SPHÈRE CONVULSIVISTE
 
 Amen

L'Exote

une mélopée
spectrale et oraculaire



Article de
Francine Ghysen

Commentaires de
La Thalamège
15 avril 2017

Et la suite de
La Thalamège
15 avril 2017

Article de
La Libre
8 mai 2017  Couverture de La Libre du 8 mai 2017



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L’Exote
ou la véritable histoire de Charles Michel


« Les idées dominantes sont les idées de la classe dominante. »
Karl Marx    

Acéphalopolis : en un mot se résument toutes les misères du monde…

Je te parle depuis ce royaume où les langues n’en font qu’une, devinée par les mortels ayant eu l’intuition de cette langue et de ce royaume. Ce pourquoi l’on dit d’eux qu’ils usent d’un babil étranger, comparable à celui des oiseaux. Je te parlerai donc avec les mots du Phénix, puisque tu m’as dit vivre de manière posthume depuis tout juste un quart de siècle...
De quelle provenance est le magma tellurique et cosmique embrasant un peuple dans certaines circonstances historiques ? De quelle nature, la gangue de lave refroidie lui tenant lieu de culture quand s’est éteint le feu sacré ? Seule une anthroposophie permettrait d’élucider ces mystères, dans l’exploration desquels s’est aventuré l’un des deux spectres qui me tiennent compagnie sur cette barque voguant au-delà du monde visible…
« Je suis sire de Geenland (d’aucun pays), comte de Gavergeëten (des crève-la-faim), baron de Tuchtendeel (des loqueteux), et j’ai à Damme, qui est mon lieu de naissance, vingt-cinq bonniers de clair de lune » : ainsi se présentait naguère ce Gueux, non sans avoir fait prévenir par une bonne sorcière qu’il serait l’esprit de son peuple, dont sa compagne était promise à être le cœur, et son compagnon l’estomac ; selon l’une des plus aédiques visions de tous les temps, née sous Napoléon III, mais ayant transposé le principe impérial au temps de la domination des provinces belgiques par l’Espagne très catholique…

Juste avant que je ne quitte le monde sublunaire, en cet hôpital bruxellois qui fit semblant de soigner une pauvre négresse issue de Centrafrique, tu me confias ne vivre plus que d’une manière fantomatique depuis le 16 décembre 1991, jour de ton quarantième anniversaire, quand le plus puissant empire de tous les temps fit rendre gorge à l’Union soviétique. « Le communisme est mort » : cette sentence prononcée par George Bush aurait valeur économique, politique et idéologique. Elle résume toute la pensée de l’Occident, telle que l’exprime Tintin au pays des soviets. Bientôt s’instituerait en Amérique un Conseil économique national, dont les dirigeants successifs seraient tous des agents de Goldman Sachs…
J’ai appris, durant une vie d’errance m’ayant fait venir de Yakoma, mille kilomètres en amont de Bangui, pour me retrouver dans ta famille, que toutes les relations bonnes entre les êtres sont de tendance communiste, quand toute vilenie s’apparente au fascisme. Ainsi le plus jeune de mes communiants de voyage dispose-t-il d’un recul séculaire pour apercevoir que, si la seule finalité de l’existence humaine est d’accumuler du profit, le capitalisme est le plus efficace des systèmes pour y parvenir. Mais il a vu les actuels seigneurs de la finance, et leurs ecclésiastiques chargés de fabriquer l’opinion publique, supplanter la noblesse féodale et son clergé d’Ancien régime, pour obtenir le consentement du peuple à l’instauration d’une exploitation, d’une domination, d’une aliénation sans précédent…
« N'ont-ils pas été jusqu'à usurper notre mot d’ordre Vive le Gueux ? », me lance à ton intention celui que son auteur disait « docteur en joyeux propos et batifolements » ; « se gaussant de sottise à pleine gueule ». Il s’esclaffe à gorge déployée du nouvel empire dont les propriétaires, sans craindre de s’autoproclamer élites, prétendent se méfier d’un populisme entretenu par une guerre économique féroce contre les gueux comme par leur démagogie politique, non sans faire étalage publicitaire des plus nobles objectifs idéologiques, tout en avouant un fâcheux déficit en mythes fédérateurs, quand sa légende héroïque est ignorée de ces cuistres analphabétisés par leur propre guidage algorithmique du monde…
Si ce jouvenceau se tient à la proue de ma pirogue voguant sur le fleuve Oubangui, c’est un fantôme d’âge mûr plutôt corpulent qui occupe la place d’honneur à sa poupe, attentif à la voix d’une sirène dont tu avais jadis recueilli les chants. Ne révèle-t-elle pas une étrange coïncidence ?

