SPHÉRISME > Les Perles du Scandale

Cheikh Abdelhak Ibn Haqq-al-Yaqîn

Les Perles du Scandale

ou
Scandale de la Valeur

(Ébauche d'exégèse d'une Confession)

" Je tiendrai des propos tels que peu de gens peuvent se le permettre,
car ils mettraient en danger revenus et prestiges dans leurs mondes professionnels,
n'étant à la portée que d'êtres libres.
Cette liberté, je suis peut-être un imbécile d'en faire usage,
mais je serais une canaille dans le cas contraire."

Ezra Pound



Mystique d'amour est mon apocalypse contre mystificatrices pestes et famines, guerres et morts.

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 (J'ai dévoré toutes leurs bibliothèques, lorsque j'étais femme de ménage au  Palais des Mirages.)

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Ma Confession s'est perdue dans le songe ou la réalité d'une longue journée.

Je m'étonne encore d'être là, solitaire, sur cette plage de Long Island. Voici la mouette égarée du crépuscule battant de l'aile qui s'en revient d'un vol transatlantique. On me sommerait, depuis la Belgique, de changer de registre et de parler d'autre chose : mes mots seraient-ils opaques aux yeux de ces apothicaires et autres notaires - qui s'y connaissent en étincelles d'obscure clarté pour occulter du temps le visage oraculaire ?

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(C'est ainsi que je suis tombée, lisant  La République en cachette pendant mon travail au service des maîtres du monde, sur ces mots que Platon fait dire à Socrate : " Car celui qui peut accéder à une vue synoptique est dialecticien, tandis que l'autre ne l'est pas ".)

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C'est une prophétesse voilée qui s'avance face au public. Toute la journée de l'Aïd el Kebir a brillé l'envers du miroir sur cette scène entre trois continents. La sphère d'Atlas achève son demi-tour et je savoure les cris des vagues sous la lune en guise d'applaudissements. Regard tout extérieur au monde, lesté d'un bagage culturel dont les propriétaires du monde ont perdu jusqu'au souvenir : ce cocktail explosif a confirmé, par la feinte indifférence qu'il suscita, cette citation d'Edgar Poe placée en exergue de l'un des actes du spectacle :

" Je veux parler de sa manie de nier ce qui est, et d'expliquer ce qui n'est pas. "

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 (Les convives attablés chaque jour au Palais des Mirages formaient, sous la férule du prophète Josué, ce que Platon nommait une tribu de philodoxes.)

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S'il n'est plus un seul discours de politique nationale qui n'intègre à ses équations la dimension mondiale, un consensus unanime approuva les paralogismes du prophète Josué - qui justifiaient l'élimination de Qadafi -, par pure et simple occultation de la réalité planétaire. De même que je n'étais pas un être humain réel aux yeux du comte Almaviva, l'objective situation de l'Afrique fut une donnée nulle dans les équations occultes à l'origine du délire pervers ayant fait de Napoléon V et de l'OTAN les champions d'une cause révolutionnaire internationale. Il me fallut en déduire que les bombes atlantiques explosent dans le crâne du globe avec une logique identique à celle qui désintègre le cerveau de chaque Occidental. Ce que celui-ci ne veut admettre.

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 (Ces amis de l'opinion disposaient d'un pouvoir n'ayant d'égal que celui de brouiller intelligence et perception de " cela même qui en chaque chose est " – définition socratique de la philosophie.)

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C'est une médecine de l'âme collective qui serait nécessaire au monde occidental, pour prendre conscience des cancers, lèpres et chancres psychiques dont il est affecté. Le medicine-man de l'esprit, capable d'établir au plus juste un diagnostic sur les pathologies mentales de cette société ; ce politeia-psychothérapeute, non seulement n'aurait aucun droit de cité, mais serait sans aucun doute poursuivi pour outrage aux moeurs. Le rapport social capitaliste en phase terminale peut-il postuler moins qu'une démence sénile ordinaire ?  Cette psychopathologie généralisée, j'ai cru bon d'en signaler les deux formes devenues banales que sont déni de réel et déni d'idéal. Il ne me semble pas que l'on ait jamais formulé pareille analyse expliquant les affections dont souffre le corps social, autorisant à faire du comte Almaviva et du prophète Josué les paradigmes de l'occidentalité. Je n'ai pas cru sans intérêt d'en aviser ce grand esprit malade en état de désorientation, dans la mesure même où les membres de ses castes privilégiées croient trouver remède à leurs maux dans mille orientalismes de bazar, tous pareillement ignorants du rapport symbolique réel entre Occident et Orient.

