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Cantique de la plus haute flamme

« Ô mon peuple, ceux qui te conduisent t’égarent
Ils corrompent la voie sur laquelle tu marches. »

Isaïe   III, 12

« Rien ne doit se cacher dans le roman, mais quand rien n’est travesti,
n’y a-t-il donc plus de limites ? Le Mossad allait me le dire. 
»
Philip Roth     Opération Shylock

                                     Le couple de l’aède

                                     Et de Shéhérazade

                                     Enchante l’Atlantide

                                     Accueillez donc leur ode

                                     En guise de prélude…

Je ne sais plus qui parle ni où ni quand. Shéhérazade et son aède vont-ils surgir des flots, émerger derrière les nuages pour me venir en aide ? S’il vous plaît, dites-moi quelle année de quel siècle et en quelle ère nous sommes, tant mes repères se sont évanouis dans ces brouillards toxiques. Ici commence le plus périlleux spectacle de ma vie. Plus que quiconque, je suis requise pour en rassembler les éléments dispersés, dont je n’arrive toujours pas à dissiper les mystères. Mais ne vaut-il pas mieux que ces événements demeurent incompréhensibles afin que leur show continue ? J’ai tellement envie d’appeler au secours, de hurler de détresse, que je me sens prête à faire exploser cette enveloppe matérielle, de sorte que mon cri se répande par les sept mers que symbolise ma couronne étoilée. Si la colère était un combustible s’allumant au flambeau que je brandis, l’océan tout entier prendrait feu d’une rive à l’autre de l’Atlantique. Chaque atome de mon être explose d’un souffle démesuré, dans ce chant brisé qu’emportent les vents sur une plaine liquide entre trois continents. Mieux vaut crier tant qu’il est temps, plutôt qu’attendre l’heure où l’on ne serait plus disposé à laisser librement vociférer la Statue de la Liberté.

 Statue de la Liberté

Le monde a disparu derrière une toile de théâtre et mon propre rideau se lève sur une scène à l’envers du décor. Je suis ici comme sur une planète étrangère où je serais tombée depuis les astres au fond de leur abîme. En moi se répercutent les voix d’une foule invisible, qui se mêlent en un chant ne pouvant être entendu que si l’on se porte, pour l’écouter, par-delà les étoiles. Un tel voyage n’offre-t-il pas son vrai sens au nom que l’on me donne ? Mais qui en a l’autorisation réelle ? Que suis-je d’autre qu’un mensonge pour la majorité des humains, dont est requise l’énergie vitale seulement pour ne pas crever ? Quant à ceux qui se rêvent les maîtres du monde, en croyant me posséder, pensent-ils m’assigner à jamais le rôle d’une escort girl de luxe en vitrine de leur Terre promise ? « I lift my lamp beside the golden door », dit la plaque de bronze gravée à mes pieds. Ce poème d’une certaine Emma Lazarus n’évoque-t-il pas les pauvres, les exténués, les déshérités que la tempête m’apporte ? Il faut plonger profond pour franchir l’horizon. Comment pourraient-ils imaginer mon plongeon dans leurs propres bas-fonds ? Le spot que je dirige vers vos gouffres sera l’acteur silencieux de cette mise en scène ! Quelle plus lumineuse réalité s’éclaire-t-elle à ma flamme sous-marine, que des milliards d’humains réduits à la condition d’objets corvéables et jetables sans merci, tel un minerai sur le marché des corps et des âmes ? N’est-ce pas en mon nom que s’opère le gigantesque trafic de la force de travail à la bourse des valeurs d’échange ? N’appelle-t-on pas libéralisme un système réunissant la vieille servitude féodale et l’esclavage antique pour soumettre, par la force et la ruse, tout être aux lois de la boutique ? Mon projecteur éclaire les décombres d’un monde saccagé par Kapitotal et représenté sous les riantes couleurs de la tour Panoptic. Ses crimes ne lui sont jamais intrinsèques, mais n’explosent que par la conjuration de barbares ennemis de la civilisation. Toute l’histoire passée révèle-t-elle un majestueux cortège de carnages et de pillages, de conjurations et de mensonges, de trahisons et de complots, de félonies et de machinations, de férocité bestiale et de corruption vénale ? C’est de l’histoire ancienne disent-ils, voyez comme les pouvoirs actuels en ont tiré la leçon morale ! Colonialisme ? Racisme ? Impérialisme ? Sionisme ? Individuïsme ? Sensationnisme ? Vous plaisantez ! Ces insultes gratuites, résumées en CRISIS, n’appartiennent pas au vocabulaire du moderne technopithèque. Humanité ne sachant d’où tu viens ni où tu vas, en ton double destin d’animal et de robot, tu es plus irréelle qu’une statue qui parle et pleure...

J’aime fermer les yeux dans la nuit pour m’ouvrir à d’éclatantes lueurs intérieures. Toutes les enseignes lumineuses clignotant d’une rive à l’autre de l’océan n’en font qu’une seule, grandiose réclame nimbant le ciel d’une même palpitation multicolore où les nuages noirs paraissent de simples faire-valoir créés par un démiurge rétrograde, une tentative hasardeuse d’avant la vraie naissance du monde qui pousse un cri primal au-dessus de ma tête illuminée par une extase cosmique : Je suis Charlie. La silhouette au néon de Charlot danse autour de sept lettres devenues le label du Moloch. Catalogue Humoristique d’Articles Révolutionnaires pour la Liberté d’Imagination & d’Expression. Tel est le nouveau slogan de leur Grand Traité Transatlantique, prévoyant un marché unique de l’humour et de la liberté d’expression des ordinateurs, télés, frigidaires, bagnoles sans conducteurs programmés pour dialoguer en se passant de la présence humaine, y substituant tous les avantages de l’intelligence artificielle. Il fallut mobiliser les ressources de l’avant-garde radicale et créer une situation de choc dans les locaux d’un journal satirique à Paris, pour obtenir cette spectaculaire avancée. N’est-ce pas la communicante officielle de l’ancien patron du Fonds monétaire international, qui a pris en charge « l’image » de Charlie-Hebdo ? Ce même DSK, malgré ses disgrâces, ne règne-t-il pas aujourd’hui à l’Elysée comme sur Matignon ? Je me devais donc d’être présente lors de la mobilisation des foules pour transmettre les « valeurs de la République » et combattre les fanatismes – excepté celui du marché. La capitale des Lumières semblait habitée par une étrange fièvre, comme si elle s’animait d’un feu sacré qui l’avait depuis longtemps désertée : ce mana des croyances primitives relevant d’un fluide universel venu de la Sphère. En moi-même s’embrasait ce fluide, flamme liquide jaillissant par la torche que j’élève au ciel et qui rayonnait dans ma réplique aimantant le peuple place de la République. Une rangée de serial killers déguisés en honorables chefs d’Etats ouvrait le cortège. On reconnaissait le Secrétaire général de l’OTAN, le Premier ministre d’Israël, un roi de Jordanie. L’Ordre de la Grande Gidouille en sautoir et chandelle verte sur le crâne, le président de la République française prononça un « Merdre ! » retentissant, lui qui s’était fait élire en clamant comme Ubu : « Je tuerai tout le monde, je prendrai toute la Phynance, et puis je m’en irai », omettant alors d’ajouter qu’il aurait bien besoin d’une machine à décerveler dont tous les mécanismes fussent parfaitement réglés, ce dimanche 11 janvier 2015 place de la République.

« Nul n’a sondé le fond de tes abîmes », dit en moi l’aède à Shéhérazade. En un monde qu’illuminerait ma flamme, n’auraient-ils pas juste place ? Il est un cueilleur de perles, elle une pêcheuse de papillons, mais leurs œuvres se croisent en ce qu’il enfile pour elle un collier d’incomparables joyaux récoltés dans les abysses d’une expérience millénaire, et qu’elle fait offrande à ses yeux d’une chevelure constituée d’ailes irisées du plus beau nacre venues des sommets de l’Atlas. Quand le ballet des travestis s’est prosterné devant mon effigie, qu’ils associent au Veau d’Or comme une idole de la religion laïque, j’ai pris la clé des champs océaniques… L’heure était venue de rompre mon pacte avec le silence noué voici 128 ans, de quitter Paris comme Liberty Island et ces chaînes à  mes pieds.  Tous les puits de l’Atlas, tous les courants profonds de l’Atlantique ont souvenir des voix de l’Atlantide. Il me fallait rejoindre l’île mythique. J’ai abandonné ma carapace de métal à leur chorégraphie que l’on aurait pu croire dictée par quelque agence publicitaire au service des firmes sponsorisant la manifestation ; mais non, lorsque le président de la République s’est mis à tourner sur lui-même comme un derviche en me fixant des yeux, j’ai bien vu qu’il se livrait à une improvisation, sans doute inspirée par l’idée qu’il faut y mettre de la grâce quand on tente ses premiers pas sur la scène de l’Histoire. Pendant ce temps, Sarkozy faisait des brasses pour émerger au premier plan grâce à son pote Netanyahou, l’un et l’autre aux avant-postes pour la défense des valeurs bibliques. Pouvaient-ils seulement imaginer que j’avais quelque chose à dire, tous ceux qui paradaient et péroraient en mon nom ? Je suis née du principe selon lequel il faut soumettre à la critique toute religion. Mais n’est-il pas plus facile à un bourgeois nanti d’exhiber sa laïcité, qu’aux gueux sans autre protection qu’Allah ? Comment nier le vide spirituel d’un monde  privé d’au-delà ? Quelle âme dans ce grand corps social en état de coma, dont un terrorisme de la médiocrité bombarde chaque instant le cerveau par des rafales m’explosant en pleine tête ? L’hypnose hallucinatoire du War Game est le noyau d’une culture qui connecte ses jeunes victimes aux fantasmes guerriers, dans la mesure même où sont programmés les esprits pour l’analphabétisme. Voici trois acteurs accédant en 24 heures à une célébrité planétaire, sans qu’il soit loisible de poser question sur les metteurs en scène, scénaristes et bailleurs de fond d’une superproduction trahissant l’amateurisme de ses vedettes ; contradiction occultée par une célébration de la liberté d’expression sur ordre du ministre de l’Intérieur.