Aucun personnage du siècle XXe, lui murmure-t-elle, n’accomplit mieux que toi le vœu de Montaigne, qui fut de voir en chacun toute l’humaine condition. Simenon décrit le processus d’aliénation capitaliste, à travers sa machinerie judiciaire, comme une réduction de l’espèce humaine à la dimension d’entités abstraites, à la fonction de chiffres statistiques, à la notion d’êtres schématisés. C’est toujours des deux côtés de la barrière entre les classes que se positionne le regard du commissaire Maigret. De Coster n’a-t-il pas fait d’Ulenspiegel un contemporain de Montaigne ?...

 Thyl Ulenspiegel et Nelle place Flagey à Bruxelles
Monument Thyl Ulenspiegel et Nelle à Charles De Coster, aux étangs d'Ixelles de Bruxelles
par le sculpteur Charles Samuel et l'architecte Franz De Vestel 1894

Avec de la fiction bousculer la réalité : tel est le défi de toute littérature. Charles De Coster a montré quels monstres assoiffés de sang semèrent une barbarie parée des plus raffinés atours sous les couronnes royales et impériales au temps d’Ulenspiegel. Quelle folie pouvait-elle faire croire qu’il en allait autrement de nos jours ? C’est pour l’uranium et le pétrole que des membres de notre famille crèvent au camp de Mpoko, près de l’aéroport de Bangui. Centaines de viols perpétrés contre des enfants par les soudards européens ? La justice de l’empire classe l’affaire sans suite. Bain moussant plein de filles à Las Vegas pour un nouveau président ? Bain de sang charriant des cadavres au Moyen-Orient. Décors également bancables, computables et fashionables. L’argent est sa propre loi et la seule qui vaille : règle du jeu, nature des choses, deus ex machina de la démocratie. Ce que révèle toute l’œuvre de Georges Simenon…
Le feu croisé des regards critiques portés par Ulenspiegel et Maigret sur un même système envisagé globalement de l’origine à la décrépitude, fait voir le capitalisme comme un cannibalisme qui nourrit bien son homme. Né d’un humanisme, il n’a dû sa santé qu’à la consommation de chair humaine et, l’âge étant venu de la sénilité, il menace de mort l’humanité. Quel autre sujet historique à l’échelle planétaire que marchés financiers guidés par les robots du shadow banking ? Féodalités et clergés actuels peuvent-ils servir une autre divinité que la bulle spéculative ? Ton œuvre désigne et nomme ces entités mangeuses d’hommes, gouvernées par des majordomes, sous les espèces de Kapitotal et de la tour Panoptic. Tu n’imaginais tout de même pas qu’elle pût avoir droit de cité !...
Ce qui est insignifiant pour l’aède est exhibé par l’industrie du verbe falsifié, comme ce qu’il met en lumière doit être nécessairement occulté. Car la tour Panoptic a fonction de travestir le rapport social de Kapitotal.