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 (S'il arrivait à ces brillants philodoxes de discourir à propos des lois justes ou de la révolution, les opinions qu'ils professaient pouvaient à coup sûr être considérées comme contraires à ce qu'il en est réellement d'une loi juste ou d'une révolution. Mais il n'était personne pour le signaler, tant prévalait une complicité générale avec ces opinions confortant la fausse conscience obligatoire.)

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Exode hors de l'exil de l'Occident vers l'Orient de l'origine sera cette exégèse qui aura peut-être valeur pour toi de nouvelle naissance, ô mon Bien-Aimé !  Car l'exégèse d'un texte va-t-elle sans une exegesis de l'âme ?  Occulter l'apparent, manifester le dissimulé : deux modalités d'une même walayât - cet ésotérisme de la prophétie qui animait l'esprit de mon père. Le monde occidental, disait-il, a chassé l'Ange de la Révélation. Les insurrections de l'Esprit s'y feraient contre le mysticisme et contre le mythe : les conséquences en sont-elles mesurables par les Occidentaux eux-mêmes ?

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 (J'ai découvert, au Palais des Mirages, combien les sommets de la pensée occidentale devaient à l'influence arabo-musulmane. En même temps, je mesurais la profondeur d'une ignorance qui leur faisait condamner l'étage supérieur de leur propre culture - Dante ou Hegel - dont ils n'avaient plus la moindre connaissance.)

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La voix de l'Ange m'a dit qu'il fallait penser le rapport entre un silence et un vacarme. A cette Confession, nul autre écho que grincements de mâchoires, gargouillis d'oesophages, flatulences d'une rumination contrariée par l'amertume épicée des ingrédients qui la composent. Dans le même temps, toute la pseudosphère occidentale retentissait de ces vivats dont s'accompagnerait une grandiose représentation de théâtre épique, pour saluer le dernier mugissement verbal du prophète Josué. Vacarme et silence dont il m'incombe de penser l'inversion du sens, en cette première nuit suivant la Fête de Sacrifice.

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 (Au Palais des Mirages fut ainsi conçue cette fable. Shéhérazade improvisée, ne pouvais-je pas ajouter un récit truqué, à peine moins improbable, au tissu de mensonges dont se compose aujourd'hui la réalité ?)

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Du point de vue de ce mythographe que devrait être tout véritable créateur verbal, c'est un fait sans précédent que la dernière pseudographie du prophète Josué puisse être présentée sous le label d'une épopée mythique dont il serait le chantre inspiré, le barde, l'aède... Pourquoi ne s'est-il trouvé personne, dans les intelligentsias, pour signaler l'énormité d'une telle imposture ?  M'en avisant à un kiosque, ce matin même de l'Aïd el Kebir, au vu d'une page entière du Figaro, nul à qui j'en fis part ne sembla s'en émouvoir. Il faudrait peut-être un roman de grande ampleur pour démystifier les prétentions d'une propagande militaire à se présenter comme l'Iliade et l'Odyssée de cette croisade coloniale new look, celle " d'un nouveau monde à construire, moins illusoire que celui des kominterniens qu'admirait tant Malraux ", selon les mots rusés du Figaro ; ceci dans un contexte où la tyrannie mondiale du Capital se charge d'écrire sa propre geste épique, sans que l'on ne s'offusque de voir les missiles remplir la fonction des calames, les bombes faire office de poèmes lyriques, les héroïsmes de la révolution ressortir aux images de la jet set  pour magazines people.