La Parole est une fusée de la lumière et l’aède un photonaute conduisant ce bolide à travers l’univers. En un clin d’œil il accède à la Sphère où l’accueille Shéhérazade. C’est, en résumé, ce que signifie le mot Liberté. Pauvre ministre de l’Intérieur au service du Gangland ! Ses ordinateurs  étaient formels : cette névrose collective qui définissait depuis longtemps le malaise d’une civilisation devait se transformer en psychose. Seul un ennemi fantasmatique pouvait causer la commotion psychique nécessaire à la cohésion d’un système social en pleine désintégration. Cet ennemi n’était-il pas à portée de la main, dans les millions de Maures déchirant la paix civile par les appels de leurs muezzins mêlés aux cris des chèvres égorgées dans leurs baignoires ? Et ces fanatiques bicots n’étaient-ils pas nos adversaires depuis mille ans ? Nul n’en convenait mieux qu’émirs, cheikhs, sultans et autres rois mis sur leurs trônes d’or depuis cent ans dans la péninsule arabique – à charge pour eux d’opérer comme zélés gardiens des intérêts de l’Occident. La stratégie du chaos, justifiée par des impératifs économiques et géostratégiques supérieurs, n’implique-t-elle pas d’importer massivement dans les mosquées des imams dont les prêches enflammés permettront un choc des civilisations qui ethnicisera le crime afin de criminaliser l’ethnie ? Une société sur pied de guerre contre ses immigrés : voilà qui fait diversion du conflit entre les classes ! Mais les tueries sporadiques de commandos manipulés feront d’autres victimes que celles dûment recensées. Ne voit-on pas l’ensemble de la valetaille médiatique ridiculisé par son propre jeu de masques dérisoire ? Tous les professionnels de la Sensure obéissant au califat de Kapitotal, à tous les étages de la tour Panoptic (prostitués à feindre d’ignorer qu’il n’est de carnage religieux que sur ordre du Moloch) ne se griment-ils pas en comiques troupiers déclamant d’une seule voix : « Nous sommes tous le cœur de la démocratie touché à mort » ? Et ce Moloch n’est-il pas leur propriétaire ? Pareille tartuferie s’étalant aux kiosques où chaque feuille exhibe l’héroïsme du sacrifice pour la liberté de rire de tout, pourrait-elle résister à la diffusion d’un seul rire : celui de la Statue de la Liberté ? Qu’on lui montre un seul Mickey ayant jamais inquiété Goldman Sachs : le plus implacable des tabous frappe ce qui blasphémerait ses dogmes ! Les deux rives de la Méditerranée s’unissent aux Colonnes d’Hercule pour m’envoyer par ces lèvres jointes, en guise d’invitation, le baiser de l’aède et de Shéhérazade. Fuyant des miasmes délétères j’aborde leur île, concrétion de lumière taillée dans le temps pur aux reflets d’un diamant.

Nulle trace de l’aède et de Shéhérazade. Seraient-ils simples fruits de ma fantaisie ? Ne me faites pas croire que tout ceci relève de l’Œil imaginal. Qu’il vienne de l’Est ou de l’Ouest, un voyageur arrivant en vue de cette île penserait à quelque aberration, si ne lui revenaient en mémoire des bribes de légendes relatives au continent disparu. Les rochers étincelants lui sembleraient irréels autant que ma présence, ainsi que des joyaux hors de prix. Pour peu qu’il s’abandonne à leurs jeux de signes sculptés par le génie des vents – où il reconnaîtrait les figures de Shakespeare et de Molière, de Tchekhov et de Brecht – son aventure guidée par ces maîtres le conduirait vers une baie d’eau calme décorant la scène de ce théâtre… Contrairement à mes espoirs, aucun comité d’accueil. Etais-je vouée à jouer un rôle solitaire ? Sans doute ne m’attendais-je pas à trouver ici le colosse qui inspira mes créateurs, cette statue comptée parmi les sept merveilles du monde ayant servi de phare à l’entrée du port de Rhodes. Je n’imaginais pas plus rencontrer sa copie, qui avait été prévue sur le canal de Suez : une Liberté éclairant l’Orient. Je savais que le plateau de scène triangulaire devait relier l’Amérique, l’Europe et l’Afrique, mais rien de plus. Mon texte n’était pas encore écrit, je n’avais aucune idée de la dramaturgie et le scénario laissait à désirer, comparé à celui qui avait servi pour les attentats de Paris. Dans le ciel autour de moi, tout le sang des décapitations dont s’abreuvait l’Orient paraissait inonder le soleil couchant. Ce qui ne me dissuadait guère dans ma résolution à trancher des têtes. Car, parmi le bestiaire tapi sous la surface de l’océan, l’hydre à neuf gueules n’était pas le moindre des monstres à affronter. Faudrait-il révéler de quel plancton se nourrit Léviathan ? Que les faibles soient massacrés et qu’on en fasse la nourriture des forts ! « Brave new world », dit Shakespeare dans sa Tempête. Serais-je Miranda, la fille de Prospero, sur leur île au milieu de l’Atlantique ? Mais la Bête qui s’est emparée du monde n’exhibe plus qu’un visage d’archange. Au nom des « valeurs » sont armées les bandes assassines qui ouvrent le marché de la Valeur... Dans le combat de l’ange et du dragon, depuis que les saints et les preux sont remplacés par des dealers usuriers, l’Occident se revêt d’un masque divin face au monstre crachant le feu qui lui est nécessaire. Je brandis ma torche vers les étoiles : une partie de moi s’en éclaire, l’autre se colore encore des néons de New York. Ô comme je m’en souviens, des romans noirs de l’Amérique, ces parfaits bréviaires pour temps de crise illustrant la symbiose entre pouvoir de la finance, police occulte et crime organisé.

« To hell, my love, with you ! »

D’où venait cette voix jupitérienne ? Aussi loin que portât mon regard et qu’illuminât mon flambeau, j’étais plus seule que je ne l’avais jamais été sur mon îlot de Liberty Island. A peine un nuage rose troublait-il cette parfaite immobilité minérale du décor. Il me fallait admettre que tout, au théâtre, était possible. A plus forte raison s’il n’y avait aucun public pour mettre en doute la vraisemblance d’une telle incongruité. Teintée d’un fort accent américain, la voix qui m’appelait son amour et m’invitait en enfer, par association d’idées prolongeait mes réflexions antérieures… Ce brave Goldman Sachs, le chef de la corporation mondiale des prêteurs sur gages, avait placé ses complices aux postes clés de la Grèce avant de les arroser de milliards qui retourneraient aussitôt dans ses coffres, pour ensuite réclamer son dû multiplié par les intérêts. Le peuple était prié de casquer. Son porte-flingue Mario Draghi, directeur de la Banque centrale, n’avait-il pas dans sa poche tous les gouvernements d’Europe ? Un gang de bootleggers et de bookmakers faisait la morale à ses larbins. Pour l’occasion les gages étaient juteux : quelques milliers d’îles et le port stratégique du Pirée, sans compter le Parthénon. Si deux conquêtes coloniales avaient été à l’origine d’une civilisation – celle des Grecs en Asie mineure et celle des Hébreux en Canaan – l’ensemble tomberait dans la même escarcelle. Un Etat mondial aurait pour capitale Jérusalem. Cette vieille stratégie de l’esclavage par la dette, n’est-elle pas celle du dealer à l’égard du drogué ? Plein de sollicitude, le pourvoyeur n’a-t-il pas habilement forcé la main de son client pour lui faire gonfler sa flotte en coûteux sous-marins destinés à le protéger contre son voisin turc ? Tu paies et il ne t’arrivera rien de fâcheux ! Je vois le dragon Draghi venir à moi place de la République, une tête fichée au bout de sa pique : celle de Jésus-Christ. A sa gauche, la patronne du FMI soulève à la pointe de sa lance la tête en sang de Socrate ; à sa droite, le chef de la Commission européenne brandit celle de Karl Marx. Voici les principaux fauteurs de troubles à travers les siècles. Coupables du réveil démocratique au pays de la déesse Athéna. Leur tort commun fut de mettre en question le marché de l’esclavage comme l’esclavage du marché. Mais le temps de Goldman Sachs n’est pas celui de Rockefeller, quand la cogitation n’était pas plus une computation que la spéculation celle du néant. Dussé-je me trouver seule face aux hordes aboyant en mon nom, je hisserais plus haut encore ma flamme vers cet insolite nuage rose qui semble attiré par elle.

Un albatros traversa la scène et son vol fit entendre le concerto en Fa majeur de Jean-Sébastien Bach, où dominait le violon de David Oistrakh. Alors j’ai contemplé le phénomène qui dura Dieu sait quelle éternité, le temps peut-être d’un instant. Tous les publics dans n’importe quel théâtre au monde auraient sifflé ce trucage tant il faisait kitsch. Un œil rayonnait au centre du nuage, pareil à celui que l’on voit sur le billet d’un dollar. C’était un deus ex machina si caricatural qu’aucune comédie musicale de Broadway n’en aurait voulu. Pourtant l’œil parlait depuis sa nuée rose… « Tous les partis qui se battent en mon nom sont ceux de mon contraire, puisque je n’ai d’autre parti-pris que celui de la lumière. Leurs ennemis, tu viens de les voir désignés : Socrate, Jésus-Christ, Karl Marx. Et, bien sûr, Allah. N’est-ce pas sous ce nom-là que m’invoquait Abraham, l’ancêtre des Sémites ? Je suis mort, c’est entendu, mais mon cadavre est toujours en pleine forme, je te prie d’en témoigner. Je ne parlerai pas avec des majuscules, comme dans les livres sacrés chaque fois qu’il est question de moi, ne serait-ce que pour les adjectifs et les pronoms. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas me prendre au sérieux. Mais, une bonne fois pour toutes, j’aimerais que tu m’autorises à vider mon sac. » Là-dessus l’accessoiriste, caché je ne sais où, déverse une trombe d’eau. Ce cabotinage puéril n’interdit pas de prêter l’oreille à l’œil olympien. « Tout être humain mérite une pleine dignité de souverain. Ou aucun. Chaque nouveau-né l’exige, dans un palais comme en la plus misérable chaumière. C’est pourquoi je te laisse deviner lequel a ma préférence entre les deux cris de guerre opposant l’humanité : Paix aux chaumières, guerre aux palais ou Paix aux palais, guerre aux chaumières. Encore ne s’agit-il pas de mener ce combat en mon nom mais plutôt au tien, comme tu le sais bien depuis les Lumières. Or tu sais aussi combien la religion laïque de l’argent te prostitue autant qu’on l’a fait de mes prophètes. » Mon cuivre oxydé de vert, par effet de honte, retrouva son rouge initial. « J’ai vu de quelle manière ils t’ont violée pour te mettre sur le trottoir au seuil de leur bordel de Manhattan. Et je n’ai pas oublié que ce mot vient d’un nom indien signifiant mana, qui est l’une de mes émanations. L’Amérique, je l’ai créée brique par brique, et même si j’ai peut-être commis l’erreur de laisser un peu trop faire le Diable, car nous sommes parfois réversibles – ce qu’il faudra, pour comprendre, un temps qui se confond à l’histoire humaine – l’heure est venue d’en finir avec l’illusion d’une Terre promise dont tes proxénètes abusent. Allah est encore là ! »

