SPHÉRISME > critique littéraire d'Hector Bianciotti 1990

Critique littéraire d'Hector Bianciotti

MAMIWATA, Rappel africain

Voici, après Pleine lune sur l'existence du jeune bougre (1), le deuxième ouvrage de Jean-Louis Lippert. Il est né à Stanleyville, où il a vécu jusqu'à l'âge de neuf ans. Comme dans un poème célèbre de Langston Hugues, le fleuve Congo a bercé son sommeil « quand les aubes étaient encore jeunes ».

Il n'en garde pas seulement la nostalgie. Ce qui taraude son esprit, c'est la mémoire interrompue de tout ce qui fut vécu là-bas par tant d'enfants blancs que les autochtones, boys et « boyesses », ont, bien plus que leur famille, initié à la vie ; et qu'il ait fallu, comme un devoir, tout oublier au moment du brusque retour en Belgique : « Hier n'est pas arrivé, demain a fini dans le passé. » Parvenu à l'âge adulte, dit Lippert, « l'Afrique a jailli comme un appel en moi, l'appel d'un manque, d'un être en négatif, comme peinte au pochoir, marquée en creux ». Un écrivain est né de cette carence, de cette perte ; un écrivain qui « errait à retrouver son pays dans le chant d'un oiseau » ; et qui se propose rien moins que de retisser les souvenirs démaillés de l'ancienne colonie belge, laquelle, à l'entendre, n'aurait pas suscité un seul travail historique, un seul roman, un seul film, un seul tableau, une seule pensée philosophique, rien.

Il n'est pas facile d'entrer dans les livres de Lippert. Il envie les écrivains qui se sentent chez eux dans le roman : « Ce n'est pas mon cas, moi je me laisse désorienter par les personnages, par de multiples voix intérieures. » Mais, lorsqu'on lit ce que de nos jours on sous-titre « roman », on sait qu'il est encore moins facile d'éprouver qu'un livre « respire ». Or c'est le cas des siens : Lippert a du souffle à en revendre. Son souffle les emporte, lui et l'histoire qu'il lui tient à cœur de raconter. Mais, comme on le dit parfois des chanteurs, il ne le contrôle pas toujours; et c'est là, cependant, que se trouve sa richesse.

Pour le moment, il chante plus qu'il ne raconte: sa phrase est à la fois précise et ardente, mais le récit de son Afrique natale – dont l'imagination, de concert avec la mémoire, a fait un mythe – demeure obscur, surtout du fait qu'il introduit les personnages déjà à l'état de symboles, alors qu'il revient au lecteur de les rendre tels, ou pas.

Aussi, une rare intensité poétique va-t-elle de pair avec une décomposition de ce projet qui est le sien : rappeler le passé, le sien et celui de tous les autres, qui, comme lui, ont été arrachés à une culture, dépossédés de leur enfance ; et qui pourtant, de façon secrète, ne sont pas moins forts de leurs racines.

Mamiwata (2) – sirène – est un livre fourmillant d'apparitions et débordant d'extases, – une « forêt de variantes multiples » qui, pour peu que nous nous y risquions, nous permet de remonter à des lointains ignorés, là où ce que nous avons perdu se tient en attente: le sens même de nos propres origines, quelles qu'elles soient.

Hector Bianciotti, 16 décembre 1994

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(1) Messidor, Paris 1990.
(2) Livre MAMIWATA de Jean-Louis Lippert. Éditions Talus d'Approche, Belgique 1994.

 l'article dans Le Monde

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