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 (Vous l'ai-je dit ?  Le Palais des Mirages abrite, à Marrakech, une joyeuse compagnie désoeuvrée se rêvant toujours l'héroïne de plusieurs guerres, avec un art consommé des rôles et des costumes réversibles.)

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Qui donc cette systématique de l'inversion du sens pourrait-elle encore scandaliser ?  Le scandale n'est pas tant ce que je révèle que ma révélation !  Le scandale n'est pas dans la réalité d'un mensonge, il est dans la vérité de ma réalité !  Lubies, poncifs, clichés, fantasmes, lieux communs : c'est la matière première d'une pseudosphère où plus aucune substance authentique n'a de réalité, puisque le but du marché généralisé n'est pas de produire une vérité mais de susciter l'adhésion d'une opinion. C'est dans cette pseudosphère exclusive que se jouent les affaires ayant concerné le prophète Josué comme le comte Almaviva.

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 (Sous les jacarandas en fleurs, des candélabres de cristal flattaient le teint spectral des stars autour de tables féeriques où Lady Gaga se pavanait au bras du roi Salomon, tandis que la reine de Saba recevait de James Bond sur un plateau la tête en sang de Qadafi, dont l'épouse du prophète Josué, déguisée en duchesse de Guermantes, entamait la dégustation lui plantant son ombrelle dans l'oeil comme au temps de la Commune.

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L'art de ne pas voir ce qu'on ne veut pas voir et de ne pas entendre ce qu'on ne veut pas entendre -technique d'autorefoulement, voire de forclusion - constitue le filtre de la fausse conscience occidentale. Impossible de ne pas aborder, dans cette ébauche d'exégèse d'une Confession, les raisons profondes organisant la complicité de l'intelligentsia des classes moyennes avec les idéologues de la nouvelle tyrannie - même si elle s'en défend ! La pseudosphère ne fait-elle pas applaudir aux propos de Klaus Schwab, fondateur du Forum de Davos, quand il proclame : " Abandonnons les excès du capitalisme pour plus d'engagement social ", non sans affirmer son approbation du mouvement des " Indignés ", tout en soulignant que " les protestations sont dangereuses si elles se transforment en luttes des classes " ? Une identique fausse conscience n'engendre-t-elle pas le même enthousiasme devant l'hypothèse qu'un président de la Commission Trilatérale (club des patrons de Kapitotal), par ailleurs agent de Goldman Sachs, remplace par une cure de carême le burlesconisme un peu trop carnavalesque ?  N'en va-t-il pas de l'axe occidental majeur Washington - Jérusalem, passant par Bruxelles et Rome ?

Ces bouffonneries n'avaient aucun prestige aux yeux de mon père. Pour lui, la spéculation mystique était plus réelle que la spéculation financière ; son unique vache, plus idéale que tous les dogmes théologiques. Il dirait aujourd'hui que les énergies divines du monde suprasensible habitent les montagnes de l'Atlas davantage que Rome et Jérusalem. De même, la raison universelle immanente à l'humanité historique ne se déploie ni à Wall Street ni à Bruxelles, mais dans une étable où logent Amal et Rajah, Mouna et Oumneya : sur la rive d'un Orient symbolique.

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 (Les dîners y étaient les plus chics de la ville. L'on y débarquait chaque soir de New York ou de Tel Aviv. Tout ce que la planète comptait de mondains lettrés, d'hommes d'affaires philanthropes, de financiers amoureux de l'Afrique y transhumait dans l'espoir de n'être jamais en retard d'un bon plan révolutionnaire.)

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En Orient, l'insurrection de l'esprit qui eut lieu fut celle du ta'wil : aller plus loin dans la quête spirituelle, pour se libérer de la shari'at. Exclusivement nourri de clichés, l'Occidental ignore tout de l'Islam réel. Peut-il savoir qu'au XIIe siècle, Sohravardi conjoignait les noms de Platon et de Zarathoustra, posant la distinction logique et métaphysique entre l'essence et l'existence ? Qu'au XVIe siècle, Mollâ Sadrâ Shîrâzî fomente un coup de force existentialiste qui, s'il était connu en Occident, verrait s'éteindre les pâles bougies de Sartre et de Camus ?  Ce sont pourtant ces phares qui éclairent toujours le parcours d'un prophète Josué comme d'un comte Almaviva. Sans miséricorde impardonnable sont mes yeux voilés pour des étables où l'on assassine les prophéties, quand le Veau d'Or y a valeur de Messie !