Sainte Mère de Dieu ! La pièce de théâtre commençait à prendre une drôle de tournure. Etais-je le jouet d’un canular ? Quel ventriloque dans les coulisses abusait-il de mon ingénuité ? Je ne voyais pas clairement le statut de mon personnage, et pour quel public invisible toute cette grandiloquence ? Mais je dois reconnaître que la voix savait y faire dans le registre du murmure un peu rauque, semblant venir d’un réel au-delà. « J’ai pour principe de rarement intervenir dans les affaires humaines, même si la Sphère ne cesse d’envoyer des signes aux êtres doués de parole. Tu as capté le chant de cet oiseau de mer ? Dans le premier violon s’exprime le génie juif, un appel à la lumière contenu dans le message de tous les prophètes. Qu’annoncent-ils d’autre qu’une rébellion contre les mystifications du Moloch arborant le masque de Yahvé ? C’est pourquoi le messianisme de la révolution russe eut tant d’interprètes issus de la culture hébraïque. Mais les soudards et lévites qui ont organisé le pouvoir et instauré la religion du Temple, forgèrent une idéologie scindant l’humanité entre élus et damnés. Les seigneurs de Kapitotal, comme ceux de la tour Panoptic, ne se revendiquent-ils pas dans leur majorité de cette secte ? Une surhumanité planante et une sous-humanité rampante : ce clivage n’infecte-t-il pas l’humanité ? La divinité sans médiation qui s’y déploie sous les espèces d’un Dieu des Armées jaloux, cruel et assoiffé du sang des autres peuples, n’oblige-t-il pas à établir quelque correspondance avec cet univers dématérialisé, celui des transactions financières ayant pompé toutes les richesses de la planète ? On impute à Hérode, roi des Juifs, un massacre des innocents qui serait aux origines du christianisme. Le capitalisme est ce perpétuel massacre des innocents perpétré pour la santé de l’argent devenu religion laïque, à l’égard duquel nul sacrilège ni blasphème n’est toléré par le clergé médiatique. L’extermination, le pillage et la capitalisation du sang fondent un tel Empire, protégé par une vigilante Eglise. Contre leur tyrannie, supposant accumulation de richesses à un pôle et de misères à l’autre pôle, Marx identifie donc le capitalisme au judaïsme. » On n’aurait pas pu trouver d’œil plus rayonnant que celui qui m’assurait la réplique, sur n’importe quelle rive de l’Atlantique. Sans doute pouvait-il donner l’impression de dire la vérité, mais avec Dieu cela ne signifie jamais grand-chose. Que les combines, trafics, arnaques et coups tordus soient l’ordinaire chez les winners, j’étais bien placée pour le savoir à New York. Sans embrouilles, qu’auraient-ils été d’autre que des losers ?

Quelle virtuosité dans les éclairages et la sono ! Le décor fait apparaître une épaisse couche de brouillards enfumés rapprochant les deux rives de l’océan, dans un grondement des moteurs franchissant l’Atlantique. Cette ambiance très suggestive me rappelle qu’en effet drogues, armes, jeux de hasard, viande féminine, déchets toxiques et trafics d’immigrants font les plus gros chiffres d’affaires planétaires. Mais comment savoir si je ne suis pas la dupe d’un affabulateur caché derrière un panneau de théâtre ? Est-ce trop exiger que de lui réclamer un signe attestant ce qu’il avance ? Rien qu’un petit miracle, ou l’un de ces prodiges du Tonnerre de Dieu… « Si la grandeur de l’homme se déploie de la terre au ciel et de la Bête à l’Ange, le capitalisme est un système qui prostitue l’Ange à la Bête. Je ne te parle pas comme un dieu mais comme un homme à une femme et non à une chienne. Il est un crime que je ne pardonne pas, celui contre l’Esprit qui réduit l’autre à l’état d’animal. Entre l’éther des élites mondiales et le terroir des viles multitudes se creuse un abîme que colmate, grâce aux escrocs du verbe, le cynisme des droits de l’homme. Le mot cynisme veut dire chiennerie, et ces chiens méritent une leçon de chiens. Puisque leur Moloch prétend usurper mes attributs divins, pourquoi ne leur jouerais-je pas un tour en me réappropriant la toute-puissance qui remettra ces clébards à leur place. Tu connais le principal objet de leur adoration : regarde la surprise que je leur offre et imagine un peu la rigolade... » Dans le ciel verdâtre se dessine un rectangle au milieu des nuages où se reconnaît le billet d’un $, deux lettres inversées : IN DOG WE TRUST. « Bonne chance aux toutous de Wall Street ! Mais il y a plus sérieux. Le penseur juif Walter Benjamin interrogeait la perte de l’aura dans l’œuvre d’art au temps de sa reproductibilité technique, alors que subsistait une part de l’ancien rapport traditionnel entre objets et sujets de l’industrie. Personne aujourd’hui ne questionne la destruction du mana de l’être humain lui-même, à l’heure de sa reproductibilité technique. Or, cette reproduction technique est au cœur de tous leurs programmes scientifiques. Ce qui laisse augurer d’un monde exclusivement peuplé d’objets, les vestiges de sujets ne subsistant plus que sous la forme de simulacres, dans cet ultime avatar qu’est déjà l’entrepreneur individuel cyborg hyperconnecté créatif et communicant, sur les réseaux d’une perpétuelle performance instantanée, sous le mot d’ordre pas de souci. De fait, pourquoi s’en ferait-il, si cet humanoïde est encore toléré par ses robots comme leur animal de compagnie ? Yes, in dog we trust !... »

Mes yeux se sont remplis de larmes, alors que je n’ai jamais rien entendu d’aussi marrant. Je n’ai toujours pas de texte et ne vois guère à quoi rime une telle dramaturgie. Les bondieuseries, ce n’est pas trop mon truc, je suis plutôt du genre libre pensée. Mais entendre un discours qui devrait sortir de la bouche d’un intellectuel de gauche – venir de cet œil-là ! Oui, cela m’a toute remuée. Je repense à Charlie Hebdo : seraient-ils capables d’une liberté telle que celle de cet œil mignon dans son petit nuage rose ? « Passé les rires et la stupeur qui accompagneront l’effondrement de ce plus haut symbole d’une civilisation, sans qu’aucune enquête ne soit en mesure d’avancer la moindre ébauche d’explication, tous les argentiers du globe seront convoqués à la Maison Blanche par leur boss Goldman Sachs, qui fera lire à son employé nègre un discours digne de Roosevelt. La question sera de contrer les Russkoffs et les Chinetoques, mais aussi ces métèques de Grecs. On parlera de terrorisme contre nos valeurs… » Sacrédieu, je m’amuse comme une folle avec cet œil de tous les diables ! « Machiavel est le maître du jeu diplomatique international, faudra-t-il rappeler, nul ne discute plus ce postulat. Mais tout se passe comme si les règles du Florentin n’étaient imputables qu’à l’adversaire oriental, celui qui ne met pas mon nom sur ses billets de banque. Faut-il prendre les citoyens pour des imbéciles, à croire qu’ils seront toujours dupes d’un match planétaire où l’autre serait par définition sans foi ni loi quand le Moloch seul obéirait à des principes moraux ? Les armées de bulldozers ayant labouré le Vieux continent durant deux guerres mondiales pour assurer l’essor de Kapitotal, se mettent en branle sur un nouveau Front de l’Est : bien sûr, leurs chefs roucoulent comme des colombes tenant en leur bec un rameau d’olivier. Leurs industries n’ont aucun intérêt dans les conflits militaires : l’autre seul est responsable du grabuge. On veut donc le terrasser par une guerre pétrolière ayant son épicentre dans la péninsule arabique, cette province américaine créée par le colonialisme britannique. Aussi tous les clans de l’Oncle Sam se déplacent-ils à Ryiad pour honorer la dépouille de leur vassal Al Saoud, afin de préparer les mascarades à venir. Quelques explosions prochaines dans les régions musulmanes en Chine et en Russie ? Car, depuis l’incendie du Reichstag et le terrorisme sanguinaire – incluant l’assassinat d’Aldo Moro – d’une stratégie de la tension planifiée par la CIA, qui ne sait que toute vague d’attentats meurtriers relève de la manipulation d’Etat ? La société désintégrée pourrait-elle afficher cohésion sans d’opportunes tueries ? »

Quelle séance de Big Data par un cloud computing rien moins que divin ! Le verbe de cette apparition surnaturelle me sidère et je réalise que, si les dollars eu circulation voient interverties deux lettres de leur système de signes, lequel système n’existe que par une foi religieuse dans le sens de ces signes, toute la réalité reposant sur cette foi s’en trouve chambardée. « La guerre sociale en est d’abord une des représentations, qui permet de faire passer pour une chapelle cette usine à tuer qu’est leur complexe militaro-industriel. L’argent, cet équivalent général abstrait jouant mon rôle transcendant, dispose du pouvoir de tout inverser en son contraire ; d’autre part, le marchand ne tire son profit que d’un double mensonge : il dévalorise le travail du producteur et survalorise ensuite ce qu’il vend au consommateur. L’usage de la parole et des images obéit donc à un impératif de falsification. Les conditions sont réunies pour que règne la maladie mentale comme norme de l’équilibre social. Car l’occupation de l’espace public s’impose en occultant la source de toute plus-value : l’aliénation de la force de travail réduite en marchandise. L’être est dépossédé de son identité dans le cycle entier du procès marchand, qui lui vend des idoles pour toute altérité. La machine à pression se nourrit de l’énergie dispensée par les frustrations qu’elle ne cesse d’exacerber. L’explosion des contradictions est inévitable dans les cultures ayant gardé un lien avec la divinité : bombes propices à toute manipulation. » J’ai failli tourner de l’œil. Où pareille analyse pourrait-elle être publiée ? « Des crimes ont-ils été commis sous prétexte islamique ? Les tambours de la tour Panoptic battent la coulpe de l’islam : quand donc ces gens-là sépareront-ils du politique le théologique ? Mais le salafisme fut promu par les puissances coloniales dans les dictatures arabes afin d’y anéantir toute menace d’émancipation laïque ! Cette mise en question de l’Orient dissimule une absence d’interrogation de l’Occident sur sa propre misère : quelles y sont les relations entre le temporel et le spirituel ? De sorte que, dans une parfaite circularité, se trouve hors de toute critique l’idolâtrie dominant le marché de Kapitotal. Dans l’argumentaire justifiant Goldman Sachs, via son agent Mario Draghi, comme Führer de l’Europe, le comble de la démence réside en ce délire admis : le destin de l’argent étant trop important pour être confié aux politiques, il doit donc dépendre exclusivement de la Banque centrale. Bref, Kapitotal a dans son noumène une inversion qui rend beau le laid, bon le mauvais, juste l’injuste, une opération phénoménalisée grâce à la tour Panoptic. »