Ce qu’illustrerait toute instance ministérielle, universitaire ou médiatique si d’aventure elle s’avisait d’évoquer le 150e anniversaire de La légende et les aventures héroïques d’Ulenspiegel. Médiocrité, stupidité, vulgarité des Culs-Pelés n’existant que par leurs sièges affligeraient d’outrages bienveillants le génie d’un auteur mort étranglé par le boa de la misère…
Depuis que la Belgique existe comme nation, deux créations littéraires s’y affirmèrent comme des épopées-tragédies-farces. La parenté, d’un siècle à l’autre, avec ton personnage, n’est un secret pour personne. L’un et l’autre logent au 7e étage de la 5e dimension, celle du rêve et de la mémoire. A Thyl clamant tout au long de sa quête sidérale : « Cherche les sept étoiles ! », ton Anatole répond : « Le jardin des Pléiades est mon île natale ». Car elles sont sept, les filles d’Atlas ! Un souffle d’au-delà ne les destine-t-il pas à la postérité, grâce au même Œil imaginal ? C’est, d’ailleurs, à l’avenir lointain que s’adresse le présent message, inspiré du passé le plus archaïque. Bien sûr, son titre intrigue. L’Exote ! Un mot forgé par Victor Segalen, auteur du roman René Leys, dont usa l’écrivain belge Pierre Ryckmans pour créer un pseudonyme qui le rendrait célèbre. Quiconque, parmi la valetaille des Culs-Pelés empressés à la promotion publicitaire de Simon Leys, s’intéresse-t-il à ce que signifie l’exote ? Et pourquoi ce sous-titre : la véritable histoire de Charles Michel ?...
J’y viens, suivant des méandres encore moins rectilignes que ceux du fleuve. Les idées qui me viennent émanent de deux revenants dont je suis la médium. Par mon être spectral passent des fluides remontant aux origines et devinant les fins dernières, dans un monde lugubre où ont tout à dicter ceux qui n’ont rien à dire, et où des multitudes en souffrance n’ont nulle part pour l’exprimer. Combien de millions d’êtres humains peuvent-ils parler comme la pauvre Katheline, mère de Nele, injustement sacrifiée par la logique impériale : « Je n’ai fait de mal à personne et l’on me jette au feu » ou « J’ai soif ! La mort me mène en un grand fleuve où il y a de l’eau fraîche et claire, mais cette eau c’est du feu » ? Jamais leurs tortionnaires en costume-cravate, prothèses d’ordinateurs établissant les graphiques de la croissance, pour qui l’Ethiopie est l’élève modèle de l’Afrique, n’ôtent le masque humanitaire pour avouer à leurs victimes, comme le fait dire De Coster au bourreau de Katheline (autant que Simenon pour tous les crimes) : « Elle manante, moi noble homme ».

S’il est plus facile de penser la fin du monde que celle des majordomes mangeurs d’hommes, n’est-ce pas qu’un automate régi par la tour Panoptic loge en chaque individu soumis à la logique de Kapitotal ?...
Comment vivre dans un monde sans ultime finalité, donc privé de sens ? Il en va d’un récit qui décode le chaos régnant pour imaginer un cosmos habitable par tous, dont l’œuvre de l’esprit se veut un microcosme. Nous en arrivons à l’exote, et à la véritable histoire de Charles Michel. Car, s’il me fallait résumer tout ce que je t’ai entendu dire, en ces temps où la tour Panoptic met en scène des polémiques entre populisme et technocratie pour masquer l’antagonisme opposant Kapitotal à l’humanité, non sans un « effacement du clivage gauche-droite » d’autant mieux programmé que nul ne songe plus à définir ces notions, je retiendrais ta définition de ce clivage, en des termes qu’agréeraient sans doute et Thyl Ulenspiegel et le commissaire Maigret. « Guerre aux palais, paix aux chaumières » est à tes yeux le slogan de la gauche ; quand celui de la droite fait sentir partout ses ravages depuis 25 ans, qu’il soit appliqué sous drapeau libéral ou social-démocrate : « Paix aux palais, guerre aux chaumières »…
Ces formules me parlent. Pendant dix ans, j’ai fait chaque jour le trajet entre la rue de la Chaumière et la place des Palais, quand je travaillais aux cuisines du Cercle Gaulois. J’y ai découvert une engeance humaine portant les noms de Spaak et Davignon. Par eux, le mot gaulois désigna ma nouvelle assignation d’identité, bien avant les actuelles convulsions identitaires de l’Occident. N’est-ce pas du choc entre la croissante misère des chaumières et la scandaleuse opulence des palais qu’explose partout la haine de l’étranger ? J’ai appris que j’appartenais à la plus peuplée des nations : celle des exclus et des rebuts. N’est-ce pas de bonne stratégie, car que se passerait-il si la force de travail avait une vision commune ?  Leur « droite » arrogante ne peut se prétendre la championne du peuple, tout en affichant une intention revancharde sur les conquêtes historiques du prolétariat, que parce qu’une « gauche » capitularde fut son tremplin depuis la fin de l’Union soviétique. Si le chef du parti rose en Belgique fait d’un gouvernement bleu le responsable de la pire des régressions sociales depuis la guerre, n’omet-il pas de préciser que nul n’a conduit cette régression mieux que lui quand il était au pouvoir ? La force de travail ne disposant plus d’aucune représentation politique, où transférer ses vains espoirs sinon sur une candidature des plus illusionnistes ?...