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 (Qu'aurait fait James Bond à ma place ?  Ou Sartre ?  Et qu'en aurait dit le Prince Malko ? Ou Malraux ?  Ces questions pouvaient mesurer la profondeur de leurs spéculations métaphysiques.)

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La splendeur aurorale a donc déchiré les ténèbres de mon exil occidental et fait se lever, sur le visage de mon Bien-Aimé, l'illumination d'une présence orientale. Cette Confession fut un théorème de mon Ange dans la nuit du monde. Elle réitéra la spéculation mystique de mon père sur l'Origine ; réverbéra son initiation à l'Orient des Lumières.

Comment l'exilé pourra-t-il retourner chez lui ? Quel est son chez lui ? Que signifie symboliquement le titre du poème d'Aimé Césaire - que mon père connaissait par coeur : Cahier d'un retour au pays natal ?

Ce sont questions que je ne te pose même pas – tant incapable tu serais de les comprendre - ô Bien-Aimé !

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 (Tous ces personnages de Paul Morand, qui n'auraient pas oublié de se grimer chez Guy Debord, pouvaient sans grand peine se croire les invités de Gatsby le Magnifique et de Citizen Kane. Sous des masques aussi pittoresques, une figure de légende émergeait : celle d'un Drieu la Rochelle qui eût oeuvré pour le Mossad.)

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Toute oeuvre véritable déroute en s'écartant des voies qui font de l'art une entreprise commerciale. C'est ce qu'affirme le site électronique Sphérisme.be, vers lequel un curieux Théâtre de l'Atlantide attira ma Confession. Quand le marché s'empare de la totalité des réseaux de communication, les speed highway de l'information prétendant monopoliser jusqu'aux chemins qui ne mènent nulle part, vient l'heure d'ouvrir des dimensions de l'espace échappant au contrôle de la tour Panoptic. En l'ère convulsive où nous végétons depuis quarante ans - selon Sphérisme - cette quête spirituelle requiert une convulsivité supérieure de l'esprit : définition du convulsivisme, dont la première manifestation, en juin 1971, précéda de deux mois l'abrogation par Nixon des accords de Bretton-Woods - prodrome de Kapitotal.

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 (Ces professionnels de la juste cause, depuis quarante ans, ne défendaient-ils pas La Cause du Peuple ?)

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D'ailleurs sembla venir une vision globale découvrant au réel un caractère sphérique, à mesure même que le pouvoir temporel s'adonnait à ce qu'il nomma mondialisation. Les catégories de la littérature pouvaient-elles en demeurer intactes ?  Assumant révélations bibliques et réflexions philosophiques, un cycle romanesque se voulut récit parabolique où la colombe de Jérusalem s'unissait à l'oiseau nocturne d'Athéna, pour produire un nouveau chant du Phénix. Peut-être n'est-on pas loin de voir se réaliser le souhait de Walter Benjamin, lui qui appelait de ses voeux une " hiérophanie de l'image dialectique "...

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 (On disait du Palais des Mirages que son hammam avait accueilli de secrets conciliabules entre Guy Debord et François Mitterrand, dont aurait dépendu le destin du prophète Josué comme du comte Almaviva.)

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Toi l'endormi de Shéhérazade à la parole facile, ne crois pas que soit mort le théâtre fondé sur la loi du destin tragique, qui invitait les dieux parmi nous comme des pensées délirantes, exacerbant l'ivresse de la passion, surélevant la destinée de l'homme vers le grand jeu de la Scène Cosmique. Déployant les joies du corps et de l'âme dans un espace enchanté par le mythe, je t'ai fait découvrir l'effroi de franchir les limites, conjurant ta terreur par un entrelacs de symboles qui relient le visible et l'Invisible. Ce que les récepteurs de ma pièce de théâtre ne pouvaient accepter plus que toi-même, ô Bien-Aimé!