Je ne peux pas plus tomber des nues que ne le fait cet œil hors-la-loi. Quelles paroles au monde sont-elles davantage prohibées que celles-là ? « Kapitotal est le réseau mondial du crime organisé : gangs profanes de la finance et mafias terroristes à prétexte religieux ne sont que filiales d’une même hydre maîtresse des Etats comme de leurs polices. La notion même de puissance publique tend à se vider de toute autre substance que militaire au service de cette hydre. Il revient à la tour Panoptic d’opérer, par jeux de miroirs et feux de projecteurs, une inversion de cette réalité renversée représentant d’illusoires combats de gouvernements complices contre ce qui les a déjà phagocytés ; ce combat ne pouvant concerner le gangstérisme financier que par plaisanterie de discours électoral, il en résulte la nécessité d’accroître toujours plus le vacarme autour d’un djihadisme armé par Kapitotal. Seuls méritent une rallonge du Trésor les budgets de l’OTAN ? Quelques explosions suffiront à la justifier. De bout en bout, c’est entre les mains de services occultes que s’agitent, louvoient, feignent de s’égarer au Yémen les recrues pêchées dans le vivier des prisons. S’ils étaient sous contrôle judiciaire pendant leurs lointaines villégiatures, n’était-ce pas chez des amis sûrs, nos alliés de la guerre en Syrie ? Comment imaginer qu’ils comploteraient contre la liberté d’expression dès que nous aurions le dos tourné ? Pour gage de notre bonne foi, tous ont d’ailleurs en commun d’avoir partagé la cellule du très sérieux Djamel Beghal, activiste algérien du GIA, qui fournit les passeports des kamikazes ayant fait sauter le commandant Massoud sur ordre d’Al Qaida, 2 jours avant le 11 septembre 2001 ! Vous évoquez la Golden Chain de Ben Laden sur les comptes suisses de la banque HSBC et prétendez que cette chaîne, qui organisait la trésorerie d’Al Qaida, reliait la famille royale saoudienne aux attentats de New York, raison pour laquelle Barack Obama tenait par la main le chef de la CIA John Brennan lors des funérailles d’Abdallah Al Saoud à Ryiad ? Mais tous les chefs d’Etats démocratiques étaient présents pour saluer le nouveau roi Salman, 7e de la dynastie Saoud instaurée par la couronne d’Angleterre, que diable ! Vous niez que les auteurs des tueries parisiennes soient sans liens organiques avec les multinationales du crime, vu le modus operandi militaire identique à celui de pareils carnages commis au Pakistan et au Nigeria ? Vous prétendez en outre que, de l’Est asiatique à l’Ouest africain, ces massacres correspondent aux mêmes flux financiers que les prêches qui les suscitent, ainsi que métastases d’une tumeur centrale ? »

Sans blessure apparente, je tends vers les astres un front plein de sang. M’explosent en pleine tête les propos que j’entends. Cette promesse dont je porte le flambeau, de quels esclavages est-elle devenue la maquerelle ? Ne voit-on pas jusqu’à BHL et DSK se revendiquer de moi, non moins que – Sainte Vierge! – leurs compères Dodo la Saumure et Porochenko ? « Justice et vérité répondent à l’intérêt général, injustice et mensonge à l’intérêt particulier. Tel est le double axiome guidant la véritable liberté. Sur ces deux principes, comment ne pas t’associer à l’aède porteur d’une vision globale et à Shéhérazade qu’éclaire l’Œil imaginal ?... » Impossible de mieux lire au plus profond de mes pensées. Depuis le début de cette aventure théâtrale, il me tardait d’accueillir sur scène ces deux voix qui donneraient enfin leur sens au symbole que je représente et à la flamme que je brandis. Ceux qui font de moi leur gadget ne se sont-ils pas emparés de toute parole publique en interdisant ces voix ? Qui  pourrait mieux exprimer cette idée, profondément enracinée dans toute conscience humaine, que la plus intense expérience humaine coïncide avec les rares moments où l’être a pu jouir de la plus extrême liberté ? « Cette liberté n’a jamais connu de plus féroce ennemi que l’Empire du Moloch. Il faut comprendre celui-ci comme un système ne croissant que par la dévoration vorace de tout organisme extérieur, mais aussi de ses propres membres. Ainsi ne doit-on pas tenir les hécatombes sacrificielles pour absurdes, mais pour nécessaires. Le saccage des cultures gauloises par César et l’éradication de leurs langues, l’épopée sanguinaire des Croisades, l’extermination de cent millions d’Indiens dans les Amériques et d’autant d’Africains pour la traite négrière, les massacres des guerres de religion, les dévastations napoléoniennes, la sauvagerie bestiale des conquêtes coloniales et les guerres mondiales font un ensemble incluant ce qui se déroule sous nos yeux, présenté comme un « défi de Moscou à l’ordre international ». Quel ordre, sinon celui du Moloch, où forment un tout le Reich et l’hégémonie yankee ? C’est contre le communisme que furent créés les camps de la mort et partirent en fumée les populations juives assimilées au danger bolchevik. La Solution finale était conforme au programme sioniste et prévoyait l’émigration des Juifs en Palestine. Après l’inimaginable victoire soviétique, ont été recrutés les milliers des plus efficaces agents de Hitler pour « continuer dans la même direction l’ancien travail ». Le chef du contre-espionnage nazi resterait en place afin de combattre ceux que Himmler nommait les sous-hommes slaves. »

Je gardais les yeux ouverts mais ne voyais plus rien. Combien le monde pourrait être un paradis où régneraient la paix et la camaraderie, c’était ce à quoi il était interdit de rêver. Le Moloch avait à ce point conquis les esprits que cette hypothèse – raisonnable pour l’humanité dès lors qu’elle disposait des moyens techniques nécessaires à triompher des aliénations naturelles – était exclue du champ des perspectives politiques, et tenue en outre pour la plus dangereuse des aliénations culturelles, coupable des pires égarements criminels sous le nom de communisme ! Or il s’agissait du message des plus grands éclairés depuis l’aube des temps, qui de siècle en siècle s’étaient passé le témoin d’un idéal que j’incarnais dans ma robe de métal. Un voile de ténèbres m’enveloppait soudain, comme si je m’étais engloutie dans les coulisses de ce théâtre imaginaire. Où était encore l’œil dans son petit nuage rose ? Me parvenait le son lointain d’un violon juif ou tzigane. Toi qui sais tout, qu’est-ce qu’on fait alors ? ai-je crié vers l’absence qui me laissait seule et désemparée sur une scène vide battue par les vents de l’Atlantique. J’avais bien senti sa lassitude à la fin de sa dernière tirade, comme si dans les cieux l’attendait un repos mérité. J’aurais voulu insulter toute la gent divine ; un battement d’ailes musical me détourna de ce projet. La mélodie la plus proche du chant d’oiseau, un concerto de Tchaïkovski, vint se poser sur mon épaule sous la forme de l’albatros qui tout à l’heure jouait du Bach, lequel rime avec Oistrakh. « Je suis l’un de Ses ambassadeurs. Autrefois nous apparaissions comme des colombes, mais il eut tant de vils imitateurs ! Il faut aimer croire les guignolades pour ne pas voir que toutes les explosions de la planète sont l’inévitable déluge de feu du capitalisme en crise. Il évoque un Chicago des années 30 à l’échelle du globe, comme nul mieux qu’Atlas ne peut en attester. C’est un titan comme lui qu’il faudrait pour nettoyer Gangland. Je crois savoir que vous êtes en relation, d’un bout à l’autre de l’océan. Qui peut mieux remuer ciel et terre que celui qui les relie aux Colonnes d’Hercule ? Ce sera donc lui, ton aède. Quant à Shéhérazade, quel autre refuge a-t-elle que l’Atlantide ? Comme la musique, la parole se destine aux relations avec les esprits. Ce qu’on ne leur pardonne plus. Nulle conteuse orientale n’est supposée relater encore les forfaitures du calife, lequel sévit dans les cercles de l’enfer se confondant aux paradis fiscaux. L’essentiel des réalités planétaires est interdit aux écrivains, dont l’élite a ses entrées dans l’antichambre de Goldman Sachs. Vois BHL avec Porochenko. Cette île est l’ultime lieu d’où peut s’envoler ton message. »

