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Critique littéraire d'Hector Bianciotti

Lippert, écrivain hors la loi

Attention : dans les fourrés de la « forêt de variantes multiples » qu'est ce livre, turbulente et enchevêtrée, niche un oiseau aussi rare que celui de la légende, qui volait en arrière pour savoir d'où il venait : un écrivain hors la loi, ignorant ces manières du talent derrière lesquelles se dérobent trop souvent un réel manque d'expérience de la vie, et aucune vision originale de la réalité.

Né en 1954 à Stanleyville, dans un Congo qui n'allait plus longtemps rester belge, Jean-Louis Lippert y vécut jusqu'à l'âge de neuf ans. Et c'est sans doute le premier écrivain francophone qui ait appris à babiller en swahili, avant que sa mère ne l'habitue au français par la prière.

Les études faites en Belgique ne le conduisent pas vers une profession, sinon vers celle de globe-trotter, de nomade qui, pour un oui ou pour un non, quitte son pays comme pour se quitter lui-même. Ecartelé entre la nostalgie de son enfance africaine, devenue au cours des années le seul Eden, et l'utopie d'être un « guerrier de l'innocence » qui sauverait le monde, il s'est toujours envisagé lui-même comme « un rescapé d'un engloutissement à venir ».

Aussi Lippert semble-t-il incarner une conscience errante, égarée et douloureuse de cette génération qui, après la grande flambée de 68 – et les embardées du situationnisme qui lui fut cher, – dut se résigner à comprendre que la transformation du quotidien par l'application des idéologies n'est qu'un leurre.

On dirait, cependant, à en juger par ce premier ouvrage, que, plus que son destin, c'est celui de la planète, rien de moins, qui le hante, de la civilisation encombrée de crimes immémoriaux, de machines, de gadgets, avec la perte irréversible de la mémoire que tout cela comporte.

Combines et sales affaires

Plus ou mieux qu'un roman, Pleine lune (1) est une sorte de pamphlet lyrique : les décors glissent, les masques, terrifiants ou pathétiques s'avancent, s'effacent, et on s'enfonce dans un monde où combines et sales affaires, qui sont à l'origine des famines, des guerres, deviennent des allégories intemporelles. Comme si l'auteur cherchait à faire, par sondages, un relevé du monde depuis sa genèse.

Un rêveur veut, ici, saisir l'ombre et poursuivre le vent, mû par une volonté farouche de redonner une dimension sacrée à la fraternité entre les hommes. Tout en sachant que, pour le mieux, il n'aurait droit qu'à une sublime défaite, et que, de nos jours, le mélancolique destin des épopées est de tourner, aussitôt rêvées, à l'éphémère chronique.

Et certes, il y a bien du désordre et de la naïveté dans ces pages. Mais des illuminations fendent par moment les ténèbres, et comme des secousses sismiques qui, dans les broussailles, ouvrent de soudaines clairières. Là où un oiseau chante, qui nous invite à atteindre le point marqué par sa voix ; là où, dans la lumière réapparue, nous attendent les choses qui, seules, ici et maintenant, justifient notre passage en ce monde : celles qui sont à la portée de nos mains, de nos regards, par lesquels elles vivent et nous font vivre.

Hector Bianciotti, 28 septembre 1990

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(1) PLEINE LUNE sur l'existence du jeune bougre. Messidor, Paris 1990.

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