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 (Le Feu Follet de Drieu la Rochelle était bien le djinn du Palais des Mirages. Mais, dans l'inexorable déglingue d'un tel monde, n'était-ce pas un coup de poker jouable que de bluffer la décadence promise en troquant son costume pour celui d'un Malraux, voire d'un romantique Byron sauvant la Grèce à Missolonghi ?)

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Je n'ai guère eu de peine à le retrouver, ce site belge qui faisait référence à un Théâtre de l'Atlantide. Par les revenus de son travail, il me semblait pouvoir identifier le dénommé Anatole Atlas - comme jadis mon père - à ce que celui-ci nommait une lumpen-intelligentsia. Catégorie sociologique à laquelle appartinrent Marx et Rimbaud, Gauguin et Lautréamont, les Surréalistes en leur jeunesse - ou encore ce Walter Benjamin, dont la plus stupéfiante parole jamais exprimée dans un micro vient d'insulter la mémoire avec une bouffonnerie telle que celle qui attribuerait du génie à Berlusconi, quand le prophète Josué fit entendre que l'action de Napoléon V en Libye s'apparentait à la pensée de l'auteur des Passages parisiens !

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 (De longue date avant les récents coups d'Etat dans le monde arabe, travestis en révolutions populaires, le Palais des Mirages offrait sa scène à d'interminables joutes verbales au cours desquelles s'échafaudaient les plans les plus audacieux pour s'emparer du pouvoir en Chine, envahir la Russie jusqu'à Vladivostok ou monter une insurrection révolutionnaire à Cuba depuis le Quartier Général rebelle de Guantanamo.)

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C'est précisément de ce dernier point de vue que les écrits d'Anatole Atlas attaquent l'actuelle Kommandantur. Comme Walter Benjamin fut acculé à la mort par les nazis en 1940, Kapitotal et la tour Panoptic ne laissent d'autre issue que le miracle pour la simple survie de qui menace les miradors barbelés de l'idéologie régnante.

Si l'on considère l'exigence de lucidité comme un impératif catégorique absolu pour tout travail ayant comme enjeu la parole, indispensable est l'analyse des rapports de force entre les différentes opérateurs intellectuels. Suivant la vision de mon père, je me permets de les désigner par trois préfixes : über, middle et lumpen. Ces trois groupes doivent être envisagés sous l'angle de la Valeur qui leur est reconnue sur le marché, donc au sens marxien du terme.

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 (Toute révolution s'appuie sur une vision théorique décrivant l'ordre établi comme une inversion de l'idéal divin ou humain. La transformation qui a lieu se donne pour un renversement de cet ordre inversé. Ce que fit Qadafi en 1969, dix ans après Castro, vingt ans après Mao, un demi siècle après Lénine. L'année qui précéda la révolution libyenne fut toutefois marquée, à Paris, par un phénomène d'autant moins analysé qu'il peut être considéré comme une secrète matrice des récents simulacres libyens.

Mai 68 marque, sur la scène de l'Histoire, le premier triomphe de la pseudosphère, comme fabrication d'une révolution par l'objectif des caméras. Ce miroir contemporain produit donc l' inversion du renversement d'une inversion. Grâce à quoi le néocapitalisme, affichant un programme révolutionnaire, put restaurer le pouvoir totalitaire des actionnaires au détriment des prolétaires. À ce programme obéissaient les manipulés de Libye.

Dans ma Confession, c'est à un renversement de l'inversion du retournement de l'inversion que je me livre.)