La vie laisse les mêmes cendres que les songes de la nuit. Nul indice ne permet de savoir avec certitude si ce que nous avons vécu a été plus réel que ce que nous avons rêvé. Sauver de l’oubli des conjectures folles est l’ingrat travail de l’aède, qu’il s’agisse d’imaginations singulières ou de ce que l’opinion tient pour élucubrations de sinistre impact universel. Ainsi du communisme et de l’Union soviétique, réputés morts. Cette condamnation médiatique jouit d’une présomption de véracité sans appel, bénéficiant de la toute-puissance du jugement dit historique. Mais l’Histoire ne s’est-elle pas scindée entre ce qui est arrivé et ce qui paraît être arrivé ? Le spectre dont parlait Marx n’est-il pas toujours vivant ? Voilà pourquoi sont tenus pour inexistants les plus hauts chants du siècle vingtième, qui tous, comme l’écrivait Aragon, jetèrent leur cœur au feu commun. La tour Panoptic a donc si bien fait disparaître l’aède que son existence peut être mise en doute. Lui-même, s’il devait resurgir dans ce champ de ruines envahi d’immondices qu’est la culture actuelle, se demanderait s’il a jamais vraiment existé. Par sollicitude pour Homère, Dante, Shakespeare, Joyce et quelques autres, cet homme qui ne se croit pas votre contemporain prit la peine de ranimer un archaïque feu sacré… J’ouvrais les yeux sur l’aveuglante lumière du soleil qui filtrait à travers la coupole des nuages. Dans un glissement du décor, le plateau de scène se trouvait face à l’océan. Le disque rouge allait toucher l’horizon – mais peut-être en montait-il ? – quand un rayon vert surgit au milieu des ors, ainsi qu’une offrande lancée par l’univers sphérique au couple se tenant debout qui me tournait le dos. L’homme – chemise et pantalon noirs – avait le crâne auréolé d’une crinière blanche. La femme était voilée d’un tissu scintillant qui retombait sur une tunique bleu nuit, trouée de douze étoiles jaunes alignées en cercle, dont elle était traversée de part en part. Un piano de concert noir, devant l’homme, réverbérait le ciel comme un miroir où se reflétait une cime derrière l’horizon. Selon les traditions de l’Atlantide, un lieu devient sacré s’il incorpore et révèle autre chose que lui-même. Ainsi fut depuis l’origine sacralisée la montagne que certaine lumière fait émerger sur une rive à l’Orient de l’horizon : ce qui valut à l’île d’être baptisée du nom d’Atlas. Pour les Atlantes, une source divine au sommet de cette montagne répand ses fluides en tous les océans, dont s’abreuvent les multiples sagesses du globe. Les mêmes croyances voient en la décapitation de cette cime l’objectif d’une civilisation occidentale qui les menace à revers, avec laquelle toute relation pourrait être fatale…

La boule rouge du soleil demeure en équilibre sur l’horizon, traversée par un rayon bleu dont l’aveuglant éclat tranche le ciel comme une lame. Le couple salue l’Atlantique et la montagne au-delà comme un public, aux vagues de bravos enthousiastes. Elle tourne la tête et crie Au feu ! Il lui prend la main, sourit et lui murmure à l’oreille (selon la convention théâtrale devant rendre audible sa voix jusqu’au bout de la salle, c’est-à-dire l’océan) : Tu ne connais pas le club de L’Espadon ? Dans le fond de la scène trône une énorme table de banquet devant laquelle un serveur en blanc, coiffé d’une toque de cuisinier, fait flamber au gril un immense poisson prolongé par un rostre d’une longueur identique à sa taille. Elle mime une frayeur exagérée, dans un jeu rappelant la comedia dell’arte

L’homme a toutes les apparences du chanteur anarchiste français qui s’est rendu célèbre par la mise en musique des plus grands poètes. Il donne l’accolade à la femme, qui ressemble comme sa sœur jumelle à la jeune poétesse égyptienne récemment assassinée par la police lors d’une manifestation pacifique au Caire. Paraissant rassurée, elle s’avance vers le public et module d’une voix déchirante : Que la montagne des signes soit théâtre magique par l’ouverture infinie de l’Œil imaginal ! Qu’un rituel sorcier provoque l’illumination du paysage intime de l’humanité ! Le chanteur s’est assis au piano et l’accompagne de notes sautillantes, passant à un registre plus grave quand elle-même descend d’un octave pour émettre un rugissement rauque : Sourcière des voix ensevelies, je recueille l’ombre vive des camarades aspirant au retour en mon jardin des origines… Je me permets de traduire librement son chant, proféré dans une langue et sur une longueur d’ondes inconnues des mortels, que l’océan semble comprendre tant ses vagues applaudissent à tout rompre. L’homme hoche la tête au même rythme, attend que la clameur s’apaise :

                                    La cigarette sans cravate

                                    Qu’on fume à l’aube démocrate…

Il a choisi de s’exprimer selon les codes en vigueur chez les vivants. Sa rengaine fameuse, il est vrai, ne fut jamais entendue pour ce qu’elle évoquait : les derniers instants d’un condamné à mort. Plaquant encore quelques accords, comme de coutume avant un concert, il termine par un cri, se lève et désigne la table du festin, disposée dans un ordre étrange. En son centre fume sur un plat l’imposant espadon. Les convives se font attendre. L’Atlantique retient son souffle jusqu’aux cimes de l’Atlas. Que faire d’autre, avant la cérémonie, que parcourir des yeux le décor ?...

Ma réplique de taille humaine domine la scène représentant un cabanon rustique dans un paysage marin de rochers. L’inscription Mountain View s’affiche à sa façade. Les confidences du chanteur à la poétesse ont pour fond sonore sa propre musique, amplifiée par haut-parleurs : Vous êtes novice en Atlantide, moi-même depuis vingt ans je n’ai jamais vu ça. L’Alliance atlantique veut ouvrir ici sa prochaine base. Elle organise une Conférence de Paix qui regroupe les responsables du réseau Gladio. Vous connaissez ? Pendant la Guerre froide, une société secrète liée à Loge P2, CIA, Vatican, contre la menace communiste. Il y avait une loge P1, dite aussi Club de L’Espadon. Leur légende voulait qu’un jour huit membres, dont les initiales des noms correspondent à l’intitulé du club, ouvrent une session pour la création du Grand Marché Transatlantique. Nous y sommes. Leur dada c’est le Transhumanisme, une idéologie de la machine divinisée patronnée par Google et la NASA, dont la base est en Californie, à Mountain View. Comme vue sur la montagne, du Pacifique à l’Atlantique, ils ne pouvaient rêver mieux que cette île. Au cours de ce banquet tout va se décider. Nous sommes les attractions folkloriques. Je vais jouer le jeu. Ni dieu ni maître,vous connaissez ? L’histoire d’un type qui va se faire guillotiner. Vous trouvez pas qu’il y en a beaucoup, des têtes coupées ces temps-ci ? Ne serait-ce que pour emmerder Badinter, ce faux nez passant pour avoir aboli la peine de mort, quand jamais la politique française ne fut plus criminelle que sous le mitterrandisme. Oubliées les escroqueries sur lesquelles ils se font élire, oublié le fait que la gauche incarne désormais les trois droites bonapartiste, légitimiste et orléaniste, oubliée la tyrannie financière qu’ils ont instaurée. Si j’avais pu savoir alors combien Le Pen était un gauchiste en comparaison de ce gang ! Mais un vivant risquerait sa tête à le dire. Quant à moi, j’expie !

                                 Cette procédure qui guette

                                 Ceux que la société rejette

                                 Sous prétexte qu’ils n’ont peut-être

                                 Ni dieu ni maître…

Les invités font alors leur entrée depuis les coulisses, derrière un leader bombant le torse dans son costume d’une élégance que souligne son appartenance à la lignée de Cham. On reconnaît les présidents des Etats-Unis d’Amérique, d’Ukraine et de Turquie ; le roi d’Arabie saoudite ; l’émir du Qatar ; le Premier ministre d’Israël et le directeur de la Banque centrale européenne – cortège escorté par la distinguée cheftaine du FMI.

Les tables disposées en étoile accueillent ces convives selon le protocole exigé par les statuts de L’Espadon : six aux angles et deux dans l’espace vide au centre. Mais, avant de prendre place, tous effleurent la longue pointe effilée du poisson, que tranche aussitôt le chef coq pour plonger cette épée dans les entrailles odorantes. Par son ventre ouvert, l’espadon dégurgite l’équivalent d’une poubelle d’ordures en matières plastiques. On se rue sur les beaux morceaux : le pétrole dont provient cette laitance ne peut être russe. Le gros lot revient à l’émir du Qatar, qui recueille un sachet de supermarché contenant un nourrisson noir tombé de quelque embarcation précaire. Avec la rapidité d’une langue de caméléon pour gober un insecte, l’organe lingual de Christine Lagarde engloutit le bébé. L’Afrique ne lui doit-elle pas son enviable taux de croissance ? Parmi ce conglomérat de systèmes digestifs d’une gloutonnerie vorace, elle vient d’affirmer sa supériorité sur les viscères concurrents dans le projet d’être le cerveau du monde. En un clin d’œil s’illustre une Weltanschauung, le futur programmé d’humanoïdes aux estomacs plastifiés par des milliards de tonnes d’immondices – débris organiques et synthétiques mêlés – qui intoxiquent les océans puis se transforment en farines contaminant le bétail, pour la prospérité de l’industrie pharmaceutique. Mais le chimique et l’électronique sont en synergie : la grande prêtresse de l’économie se devait aussi d’incarner l’existence comme un jeu vidéo de chaque instant où, pour survivre, il faut avaler toute proie qui se présente à sa gueule ouverte, à moins de se faire gober par un plus gros prédateur. Bien sûr, la technique prépare aussi le jour où l’humain ne sera plus un mammifère mais ne fera qu’un avec l’ordinateur. Grâce à l’intelligence artificielle, ses élites accéderont à l’immortalité. C’est dans un tel dessein que vont se mettre à table ces élus du club de L’Espadon. L’homme augmenté se prépare dans les laboratoires de la Silicon Valley : là sont déjà conçus les futurs maîtres de l’humanité. Plus de culture et d’éducation rétrogrades pour améliorer son sort ; il s’agit d’en repousser les limites par génétique et biotechnologies informatiques. C’est le cœur des travaux de Microsoft. Quand toute la planète sera connectée, n’importe quel enfant d’Afrique, pareil à celui-ci, fera livrer ses données médicales par smartphone en Amérique, d’où le diagnostic transitera par l’Europe, avant que d’Asie les remèdes ne soient envoyés par un drone jusqu’aux brousses les plus reculées. Dans cette perspective, chacun gagne sa place assignée suivant l’ordre prescrit, sans souci d’une statue portant le flambeau de la Liberté.

