande (aussi massive que nécessaire) est là pour baptiser " révolution " l'appui militaire à l'anéantissement de régimes entravant un projet stratégique mondial. Ainsi l'alliance actuelle entre Israël et les monarchies despotiques de l'Arabie saoudite et du Qatar, dirigée contre la Perse, inaugure-t-elle un scénario de guerre totale où, derrière les Etats, manœuvrent, presque à découvert – les prédateurs charognards de Kapitotal.
Bien sûr, aucune retenue dans l'humour méphistophélique n'empêche un recours lyrique à " la Justice ", au " Droit " et à " la Morale ". Puisque l'art de la propagande réside en l'inversion des signes, la combinaison grandiose de Guernica et d'Hiroshima qui se prépare sera dictée, jusqu'à la mer de Chine et Vladivostok, par une " communauté internationale " n’ayant d’autre protecteur que l'OTAN, sous téléguidance éclairée de New York et de Jérusalem – donc, de Jésus Evangelista.
La loi de progression géométrique n’exigera-t-elle pas son milliard de sacrifices ?
Le pèlerin chérubinique en son cercueil a choisi ce moment pour nous faire entendre un Quatuor à cordes en fa majeur (le dernier de Beethoven), dont les stridences assourdies conviennent à cette apocalypse.
Dans la présente fable qui requérait un minimum de crédibilité – bien qu'elle fût presque invention pure – je n'eusse pu ajouter une fantasmagorie te concernant, sous peine d'en ruiner toute la vraisemblance. Qui croirait à l'hypothèse d'une provocation du baron de Charlus, dans son homélie, contre l'auteur de Sans la miséricorde du Christ, par quelque formule du genre : " Nous sommes réunis pour le confier à la miséricorde du Christ " ? Pas plus, il ne serait convenable de trahir l'apparente véridicité de ce récit par quelque vitupération de ta part devant l'autel, en réponse à cet outrage fictif.
Toute outrance n'est pourtant pas sans pardon, si elle est avouée comme telle aux instances régissant les sacrements académiques. Quittant sa chaire de marbre pour le secret de leur confessionnal, Shéhérazade s'autorisera donc à divulguer un pieux mensonge : voici juste dix ans, certaines fausses rumeurs n'ont-elles pas fait état du fait qu'un tohu-bohu littéraire aurait vu Diderot surgir vivant de sa statue de bronze pour déambuler sur le boulevard Saint-Germain jusqu'à la terrasse des Deux Magots ? Plût au ciel qu'aucune trace livresque ne subsistât d'une telle imposture ! Celle-ci ne pouvait-elle pas pousser l'outrecuidance au point de décrire les mêmes professionnels du mensonge que ceux fustigés, voici le quart d'un millénaire, par l'auteur de Jacques le Fataliste ? Contre Eglise et Noblesse d'un autre totalitarisme, ne nous faisait-il pas entendre une voix des plus contemporaines ? Le point de vue des vaincus de l'Histoire, comme l'absolue liberté prise avec les codes littéraires (impliquant la nécessité d'un dialogue entre l'auteur et son lecteur), non moins que l'invention du roman comme tentative de capter la totalité du réel : canulars promis à échouer au moindre examen de crédibilité. Pas plus il ne sera permis d'imaginer sans repentance l'expression des Immortels devant la tombe d'Hector, au cimetière de Vaugirard, lorsque tu lancerais sur le cercueil, avec ton cigare, l'image baroque en couverture de ton dernier livre, provoquant une convulsion des gargouilles en haut des tours de Notre Dame. Car elles savent de toute éternité combien l'œuvre d'Hector était reflet d'un autre en lui-même, attendant que les rumeurs confuses de la vie s'apaisent et qu'il revienne de ses aventures du jour, l'autre étant depuis toujours celui qui veille dans le cercueil. Elles savent, ces divinités verticales en surplomb de la Grande Surface, combien cette œuvre a le visage de cet autre né dans un miroir où se reflétait la plaine à l'infini, plaine qui plane aujourd'hui sur ce tissu de superstitions contradictoires qu'est Paris ; survolant pierres tombales et stèles usées par le temps d'un cimetière où son nom ridiculise deux dates aussi bien que la qualité d'Académicien. Les gargouilles de Notre Dame savent qu'entre Seine et nuages une voix s'est jointe à celles qui parlent de choses et d'autres dans le ciel et devisent de littérature future avec Diderot Erasme et Shéhérazade et dérivent à jamais au fil des eaux.

Le présent texte n’ayant pour ces raisons pas plus de chance de voir le jour dans l’espace public que celui d’un Diderot sous l’Ancien régime, il ne lui reste qu’à trouver place hors de cet espace, dans la dimension désertée par les idées qui se sont matérialisées en accédant à l’existence : la fiction.

Anatole ATLAS


Hommage à Hector Bianciotti
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