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Middle-intelligentsia sera l'appellation commune à tous ceux qui, par un diplôme, exercent une spécialité socialement valorisée, qui ne les fait s'identifier ni au Capital ni à la force de travail prolétarisée. Leur vivier naturel d'émergence est la middle-class. En des temps prospères - antérieurs au capitalisme dionysiaque de l'ère convulsive -, ils formaient par millions les bataillons d'opposants " de gauche " à un " système " dont leur " contestation " flattait l'humanisme des dirigeants. Ne s'y mêlaient-ils pas aux rejetons de la haute bourgeoisie, non sans velléités de travail en usine ?  Leur majorité, refusant l'hypothèse d'une transformation sociale, n'en était pas moins séduite par une pléthore d'expressions critiques, sous mille formes esthétiques et théoriques. Dans un tel contexte, les écrits d'Anatole Atlas - donc, ma Confession - se fussent attiré un succès commercial planétaire. Double est la question qui leur est posée de nos jours, toute bonne ou mauvaise foi mise à part. Au cas où cette middle-intelligentsia voudrait encore exprimer une intention de rupture avec la high class - en principe, intention favorisée sur le plan théorique par la crise : en quoi veut-elle s'opposer à la Kommandantur idéologique, et de quelle manière accueillera-t-elle une démarche intellectuelle venant du lumpen, susceptible d'avoir un effet réellement désintégrateur sur cette idéologie de la Kommandantur ?  C'est toute la question de la Résistance qui est posée. Tant que la middle-intelligentsia trouve plus d’intérêts que d'inconvénients à la situation présente, son opposition à la high class et à l'über-intelligentsia relèvent du simulacre de talk show télévisé, même s'ils n'y figurent pas eux-mêmes parmi les invités. Leur champion par procuration sera Michel Onfray.

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 (La bibliothèque du Palais des Mirages n'était pas avare en témoignages attestant qu'à l'époque moderne, les idéaux de l'Europe chrétienne (bravoure, humilité, noblesse) avaient cédé la place à peur, envie, vanité. Ces aiguillons conféraient au prophète Josué la soif d'une gloire que n'étanchait pas mais avivaient encore les feux d'une célébrité planétaire. Son art du simulacre lui permit d'obéir à l'esprit de son temps, tout en mimant les apparences de la défunte chevalerie. C'est ainsi qu'il fut sacré champion de toutes les croisades humilitaires.)

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Si le système capitaliste s'oriente vers une situation où 10 % de la population ramasse la moitié des revenus (sans parler ici du patrimoine), la moitié de cette population se partageant 10 %, la stabilité d'un tel système dépendra du comportement des 40 % médians. C'est là que loge la middle-intelligentsia. Qu'elle fasse preuve d'intelligence historique, et son destin sera peut-être celui d'un dépassement des contradictions insolubles où végète le monde. Qu'elle manifeste une vision de court terme, et elle épousera la logique du Capital. Toute l'aveugle désorientation de notre époque résulte du fait qu'une médiocrité spirituelle et intellectuelle se soit conjuguée à la moyenneté matérielle, pour faire de cette caste la plus misérable culturellement de l'Histoire. Les noces qu'elle imaginait avoir nouées avec la bourgeoisie, elle s'indigne aujourd'hui de les voir trahies !  Pareille stupidité sature les marchés de la culture, où pour cette raison même la voix du véritable aède ne peut se faire entendre. Car que dit-il, sinon que le capitalisme est un stratagème anthropologique pervers, le moyen y étant la fin et la fin le moyen - l'humanité coupée des origines comme des fins dernières ?

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 (J'ai pu vérifier, à travers la bibliothèque du Palais des Mirages, combien les finalités ultimes de la nature et de la culture étaient de créer des perles défiant l'éternité. Le capitalisme seul nie pierres précieuses, perles et diamants du réel comme de l'idéal - sacralisant pétrole et charbon comme trésors de la plus haute valeur.)