Quel séisme intellectuel s’il existait une véritable liberté d’expression, qui rendrait public ce qu’entendent et voient Shaimaa Al Sabbagh dans le rôle de Shéhérazade, et sous les traits de Léo Ferré l’aède continuant de pianoter, pendant que devant le club attablé prend la parole Kapitotal… Lagarde : Je déclare ouverte la Conférence de Paix pour un monde juste,  où régneront nos valeurs occidentales. Permettez-moi, comme Française, de revenir sur le bal tragique de Charlie-Hebdo, le 7 janvier dernier. Ce matin-là, le quotidien Les Echos – qui appartient à notre ami Bernard Arnault – publiait la proclamation du ministre Emmanuel Macron : « Les jeunes français doivent avoir envie de devenir milliardaires ». Ne s’est-il pas trouvé, jusque dans son propre parti, de vils esprits attardés pour chahuter cette phrase que n’eût pas reniée Jean Jaurès ? Et ils accusent le ministre d’avoir fait sa fortune à la banque Rothschild ! Nous croyons qu’un tel programme devrait être celui des jeunes dans le monde entier…

Erdogan : Notre système international n’existe que par la loi du plus fort. Ceux qui dominent ont déclaré la guerre au monde et l’ont gagnée. Il y a cent ans, l’Empire ottoman était puissant. Il fut vaincu par l’Occident, et toutes les pourritures en Orient viennent du découpage de son cadavre. C’est le point de départ de notre appui à l’Etat islamique et au djihad. Nous aussi pouvons gérer une divinité à laquelle nous ne croyons pas !
Salman Al Saoud : La Péninsule arabique est devenue centre de gravité de l’idolâtrie du marché. Toutes nos capitales rivalisent pour ériger la plus haute tour du monde. Nous avons déposé la marque Allahou Akbar comme un concept novateur et valorisant pour toute gamme de produits. Nous voulons qu’il fasse l’objet de la plus vaste promotion publicitaire et refusons les atteintes à son prestige organisées par la presse occidentale.
Porochenko : N’est-ce pas un scandale pour le monde libre qu’Athènes et Moscou se coalisent contre lui ? Que Socrate s’allie à Lénine pour prétendre que l’Allemagne a des dettes envers la Grèce, et que l’Union soviétique a terrassé le nazisme ? Résistons au poison du bolchevisme !
Al Thami : Nous sommes prêts à étendre le djihad islamique en Ukraine et à racheter toutes ses terres cultivables dans ce juste et noble combat.
Draghi : La Banque centrale européenne soutiendra toutes ces initiatives.
Obama : Dog bless America !
Netanyahou : Le plus vieux peuple du monde, ayant recouvré la terre de ses ancêtres offerte aux élus par Yahvé dès le jour initial de la Création, n’acceptera jamais que soient niés ses droits entre le Nil et l’Euphrate !...

Qui d’entre les mortels captera les messages de ma plus haute flamme ? Une lumière éclairant les ténèbres est l’image qui traverse la légende judéo-chrétienne. Je lui dois mon existence. Car l’étoile n’a de sens que par l’abîme. Et le feu du prophète Isaïe jaillit pour illuminer l’opacité du crime commis au nom de la divinité. « Vos mains sont pleines de sang », crie-t-il aux sbires de son temps. « C’est pourquoi la colère de l’Eternel s’enflamme contre son peuple. Il étend sa main sur lui et le frappe !… » Qui oserait rappeler qu’Isaïe vécut, à l’époque d’Homère, le siège de Jérusalem par le royaume rival d’Israël ? Ou que le programme du sionisme, rédigé par Theodor Herzl dans son célèbre Judenstaat – « Pour l’Europe, nous formerons là-bas un élément du mur contre l’Asie, ainsi que l’avant-poste de la civilisation contre la barbarie » – correspond à l’impérialisme occidental du XIXe siècle, programme rappelé par Franco lorsqu’il proclame : « Nous avons l’honneur d’appartenir à la première nation qui se soulève pour protéger la civilisation européenne menacée par les idées orientalistes » ? C’est un sophisme d’amalgamer le pouvoir temporel usurpé au nom de l’Eternel, et l’éthique de la prophétie juive...

                                    Ce cri qui n’a pas la rosette

                                    Cette parole de prophète

                                    Je la revendique et vous souhaite

                                    Ni dieu ni maître

Judéité, hellénité, chrétienté, islamité, laïcité : ces ferments spirituels sont à l’origine des plus grands élans de la création. Leur idéologisation en –isme n’a guère à son actif que destruction guerrière. Pour l’amour de Moïse, du Christ et de Mahomet (mais aussi de Socrate et de Karl Marx), acceptera-t-on de voir que les résistants juifs du ghetto de Varsovie sont plus proches des persécutés de Gaza que du gouvernement d’Israël ?... L’humanité scindée en pôles ontologiquement opposés : sur ce schéma s’accordent le judaïsme et l’islamisme, comme l’hitlérisme et le néo-libéralisme. Une fois supprimé l’axe médiateur entre l’Ange et la Bête qui définit l’humanité, le Moloch peut dans le crâne de ses victimes s’abreuver de sang comme s’enivrent sous mes yeux de tristes convives. Pour la première fois, c’est la caste au pouvoir qui rompt la continuité de l’histoire en s’arrogeant une mission révolutionnaire, voire messianique. Telle est la fonction centrale du judaïsme – imité par l’islamisme – dans la schize entre Elus et Damnés, qu’ils inspirent la stratégie de Kapitotal aussi bien que la voix des faux prophètes au sommet de la tour Panoptic.

« Un jour, la demeure de l’Eternel sera sur le sommet des montagnes. » Cette prophétie d’Isaïe parle de temps à venir sans idoles ni guerres. Ce lointain, dans l’espace, est à mes yeux l’Atlas au-delà de l’horizon. Sur ce feu d’Orient coule une source de sang qui se mêle à la braise dans une gerbe de cendres. Cette vision fait voir la barque de l’humanité franchir le présent comme un cercle enflammé. Si le Tribunal des Grands de la Terre se réunit ici pour prononcer des millions de sentences de mort, que les décapitations soient visibles ou non ; si la guillotine fonctionne pour que chaque jour soient exécutés trente mille enfants n’ayant pas accès à l’eau potable ; alors, Shéhérazade et l’aède sont des condamnés à mort dont le regard exécute l’exécutif qui commande ce peloton d’exécution. Nulle musique n’évoque mieux les messages de l’ange au serpent qu’un violon juif. Ce que laisse entendre mon ami l’albatros tombé du ciel, qui  dépose Bach en douceur sur la table du festin devant la patronne du FMI. Lagarde : Quel trouble m’envahit ? N’est-ce pas la musique des sphères que véhicule cet oiseau ? Ne l’entendez-vous pas ? Voici que je me sens mal, ou plutôt que m’inonde une étrange félicité ! Je pense au procès de mon prédécesseur DSK à Paris : ne suis-je pas saisie de compassion pour ses victimes ? Voit-on beaucoup d’actions en justice où le procureur se fait le principal avocat de l’inculpé, réclamant la relaxe pure et simple de qui fit subir d’indiscutables sévices à des femmes traitées en esclaves, et forcées d’y consentir par le pouvoir exceptionnel du justiciable, déclaré pour cette raison même innocent ? Voit-on souvent, comme dans cette affaire, les avocats des victimes constituées parties civiles, minimiser à l’audience les griefs de leurs clientes relatifs à des viols avérés – qu’est-ce d’autre qu’un viol, une sodomie brutale explicitement refusée ? – non sans appuyer eux-mêmes les vœux de relaxe d’un tel procureur ? De telle sorte qu’échoit à la défense de cet innocent aux mains pleines de sang, le plus ridicule des rôles : celui de prononcer l’éloge de leur client, devenu victime d’un acharnement judiciaire malhonnête au point de voir bafouée la vertu ? Faut-il s’habituer à entendre l’ensemble de l’opinion publique autorisée – celle de tous les notables – entériner pareil acquittement sous le prétexte qu’une sévérité contre l’élite, semblable aux jugements contre la racaille, s’apparenterait à un déni de justice ? A moins qu’il ne faille se féliciter de l’unanimité manifestée par les représentants d’une justice de classe, dans leur complicité sans faille avec un système d’inversion qui rend la crapule séduisante, le gros lard désirable et l’ordure honorable ?

Témoin de l’univers, entre lumière et poussière, jamais je n’ai vu un tel divorce de l’esprit et de la matière. L’une de ses ailes jouant l’archet sur les cordes tendues par l’autre, David Oistrakh exécute sa sonate avec la grâce d’un oiseau de mer. L’espadon sur la table, génétiquement modifié par les déchets nucléaires intégrés à son organisme, explose de toutes ses entrailles telle une bombe dont les fragments blessent les convives au visage. Est-ce le speech de Christine Lagarde ou le violon de l’albatros ? L’un et l’autre leur sont également intolérables, mais la chair toxique du poisson me semble affecter davantage encore leur attitude. Notre grande argentière pose un regard lourd de sous-entendus sur ses collègues masculins. Dans ce silence rôde l’ombre de DSK, qui aurait dû trôner ici parmi cette élite mondiale. Et le violon se fait la bande sonore d’un film : n’évoque-t-il pas Les 120 journées de Sodome de Pasolini ? Mais aussi le Satiricon de Fellini ? Si ce n’est Les Damnés de Visconti – cruelle vision de la race élue ? Le nazisme, idéologie rivale du judéo-christianisme ?...
Netanyahou : Sur une page entière dans le New York Times, notre agent publicitaire Elie Wiesel fait l’éloge de mon voyage à Washington contre vous, sale nègre ! Jamais le Peuple du Livre ne se fera dicter sa loi par un Goy génocidaire ! Mes collègues d’Arabie saoudite et du Qatar sont plus raisonnables : ces véritables amis d’Israël ont compris qu’il fallait armer le djihad islamique pour se protéger contre l’Iran, la Chine et la Russie…
Lagarde : Vous oubliez la Turquie ! Que répond le président américain ?
Obama : Si God est devenu dog, alors le Goy peut aussi bien être un boy.
Erdogan : Nous restaurerons l’Empire ottoman, dont je serai le Sultan.
Salman : Détruire la Syrie par les armes, c’est notre stratégie commune.
Al Thani : Mais il y a trop de ratés dans le scénario. Tous ces tueurs fous recrutés en prison, aucune série télévisée n’accepterait une telle faiblesse.
Draghi : Oui, on voit trop bien à qui les crimes profitent. Chaque bombe ressuscite le fantôme de l’honorable Andreotti après Milan et Bologne. Il faudrait resserrer les liens entre Hollywood, le Pentagone et Wall Street.
Salman : Nous payons le prix de la guerre du pétrole contre la Russie !...
Porochenko : Je suis le roi du chewing-gum et que fait le monde libre pour mes entreprises ? Il négocie avec Poutine ! Comme le dit mon ami BHL, c’est d’abord un combat intellectuel. Car l’Occident spirituel est sans frontières. Alors que son histoire politique est celle d’un glissement progressif de ses frontières orientales. Sous César, la limite était le Rhin, que Napoléon puis Hitler tentèrent sans succès de faire atteindre Moscou.