La principale production psychique de la tour Panoptic prend alors la forme d’une résignance, due à la sommation d’accepter leurs souffrances faite aux victimes de Kapitotal. Cette injonction déconnecte malheurs et misères générés par l’ordre social de causes objectives qu’il est interdit d’analyser, la théorie de la praxis n’ayant aucun droit de se manifester. C’est donc une culpabilité diffuse qui pèsera sur les sentiments négatifs, privés de légitimité par d’habiles arguties. Ne luttez pas contre l’injustice en rêvant d’un autre monde, cognent les idéologues : voyez le goulag ! La résignance est prêchée par les propriétaires des podiums, estrades et tribunes comme sur les plateaux télévisés : vos échecs ne sont dus qu’à vos propres faiblesses. Winners et losers ont ce qu’ils méritent. Pour la rébellion, ne vous fiez qu’à nos bateleurs et histrions attitrés, si ce n’est aux nababs étant les seuls dignes de l’incarner. Mais, une fois décrétée la flexibilité des hommes comme des principes qui leur tenaient lieu d’axe vertical, n’est-ce pas le mât d’une civilisation qui s’effondre ?...
Je parle toujours sous la guidance inspirée de mes deux passagers. Le regard sur la guerre sociale caractérisant De Coster et Simenon, par la dénonciation qu’il implique, est l’ADN secret de leurs œuvres, que se doit d’éradiquer tout Cul-Pelé ministériel, universitaire ou médiatique. On n’en tolèrera l’évocation qu’à condition d’en extirper le noyau de signification profonde, qui relie ces œuvres aux messages de la littérature universelle. Ne suggèrent-ils pas la possibilité de rapports différents ? Cette interprétation, mes quatre-vingt ans de vie terrestre la hurlent. Toutes les relations sociales relèvent de contingences historiques, donc transformables. Or, le stratagème de l’ordre dominant consiste à les faire passer pour nécessaires et immuables. There is no alternative, comme disait la vieille guenon. C’est une intuition contraire qui anime l’exote
Ce dernier s’apparente à un traversier passeur de murailles culturelles. Le mot fut inventé par Victor Segalen, voici plus de cent ans. Contre un exotisme vulgaire dont était friande la littérature coloniale, il désigne une expérience d’ouverture initiatique à l’étrangeté d’un monde où tout est possible, illustrée par ces vers des Immémoriaux :

« J’arrive en ce lieu où la terre est nouvelle sous mes pieds
     J’arrive en ce lieu où le ciel est nouveau dessus ma tête
 »…

Quel rapport avec la véritable histoire de Charles Michel ? Il me faut encore accomplir une boucle de parole. Celle-ci, condamnée par principe au tribunal de l’opinion publique, ne peut renverser l’acte d’accusation qu’en se transmuant en écriture, qui prendra sa défense à la manière d’un avocat. C’est pourquoi bien avant notre rencontre, longtemps avant de devenir l’arrière-grand-mère de vos petites-filles, j’ai fait passer l’esprit dans ta main d’écrivain. Oui, c’est moi qui ai donné naissance à tes petits signes tatoués sur la peau des feuilles blanches, même s’ils prétendaient se mesurer à l’unique livre que j’ai lu : une bible en langue sango, l’un des parlers de Centrafrique. C’est moi qui t’ai ensorcelé en 1992 pour te détourner des sirènes de la Neva vers celle du fleuve Congo. Seul ce voyage de retour au pays natal pouvait te sauver, dans la soumission qui s’amorçait de la magie des lettres aux calculs du chiffre. Ne fallait-il pas être un exote pour capter les chants de Mamiwata, comme tu l’avais été au Mexique ou en Union soviétique, et comme tu le deviendrais dans le monde islamique ?…
L’exotisme en ce sens, où que l’on se trouve, est une épreuve ultime de socialité comme de liberté : ce que ne comprendront jamais ni les socialistes ni les libéraux. Mais aucun élitisme pour autant, laissons cela aux analphabètes qui nous gouvernent. Bien sûr, les chants de la sirène du fleuve seraient étouffés par la conjuration des Culs-Pelés. S’il en est un seul qui m’ait suivie jusqu’ici, mû par le désir trouble d’en savoir plus long sur la véritable histoire de Charles Michel, sa patience ne sera pas déçue. Même si pour cette race, comment la voix d’un au-delà pourrait-elle exister ? Mon périple depuis la Centrafrique jusqu’en Belgique, avec une marmaille de sept enfants – dont Gertrude, grand-mère de vos petites Mayela et de Léna, elle-même née comme toi à Kisangani, l’ancienne Stanleyville, où j’ai dû acheter une casserole dans la quincaillerie tenue par ton père – ne devait-il pas tout à des forces surnaturelles ?...
Je sais combien durant l’enfance africaine tu as vu des chemins et deviné des traces qui t’invitaient à les suivre au rebours des directions prescrites, celles qui mènent à la désorientation d’aujourd’hui. Tu as sans doute vu ce qu’il ne faut pas voir pour tenir son rang dans la société belgicaine. Il ne devait en résulter qu’un complet malentendu avec tes contemporains. Ceux-ci vont professant que Simon Leys, neveu d’un gouverneur général du Congo belge, a fort bien fait de mettre bas la statue du président Mao.