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Le noble humanisme à l'origine de Kapitotal ne peut être mieux résumé que par le programme d'un familier du banquier Wartburg au XIXe siècle, tel qu'il provoque l'extase d'un Jacques Attali dans son Dictionnaire amoureux du Judaïsme :" Vendre une perle que vous avez à quelqu'un qui en a envie, ce n'est pas faire des affaires ; mais vendre une perle que vous n'avez pas à quelqu'un qui n'en veut pas : voilà ce qui s'appelle faire des affaires ". Au fil de cette Bible, quelques pages imprudentes révèlent quel rôle essentiel joua cette banque au terme des deux guerres mondiales. En 1919, à la conférence de paix de Versailles, deux frères de la même famille Wartburg dirigent, l'un la délégation allemande qui négocie les indemnisations réclamées à l'Allemagne vaincue, l'autre la représentation américaine. L'on n'ose entrevoir (horresco referens !) la pire des hypothèses, heureusement impensable : celle de vils intérêts particuliers supplantant l'intérêt général, tels qu'ils auraient fait miroiter à la finance l'avantage de charges assez lourdes imposées à l'Allemagne pour nourrir chez elle un désir de revanche militaire tel qu'en étaient programmés le nazisme, Hitler et la solution finale - dont tireraient profit tous les membres du clan. N'en résulta-t-il pas la création de l'Etat d'Israël ?

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 (Dans sa Politeia, Platon nous fait voir par les yeux de Socrate la folie du monde contemporain, de Mai 68 au néocapitalisme et aux Subprimes, de l'Europe actuelle à la Libye, sans que nous soyons encore capables d'entendre Socrate.)

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A propos de perles, peut-être ne voit-on pas le fil invisible qui relie toutes celles de mon récit. Quel céleste bijoutier, débiteur des banquiers Wartburg, manigance-t-il pareille ordonnance ?  Il appartient à la divination du public de le découvrir. Au début de mon spectacle, je parlais de lancer une bouteille à la mer. Ce n'était qu'une métaphore. A présent, je confie réellement un message à l'Ange qui chez les soufis porte la Sphère des Sphères, afin qu'un porte-globe dans l'Atlas puisse le recevoir. Telle sera mon obole au Sphérobole !

Tu as parcouru l'univers, avant d'aborder au rivage de la mer qui est mienne. Je te sens pénétrer l'étendue liquide à chacun de tes plongeons, comme si ton corps et ton âme unis cherchaient à rejoindre un point de fusion qui est la vraie finalité du voyage. Plonge donc encore dans cette mer qui est tienne, abîme-toi en elle. Pourquoi t'a-t-il fallu aller si loin ? Pour capter au profond de cet abîme une perle de lumière ?

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 (Aurais-je été surprise à dérober quelque bijou dans la chambre du comte Almaviva, que pour condamner un crime si véniel à coup sûr se fût révélé moindre l'opprobre des maîtres contre une domestique africaine.)

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" Le groupe Vivendi ne connaît pas la crise ", clame Jean-Bernard Lévy (si ce n'est lui, serait-ce son frère ?), président du premier groupe mondial de jeux vidéo, grand expert planétaire du Wargame. Jean-Bernard et Bernard-Henri se sont-ils coalisés pour imaginer le scénario de Warfire on Desert, dont on dit qu'il " explose le marché ", s'étant vendu à dix millions d'exemplaires en une journée ?  Les scénarios de ces " jeux ", selon des comptes-rendus publicitaires vendus par pages entières dans les journaux de référence à titre d'analyse critique, font mettre ordinairement la planète à feu et à sang par des militaires incarnant l'Occident, chargés d'éliminer tous les spectres de l'Orient...

Toi qui abordas le rivage d'un océan sans limite, au pied d'une montagne dont le sommet se perd dans les nuées, n'oublie jamais que Ploutos, le dieu de la richesse en Grèce, était aveugle. C'est lui qui présidait au régime oligarchique, défini par Socrate comme creusant un abîme entre riches et pauvres - à proprement parler notre système politique actuel.