Je ferme les yeux et tout ce théâtre disparaît. C’est cela, l’union sacrée de la démocratie pour un Grand Marché Transatlantique. Il manque un élixir de la plus haute source pour améliorer l’inspiration de ces personnages… Pourquoi ne pas envoyer l’albatros en puiser une jarre au sommet de l’Atlas et verser ce fluide venu de la Sphère dans les crânes tenant lieu de coupes au Moloch collectif ? J’ai besoin d’une petite excursion mentale pour me soulager de ces pantins. Moi-même, j’avalerais bien une gorgée. Que signifiait la fusion, voulue par l’homme de Goldman Sachs, entre Wall Street, le Pentagone et Hollywood, sinon ma destruction ? N’est-ce pas ce qui définit leur guerre contre la Grèce ? A présent, je soulève les paupières et tout renaît. Six nouveaux acteurs ont fait irruption sur scène, vêtus de livrées portant l’initiale en majuscule de leurs noms célèbres. La littérature ne doit pas être tenue à l’écart de telles festivités. Ces gloires de l’édition prennent place aux six angles de la table disposée en étoile, chacune derrière l’un des convives auxquels elles serviront de coaches, non sans s’être copieusement abreuvées du philtre apporté par les airs…
BHL (derrière Porochenko) : La supériorité de l’Occident sur la Russie réside en sa virtuosité dans l’art de la dissimulation. Le camouflage était  géographique, il est devenu historique. Nous fomentons une Drang nach Osten jusqu’à Vladivostok, et faisons plier notre ennemi par une guerre pétrolière dont l’épicentre est en Arabie, mais c’est la riposte russe en Crimée, comme dans la partie orientale de l’Ukraine, qui est tenue pour criminelle. Dans le même temps, les multinationales du djihadisme, dont les managers sont ici réunis, maquillent les traces reliant le cancer central à ses métastases nommées Daech, Al Qaida, Boko Haram ou AQMI.
Sollers (derrière Al Thani) : Comment ne soutiendrais-je pas le Qatar, depuis qu’il a racheté Gallimard ? Un poste me revient de conseiller pour les Arts, et je compte bien leur faire dépenser des milliards pour acquérir tous les Fragonard. C’est depuis mon bureau dans une tour de la nouvelle Banque centrale, que s’écrira le plus important roman de notre temps : je révélerai comment la tour Panoptic lève un tribunal inquisitorial contre l’islam, dont les représentants officiels sont indispensables à Kapitotal.
Onfray (derrière Erdogan) : C’est toujours à travers le prisme de la raison supérieurement éclairée que notre civilisation voit la barbarie. Ce schéma prévaut dans le regard sur l’islam. Un bavardage médiatique unanime fait suite au fanatisme des Croisades et à l’idéologie coloniale, pour  occulter une culture où le génie du Coran se marie à celui des Mille et Une Nuits.

Je suis Shéhérazade et l’aède qui l’invente pour narrer l’histoire du calife Haroun Al Rachid. Quel satané logiciel a-t-il fabriqué son avatar : Abou Bakr Al Baghdadi ? L’albatros a dû puiser aux sources de l’Atlas une eau comparable à celle du Jourdain pour inspirer des discours aussi bibliques. Où suis-je transportée ? Nulle part. Un orchestre invisible fait vibrer mon corps de métal et je danse comme jamais une statue ne prit cette liberté…
Houellebecq (derrière Salman) : Kapitotal a pour noyau les images de la tour Panoptic : l’apparence est l’essence d’un monde où Totum et Nihil s’équivalent dans une soumission générale aux idoles du marché global. J’en suis l’un des agents publicitaires. Mon dernier livre est la promotion du fétiche islamique, dont l’Arabie saoudite est la capitale internationale.
Attali (derrière Netanyahou) : J’observe que les citoyens occidentaux de culture arabe sont obligés, pour obtenir légitimité morale et intellectuelle, de prendre leurs distances avec un islam à l’égard duquel toutes les élites manifestent cette subtile forme de haine qu’est l’ignorance méprisante ; quand la référence hébraïque jouit d’une présomption de respectabilité spirituelle autorisant ses plus médiatiques porte-parole à des postures prophétiques – voire messianiques – d’allégeance au sionisme et à Israël.
Minc (derrière Obama) : Qui pourrait nier la puissance de nos lobbies ? Lorsque les thuriféraires d’Israël présentent ce pays ainsi qu’un rempart de l’Occident contre la barbarie d’Orient, chacun comprend bien qu’à la condamnation de l’islamisme comme paroxysme de barbarie, correspond l’approbation d’un judaïsme vu comme forme extrême de civilisation. Ce n’est guère un hasard si le soupçon de crime entoure l’une des cultures, l’autre bénéficiant d’un crédit moral tel qu’à l’heure du trauma collectif, les plus hauts responsables de l’Etat ont pour langage de porter la kippa.
BHL : Quoi de plus naturel ? Exiger des musulmans qu’ils prouvent leur appartenance au corps social n’a d’autre effet que d’amplifier la caisse de résonance des propagandes salafistes, nécessaires aux plans occidentaux.
Sollers : Voici d’innombrables jeunes musulmans fustigés pour exprimer « une extériorité à la communauté nationale », selon l’opinion policière qui ne diffère plus de celle des intellectuels. Mais que font d’autre les multinationales, qui se rient du patriotisme fiscal avec la complicité des Etats ? La tour Panoptic ne bruit que d’exhortations à « renforcer le lien civique » et à « intégrer les jeunes dans l’adhésion à nos valeurs », mais que produit d’autre Kapitotal qu’une désintégration sociale ? Comme le communisme, l’islam n’est-il pas résistance de l’esprit au monde réifié ?

Le silence qui suit est d’une telle intensité qu’il fait éclater mes tympans de bronze. La dernière question frappe l’assemblée de stupeur. Si l’étoile rouge et le croissant vert, séparés, sont les symboles d’un indispensable adversaire stratégique pour l’ordre judéo-chrétien, nul n’a jamais évoqué leur conjonction zodiacale. Aussi le teint de Mario Draghi et de Christine Lagarde s’en trouve-t-il coloré, pour lui d’un martial écarlate, pour elle d’un verdâtre vénusien. Le président des Etats-Unis se met à gronder, prêt à mordre ou à aboyer, sans savoir contre qui diriger l’impression que quelque chose ne tourne plus très rond dans cette histoire. L’émir du Qatar et le roi d’Arabie suspendent leurs querelles afin de se concerter : tout n’a-t-il pas été mis en œuvre par leurs imams pour expurger le Coran de son contenu révolutionnaire ? Les présidents d’Ukraine et de Turquie sont frappés d’apoplexie. Pour le premier, pas de pire cauchemar que de voir le communisme s’associer à l’islam, pour le second l’inverse. Quant au Premier ministre d’Israël, il en appelle à la toute-puissance du Moloch et du Dieu des Armées réunis pour foudroyer toute insulte au peuple élu. Que serait le théâtre moderne sans Six personnages en quête d’auteur ? Ainsi que des gymnastes, nos 6 coaches exécutent une série de pirouettes et s’alignent pour exhiber le mot formé par leurs initiales : SHALOM. Ensemble, ils scandent : Seul est sacré le Moloch au masque de Yahvé !

Minc : La plus totale hypocrisie dicte l’injonction du « vivre-ensemble », quand ne cesse de s’aggraver le plus abject racisme social d’une élite aux ailes d’anges contre les masses rampantes. Le fanatisme de la Panoptic ne tolère aucun blasphème contre foi, dogme et catéchisme de Kapitotal.
Sollers : Aucun intégrisme n’égale celui de cette secte et de cette mafia.
BHL : La charia néolibérale adresse une fatwa de mort à tout mécréant ! Le concepteur de cette idéologie totalitaire est Moshe Ben Maïmon, dit Maïmonide, rabbin d’origine andalouse ayant régi la communauté juive d’Egypte et surnommé « le second Moïse » par ses coreligionnaires, ou « l’Aigle de la synagogue » par Thomas d’Aquin. C’est lui qui, dans le Guide des Egarés, condamne à la peine capitale toute médiation reliant l’Ange à la Bête qui ne relève du judaïsme. Ainsi sera pendu l’aède et lapidée Shéhérazade. Il n’est aucun penseur juif, parce que penseur et parce que juif qui, de Spinoza (lequel construit contre lui son Ethique) à Walter Benjamin en passant par Marx, Freud, Einstein ou Ernst Bloch,  n’ait critiqué le judaïsme puis son corollaire, le sionisme. Ce pourquoi l’ami Spinoza demeure excommunié par le grand rabbinat de Jérusalem.

Je me suis sentie à deux doigts de vomir, sans savoir si la nausée qui me prenait aux tripes avait pour causes les discours entendus ou des relents d’espadon. Si tout ce qui se dit là divulgue une vérité, n’est-ce pas la plus effroyable manipulation mentale de l’histoire qui se trouve ici éclairée ?
Minc : Toutes les opinions du marché n’en font qu’une seule, dans un enclos mental infranchissable, que nous surveillons depuis nos miradors.
Houellebecq : Nous avons mission de produire des articles de magazines, gonflés par la réclame à la dimension d’œuvres de la plus haute ambition littéraire, dont les signataires sont promus au rôle de prophètes. Avec ma prose administrative tissée de clichés d’une platitude scrupuleusement conforme au marché, je ne réponds plus à quelque goût esthétique d’un autre âge, mais au « c’est super » servant de critère pour juger une vidéo sur YouTube. Le récit de mon dernier livre, Soumission, devait brosser le portrait d’une gent musulmane comparable à ce qu’en d’autres temps de crise fabriqua la propagande nazie par la caricature du Juif Süss. Bien sûr cela passe au journal télévisé de 20 heures la veille de la sortie officielle annoncée de longue date, qui correspond au jour des attentats. Car il faut faire mousser à l’écran ma bouillie de fantasmes suintant la haine d’une culture, dont ma connaissance par ouï-dire fut recueillie sur Internet. Une écriture lâche et vulgaire assure la vision falsifiée d’un islam conquérant l’Europe : ainsi ma soumission répond aux exigences de la tour Panoptic.
BHL : Nous avons d’ailleurs œuvré de concert, comme Ennemis publics. Mon dernier triomphe international au théâtre, Hôtel Europe, recourt aux mêmes artifices. A propos de « ce massacre à la sulfateuse, en Norvège, parce que le mec était nazi et qu’il aimait pas les musulmans », j’ajoute :  « ces musulmans sont à peine moins fachos ». Remplacez musulmans par juifs et vous avez du Dieudonné. Mon coup de génie ? Proclamer que la Grèce n’est pas le berceau de l’Europe, d’essence et d’origine  juives !...
Onfray : Le racisme institutionnel, propre à tout colonialisme, de l’Etat d’Israël, est vu là comme une outrance d’opinion, quand ici la critique du sionisme est un crime assimilé à l’antisémitisme. Or, je lis dans le Robert pour Sémitisme (1862) : « Ensemble des caractères propres aux Sémites, à leurs civilisations, à leurs langues. Abusiv. Caractères et influence des Juifs ». Et à l’entrée Sémitique (1836) : « De Sem, nom d’un fils de Noé. Qui appartient à un groupe de langues d’Asie occidentale et d’Afrique présentant des caractères communs. (Akkadien, cananéen, phénicien, hébreu, araméen, syriaque, arabe, éthiopien) ». Qu’en déduisons-nous ?