 Mao

Quelle ignorante hypocrisie, dès lors qu’on escamote l’exote ! L’aboi de ces nabots contre les géants politiques du XXe siècle que furent Lénine, Mao Zedong, Hô Chi Minh ou Fidel Castro fait penser à cet enseignant de collège raillé par Hegel, qui se flattait de sa supériorité morale sur Alexandre le Grand sous prétexte que lui, au moins, n’avait pas conquis l’Orient. Ce qui fut bien le cas de Victor Segalen, au sens initiatique de conquête spirituelle. Si l’exote franchit les murailles culturelles, c’est au prix d’une double prise de distance avec les références conventionnelles de son milieu d’origine, comme avec celles de la culture qu’il découvre. Il en va d’une supérieure exigence de l’esprit ne transigeant en aucun cas sur la singularité du voyage entre les deux rives, seul gage d’universalité. C’est ainsi que son périple en Chine peut le faire passer des chaumières au Palais impérial, par l’entremise d’un initié qu’il baptise René Leys. On mesure le caractère profondément utopique d’une telle démarche, au fait qu’un monde peuplé d’exotes n’aurait plus de frontières, ni aucune de ces barrières symboliques autour desquelles s’organise la compétition des religions, des nations, des ethnies, des clans, des races et des classes. Un monde peuplé d’exotes n’aurait plus de comptoirs…
Quiconque dût-il succéder à Simon Leys en son fauteuil de l’Académie belge, où siégea Simenon, les plus impérieuses nécessités idéologiques de ces temps délabrés lui interdiraient toute référence à ce qui détermina le sinologue Pierre Ryckmans dans le choix de son pseudonyme. Celui-ci faisait une carrière diplomatique en Chine où il ne dissimulait pas son anticommunisme par atavisme familial, dénonçant la révolution dans des textes qui parvinrent au situationniste René Viénet. Leur publication par Gérard Lebovici, aux éditions Champ Libre, ferait des Habits neufs du président Mao le plus célèbre des best-sellers contre-révolutionnaires parus sous label d’ultragauche. De telles choses ne se disent pas dans une Académie. Pas plus que les raisons qui poussèrent l’attaché d’ambassade Ryckmans à choisir pour nom de plume celui de l’aventurier Leys, personnage du roman de Victor Segalen. Car il aurait fallu parler de l’exote, et peut-être mettre en question le « Royaume du Tiède » auquel entend se soustraire ce héros spirituel, voire discuter les contradictions intellectuelles de Simon Leys. Au lieu de quoi, l’on aurait droit sans doute à la rengaine médiatique vitupérant toute guerre des chaumières contre les palais comme une « bêtise criminelle »…

