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Jacques De Decker à propos de Pleine Lune

ATLAS  LE  FLAMBOYANT

Jean-Louis Lippert a écrit la plus libérée des chansons de geste

Le nom ne vous dira rien. D'autant que celui qui le porte lui en a longtemps substitué un autre pour apparaître dans le monde. Et quelles apparitions ! Les gazettes ont chroniqué bon nombre de ses irruptions dans la société spectaculaire qui est la nôtre, apostrophant ici un gourou scientifique (Lacan) en plein séminaire louvaniste médiatisé, interpellant là un capitaine d'industrie (Tapie) en pleine exhibition télévisuelle. Le grand escogriffe à la toison ondulée, aux petites lunettes à la Schubert qui, en fin de colloque, s'empare de la parole, et met à chaque fois le verbiage entendu dans la perspective exacte de sa vanité face à la mémoire du temps, c'est lui. Distribuant ensuite, à la criée, ou à la sauvette, un tract signé — mais oui, cela vous dit quelque chose — Anatole Atlas, se réclamant du convulsivisme dont il est à fois le fondateur et le propagandiste.

Cet Atlas, créé de toute pièce, comme dépositaire d'une colère organisée face au monde, trouve aujourd'hui son exact statut, celui de tigre de papier, dans le premier roman de celui qui lui prêta durant tant d'années sa dégaine, sa verve et sa lucidité pourfendant, Jean-Louis Lippert. Voici que Lippert, sortant de l'ombre, comme le marionnettiste s'extrait du castelet, nous donne son premier livre, qui est aussi une des plus toniques aventures littéraires qui se puisse concevoir aujourd'hui. Que reproche-t-on, à plus ou moins juste titre, au roman actuel ? D'avoir été écrit en chambre, profitant de l'arrêt de l'histoire auquel Berlin, Moscou et Bagdad viennent d'opposer un violent démenti. De ne plus être pertinent sur l'état du monde, parce que les écrivains n'en saisissent plus les interrogations majeures, trop repliés sur leur petit tas de secrets.
 

THÉRAPIE DE CHOC

Ce livre-ci déjoue tous les sceptiques, riposte aux oiseaux de mauvaise augure. « Pleine lune sur l'existence du jeune bougre » est plus qu'un événement de la rentrée, comme on dit dans ce vocabulaire saisonnier qui a contaminé l'édition. C'est une thérapie de choc administrée à tous les conforts intellectuels. Entendons par là, à droite ou à gauche tout ce qui aurait pu avoir oublié qu'un art qui n'est pas irrigué par une expérience périlleuse est vain. Jean-Louis Lippert, donc, nous donne un autoportrait en chaman de la société post-soixante-huitarde. Un monde où tout ce qui fut, il y a de cela vingt ans, sur les barricades, est aujourd'hui aux commandes qui d'une entreprise, qui d'un cabinet, qui d'un État. Où il s'avère que la critique du pouvoir n'était qu'une ruse pour s'en emparer. Et qu'il y a pire que le cynisme dans l'exercice de ce pouvoir, c'est celui d'en arracher le masque pour mieux s'en affubler. Lippert, lui, est un non-réconcilié. Il sait trop bien que les émeutes ont vite fait de se muer en files indiennes. Et on ne le verra jamais dans l'alignement. Même si aujourd'hui il a troqué ses oposcules auto-édités — le dernier en date, « Mémoire du temps », remonte à peine à janvier dernier — pour une édition en bonne et due forme à l'enseigne du très révolutionnaire « Messidor ». Un arlequin de Somville en adorne la couverture, et l'on a plaisir de voir ainsi réunis, par-delà les générations, deux grands lyriques jouissifs de la dénonciation des complots en faveur de l'ordre en place.

À ceci près que chez le peintre, ce combat a longtemps été celui des damnés de la terre, porté par un grand espoir de renversement des ordres. Chez Atlas-Lippert, on est au-delà des lendemains qui déchantent. On sait déjà qu'en regard de l'horlogerie cosmique, toute lutte est vaine. À ceci près qu'elle peut être belle. « Beau geste » est un nom qui évoque l'épopée de l'Ouest. Eh bien, « Pleine Lune sur l'existence d'un jeune bougre » est un western idéologique de haut vol, avec Atlas dans le rôle à la fois du justicier, du trappeur et de l'indien. Anatole Atlas qui parcourt le monde, des plateaux d'Anatolie aux montagnes de l'Atlas, toujours joyeusement indigné, toniquement outré face aux hontes de l'univers, prêt à affronter l'opprobre là où les autres font le dos rond. Un chevalier des temps modernes, qui a traversé les idéologies comme la salamandre, y roussissant à peine sa carapace, et porte sur nos temps le regard limpide du sage qui n'a rien renié de son enfance.
 

LA FILIÈRE VANEIGEM

On ne le sait pas assez, mais se sont écrits en Belgique, ce non-pays qui permet tous les appareillages, puisque lorsqu'on ne sait pas d'où on part, on a encore plus de chance de débarquer dans l'inouï, quelques-uns des textes les plus libérateurs qui soient. Songeons à Moreau, à Cliff, à Verheggen. Il y avait aussi le fondamental « Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations » de Vaneigem. Il y a maintenant le roman d'aventures philosophiques de Jean-Louis Lippert. Un météore, un objet écrit non identifié. Il n'est pas aisé d'être clair à propos de ce qui est aussi radicalement neuf. Disons que de Vaneigem à Lippert, le chemin, au moins, est lumineux. Le jeune bougre partage avec le reclus situationniste un même flegme face au spectacle de tous les pouvoirs, un même tranquille quant-à-soi à la marge de tous les systèmes. Un goût de vivre, surtout, arpentant l'un son jardin, l'autre sa planète les pieds bien sur terre, la tête dans les étoiles. Une vraie bohème au sens rimbaldien leur échauffe les sangs.

Bref : un livre magnifiquement écrit, dans la flamboyance d'un style ébouriffé et sûr, cadencé comme une danse vaudou, équilibré comme du Bossuet, qui prend à bras-le-corps ce monde embrasé et nous l'éclaire comme une boule de cristal. Il donne aux lettres belges un fameux coup de fouet, et, dans les romans de cet automne, frappe le coup de cymbale d'un nouveau sacre du printemps.


JACQUES DE DECKER, le 5 septembre 1990.


Jean-Louis Lippert, «Pleine lune sur l'existence du jeune bougre», Messidor, 267 p., 748 F.

 Article de Jacques De Decker

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