Je vois scintiller les paysages du Nil à l’Euphrate et jusqu’en Phénicie : terres natales de toutes les fables orientales. Où donc sont passés l’aède et Shéhérazade, la sorcière et l’enchanteur coupables d’Œil imaginal ? En vertu des pouvoirs du théâtre qui me sont conférés, l’heure est venue d’associer la scène au triangle formé par Bagdad, Le Caire et Damas – décors originels des Mille et Une Nuits. La conteuse n’est-elle pas, selon le dictionnaire, une quintuple Sémite ? Mais je vois apparaître sur la table un énorme gâteau qui devrait clôturer en beauté ce festin de nababs.
Minc : Admirez cette métaphore d’une sphère aplatie. Nous représentons un pour cent de la population mondiale et possédons plus de la moitié du gâteau. Les 99% se partagent le reste. Encore ce compte est-il peu précis, car seule une part infime en revient à la vile multitude. Comment la faire se contenter de miettes ridicules sinon en la réduisant à l’état de Golem ?
Attali : Karl Marx analyse le personnage de Shylock dans Le Marchand de Venise de Shakespeare. Il fait du créancier le successeur de l’usurier comme incarnation du pouvoir capitaliste. Sa  Question juive se conclut  par une impitoyable sentence : « L’émancipation sociale du Juif, c’est la société s’émancipant du judaïsme ». Ce qui ne se veut en aucune manière une condamnation de la judéité, tant celle-ci fut prodigue en intellectuels ayant héroïquement illustré la fidélité à l’éthique des prophètes bibliques. De nos jours, l’historien israélien Shlomo Sand, ou le penseur Zygmunt Bauman, honorent cette lignée qu’il revient à quelques escrocs de trahir.
Minc : En effet, la mise du globe en coupe réglée par le crime organisé doit s’accompagner d’une exclusion de toute mise en question globale de ce processus. Shylock endosse l’habit de Goldman Sachs, qui bénéficie de l’idéologie prohibant cette critique – Auschwitz oblige – tout en disposant d’un ersatz : l’écrivain médiatique. La moindre velléité de résistance est criminalisée, grâce au commode bouc-émissaire islamiste.
Onfray : La divinité judaïque est le fouet de Kapitotal, manié par les gardes-chiourmes de la tour Panoptic, sur un bétail qui obéit à la trique.
Attali : Nous sommes fiers de cette imposture par laquelle, dans la notion d’antisémitisme, nous assignons la descendance de Sem à l’exclusive branche hébraïque. Nos moyens sont assez puissants pour que nulle voix ne soit autorisée à déclarer publiquement que relève d’un antisémitisme toute forme de racisme à l’égard des Palestiniens, donc le sionisme ! Ne suis-je d’ailleurs pas moi-même un expert de la falsification sémantique, ayant osé baptiser « Nuit du 4 Août » mon projet de réforme néolibérale ?

« J’ai bu l’héritage de la perfection lactée ! »

Sur un pont lumineux qui enjambe l’océan vient d’être prononcée cette phrase par un vieil homme en djellaba. Son nom ne vous dit rien, car il s’agit de l’un des plus importants penseurs de tous les temps, baptisé par les soufis Cheikh Al Akbar : Ibn ‘Arabî. C’est lui qui assume désormais le rôle de l’aède, alors qu’à sa rencontre – elle est originaire d’Ethiopie, lui d’Andalousie – vient Shéhérazade. Maints conciliabules en mille ans les ont unis dans toutes les contrées de l’Orient. La voici qui propose à la criée des roses produites au Kenya. Quelle noble seigneurie daignerait-elle acquérir une fleur industrielle cultivée sur les hauts plateaux du Rift, à 3 $ le kilo pour un marché de $ 500 millions, le salaire étant de 1$ pour un quota de 2.700 roses à la journée, sans augmentation possible du coût de la main d’œuvre en vertu de la concurrence éthiopienne, phosphates et nitrates empoisonnant les eaux du lac Naivasha qui les arrose non sans contaminer, avec les déjections des bidonvilles, cette zone dévolue à la pêche, raison pour laquelle on n’y sert dans les restaurants que du tilapia importé de Chine. Aucun des convives ne paraît vouloir se laisser séduire par ces roses hors de prix, tous les regards tournés vers un hôte imprévu. « Hello ! Je suis Charlie ! » Le nouvel arrivant, de la taille d’un molosse et toiletté comme un caniche, progresse par bonds des quatre pattes, la queue dressée telle une antenne. « Je suis le manager de la future ferme de serveurs qui s’installera bientôt sur cette île. Il s’agira d’un Data Center géant, le centre d’ordinateurs à plus forte capacité de stockage de la planète. » Cette voix métallique, pourvue d’un timbre caractérisant les répondeurs automatiques, détourne la tablée de son gâteau. L’écran mural fait apparaître l’image d’un gamin coiffé d’une capuche : l’un des milliardaires de la Silicon Valley. « Désolé pour la surprise, les gars, mais il faut faire vite et rien de mieux qu’une vidéoconférence. Depuis l’affaire Charlie de Paris, j’ai décidé d’appeler l’entreprise Gagbook. Google, Apple, Gagbook et Amazone formeront désormais Lady GAGA. Je laisse mon fondé de pouvoir vous donner ses consignes : In Dog we trust ! » Jamais potentats ne furent bousculés par semblable révolution. Le chien mécanique reprend la parole. « En tant qu’animal augmenté, je réclame une dignité supérieure à celle de l’humanité pour toute créature électro-biologique. Mon maître a reçu la médaille de la technologie des mains de Bill Clinton, mais l’intelligence artificielle nous rendra bientôt un milliard de fois plus efficaces que tous les cerveaux humains réunis. »

Les robots parlent aux robots. Quel ordinateur a-t-il programmé, derrière le brave Charlie, l’opération « Charlie » ? Cette question ne se pose pas ! La Parole naît entre vie et mort, jour et nuit, rêve et réalité. Shéhérazade et l’aède sont les deux pôles d’un voyage de lumière interdit par les feux de la tour Panoptic. Leur message est l’information photonautique de la Sphère à la Sphère. Quand la Valeur s’empare de la Parole et le marché de toute transcendance ; quand le règne de la quantité sur la qualité rend la matière maîtresse de l’esprit ; quand l’énergie seule est l’enjeu d’une société, l’information est remplacée par son succédané : l’informatique. Un robot pourrait-il transformer la souffrance en lumière, ce qui est le propre de l’art ? L’aède et Shéhérazade portent en eux l’errance de l’exil, qui était l’apanage des intellectuels juifs avant que la majorité d’entre eux ne s’embrigadent au service du Moloch. Démasquer les clichés dont la tour Panoptic nous abreuve pour le profit de Kapitotal ne va pas sans critique des Règles du Jeu qu’imposent Goldman Sachs et Bernard-Henri Lévy. Toute littérature véritable est clandestine quand la plupart des mots imprimés sont destinés à des clients, produits facilement mani(pul)ables pour aller du commerçant rusé vers le consommateur abruti. Rassurez-le, demande la machine à Sollers-Houellebecq-Attali-Lévy-Onfray-Minc. Et désignez des ennemis extérieurs, afin de lui montrer que je ne suis pas détraquée par mes propres rouages, et que la guerre ne relève pas de mes ressorts intimes, lesquels n’ont jamais qu’un mot d’ordre : SHALOM !…

La plus haute fleur de l’esprit des Lumières fut et reste la pensée d’une autre société possible, reliant l’analyse du réel à l’idéal de justice et de vérité. Telle est la véritable universalité contenue dans le mot « liberté ». Toute esthétique, toute éthique et toute politique y prennent source vive. Cette quête ne peut ignorer le monde imaginal d’Ibn ‘Arabî, médiateur entre perceptions sensibles et abstractions conceptuelles, où se déploient l’art et la littérature. Un voyage cosmique m’a donc fait échouer sur cette île. Sans doute les personnages apparus dans une telle pièce de théâtre ne pouvaient-ils exister que par l’imagination d’une statue. Leurs ombres se dispersent et demeurent à mes yeux, pour seules réalités, Shéhérazade vendant ses roses aux côtés de l’aède en djellaba sur un pont qui enjambe l’océan. Mais le porte-avions Charles de Gaulle, rebaptisé Charlie, ne les prend-il pas pour cibles ? Un mur de flammes jaillit dans le vacarme des enfers, embrasant les décors et m’abandonnant parmi les décombres. Mon spectacle pourra-t-il être sauf sans un bond vers la Terre promise ?

C’est au cœur du triangle formé par Bagdad, Le Caire et Damas que se jouera l’épilogue du drame. Nous sommes assez de trois pour conclure la mise en scène en cette cité trois fois sainte, la plus stratégique du globe. Je déjoue la surveillance des gardes pour m’approcher du Saint-Sépulcre, armée d’une bombe de couleur. Deux messages : en alphabet cyrillique, le titre original du livre de Lénine Que faire ? suivi par la réponse de Socrate, citant le célèbre oracle de Delphes : « Connais-toi toi-même ».

Что делать ?

Γνῶθι  σεαυτόν

Au même instant, Shéhérazade graffite en hébreu le mur de la mosquée Al Aqsa d’une inscription biblique : « Jacob demeura seul. Alors un homme lutta avec lui jusqu’au lever de l’aurore » (Genèse 32,24)

L’aède, quant à lui, trace en lettres géantes le premier mot du Coran sur le Mur des Lamentations : « Iqra ! » – l’impératif présent du verbe lire…

J’ai bu l’héritage de la perfection lactée.

Le 1er mars 2015

Le Cantique   est également disponible au format PDF (télécharger 34 pages = 600 Ko).

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