Encore certaines révolutions peuvent-elles avoir l’aval des propriétaires du monde, et être favorisées par les diplomaties occidentales. On voit ainsi régulièrement se coaliser les plus libératrices armées de la planète pour faire triompher la juste cause révolutionnaire de Goldman Sachs et de Rothschild. Malheurs et misères en tout genre étant sans nombre dans les chaumières, il n’est pas rare de voir exploser quelque baril de poudre constitué par un peuple en colère, toujours contre les palais d’en face. Ici et là des rébellions mystérieusement organisées, financées et armées par on ne sait qui jettent bas des régimes, font vaciller les trônes quand leurs occupants rechignent à se plier aux visions du Nouvel Ordre Edénique. Le paradigme de ces printemps de la révolte populaire, applaudis par la tour Panoptic, demeure celui de l’année 1968 à Paris. Ne s’agissait-il pas de libérer la France d’un dictateur qui refusait la tutelle de l’Alliance atlantique et s’opposait à la domination de l’Etat par Kapitotal ?...
« C’était l’élite, c’était la pègre » écrirait René Viénet (qui ferait publier Simon Leys) dans l’ouvrage de référence consacré par l’Internationale situationniste à Mai 68, pour vanter l’efficacité révolutionnaire des Katangais, ces mercenaires accourus d’Afrique afin de secourir les Enragés dans leur occupation de la Sorbonne. La thèse, avancée dans tes livres depuis plus de trente ans, d’un lien entre insurrections spontanées et services occultes, n’est certes pas démentie par l’itinéraire de ce même Viénet, agent traitant d’AREVA pour les missiles nucléaires à Taiwan. L’uranium ne fut-il pas un enjeu capital des massacres ayant ravagé la Centrafrique, sous égide humilitaire de l’Europe ?...
Aux temps lointains où subsistait encore un soupçon de conflictualité démocratique, les officines invisibles formaient déjà un Etat dans l’Etat. De nos jours, celui-ci ne promulgue plus d’états d’exception qu’afin d’assujettir la part damnée de la société civile aux ordres d’une race élue. Celle-ci supplante l’autorité publique avec la complicité de l’ancien Etat dans l’Etat, devenu l’une des tentacules de la pieuvre emmêlant bains de sang terroristes et industrie sécuritaire, barbouzeries et trafics divers. Les nababs invités au Forum de Davos incarnent en leur parade les lumières de l’Olympe, quand des peuples entiers croupissent dans les ténèbres qui furent le destin des titans révoltés. Mais si le feu sacré s’est éteint dans les chaumières, où sont les palais de l’esprit ?...

« Babola Oye ! Babola Oye ! » Vive le Gueux ! clament en lingala mes deux complices d’un voyage des plus exotiques. Thyl Ulenspiegel et Jules Maigret ne sont-ils pas de purs exotes, comme le furent Charles De Coster et Georges Simenon ? C’est ce que me communique l’esprit des ancêtres, même si plus personne aujourd’hui n’admet que la littérature ait besoin des faveurs du divin. Mais qui d’autre que des créatures exotiques – au sens défini par Victor Segalen – pourrait-il allumer l’étincelle nécessaire pour débloquer l’écheveau d’insolubles contradictions dont suffoque une planète convulsive ? Si le globe est devenu l’espace et le temps de référence à l’heure d’une prétendue globalisation, le traversier des cultures n’est-il pas le plus apte à dénouer des conflits qui enferment leurs protagonistes à l’intérieur de logiques tribales ? Les intégrismes ne prospèrent-ils pas sur une société désintégrée partout en mal d’intégrité ? L’humanité ne s’altère-t-elle pas par manque d’altérité ? L’aliénation ne transforme-t-elle pas le monde en maison de fous, n’accordant plus qu’à grand peine le droit d’asile à ses aliénés ?...
Le monde réel est si prodigue en fantasmagories qu’aucun fabulateur ne peut en usurper la paternité. Si peu crédible est l’aventure d’un sinologue belge du XIXe siècle rencontré par Segalen à Pékin, qui lui ouvrirait les portes de la Cité impériale, et auquel il attribuerait le nom de René Leys, qu’une telle aventure paraît plus fictive encore que le roman éponyme. Le nom de cet aventurier belge était Charles Michel. C’est au domicile d’Antoinette Spaak et d’Etienne Davignon qu’engagée naguère comme cuisinière, j’ai percé à jour ce mystère dans un frigidaire. Le surgélateur y contenait une prime édition de La légende héroïque d’Ulenspiegel, transporté en Chine par ce Charles Michel. Quelles que fussent les voies prises par un tel trésor pour échouer dans ce freezer, on comprend que l’actuel Premier ministre belge use de ce pseudonyme, afin de se garantir les plus riantes perspectives diplomatiques…
Celles-ci retiendront l’expérience de l’exote. Le peuple, pour lui, n’a pas plus besoin de populisme que les vraies élites ne se réclament d’élitisme. Ensemble, ils forment la majorité de l’espèce humaine ayant intérêt au renversement du rapport qui soumet tout usage à la valeur d’échange, et toute activité productive à la tyrannie du capital, ce travail mort…

Tous les malheurs du monde se résument en un mot : Acéphalopolis.

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