Si tu veux bien te rappeler l'anecdote relative à la perle que l'on n'a pas, vendue à qui n'en a pas envie, tu y trouveras l'essence de Kapitotal. Au temps du capitalisme classique, imprégné de l'idée de progrès, lequel ne pouvait s'entendre sans un élargissement constant du champ démocratique - et contrairement à l'affirmation du brave banquier Wartburg - le développement de l'économie ne pouvait s'envisager qu'avec des " perles " qu'il fallait bien produire, et pour satisfaire un désir de " perles " qui n'avait pas été fabriqué par la publicité. Le principal marché de " perles " (bien réelles, et destinées à remplir un usage répondant à un besoin) était celui de la force de travail. Dans cette marchandise (ayant pour avantage spécifique de créer plus de valeur que sa propre valeur, à savoir celle nécessaire pour la reproduire, c'est-à-dire un salaire), le propriétaire du Capital trouvait cet élixir ayant produit l'ivresse d'une époque : la plus-value. Celle-ci, multipliée par tous les pillages coloniaux, fit la fortune du monde occidental. Or il advint que la révolution soviétique, et les luttes anticoloniales, menacèrent la pérennité d'un tel ordre. Il fallut aux propriétaires du Capital concéder à leurs prolétaires davantage que leur stricte valeur comme marchandises pour les détourner d'une tentation : faire la révolution. Les salaires augmentèrent donc en Occident. Mais une loi fatale, analysée par Marx, mine un tel système en son fondement : la baisse tendancielle du taux de profit. Plus les capitaux sont concentrés, plus diminue la valorisation proportionnellement à la masse de valeur engagée. Le capital se voit contraint de remplacer de la force de travail par des machines. Or, la seule marchandise d'où est créée la valeur est la force de travail. Cette contradiction est fatale au capitalisme, car insoluble. Il y eut donc nécessité première d'éliminer l'Union soviétique et tout ce qui s'y apparentait (dernier exemple en date : la Libye). Puis, force fut de trouver des moyens de valorisation qui conjurent l'effet de la baisse tendancielle du taux de profit tel qu'il se manifeste dans l'industrie traditionnelle. Ce fut la spéculation financière, non dépourvue elle non plus de virus mortels : la baisse massive de la part des salaires en rapport au profit des actionnaires fait chuter la  " croissance ", asphyxie l'économie, rend nécessaire l'usage abusif du crédit, déclenche des guerres civiles...

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 (Jérusalem est désormais plus proche qu'Athènes de Bruxelles. Tel est le secret  new deal historique dont les consciences occidentales- ou ce qu'il en reste - sont priées de s'accommoder. Tandis que l'Opéra des Gueux de Francfort, la tragédie grecque et la bouffonnerie romaine ont pour unique dramaturge Goldman Sachs, en Afrique du Nord s'achève l'homérique épopée mise en scène par le prophète Josué, grâce à la perpétuation d'une no fly zone dans le ciel des idées.)

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Mais quelle est encore la valeur d'une perle, si toute l'activité du négociant consiste à réduire ses coûts pour augmenter ses prix ?  L'économie marchande, en son stade ultime, s'illustre par le banquier mettant sur le marché ce qu'il ne possède pas pour contraindre à l'achat qui n'a nul besoin de sa camelote en toc. Un tel schéma conduit au monstrueux gonflement d'une tumeur à un pôle, proportionnelle à la déliquescence d'une lèpre à l'autre pôle. Il ne reste plus qu'à présenter le cancer somptuaire pour conforme à l'idéal, en réduisant la pourriture à ce qui n'est digne d'aucun autre intérêt que le caprice caritatif et le business  humanitaire... Intervient donc ici la nécessité de créer une pseudosphère où s'anéantissent aussi bien le réel que l'idéal. Elus et damnés se divisent comme jamais, les uns parés des attributs autrefois réservés à l'essence divine, les autres se voyant attribuer un caractère animal. Dépossédées de leur humanité par cette brisure même, les deux instances vivent une commune réification ne différant que par les modalités de vie que supposent les conditions de propriétaires du Capital et de prolétaires. Ce stratagème anthropologique n'est possible que par l'existence d'une zone intermédiaire lui servant de masque : c'est le foyer central de la pseudosphère.

Ni le réel (ce qui se donne à percevoir), ni l'idéal (conceptions suprêmes de l'anthrôpos) n'y sont admis. Seule pourtant la reliance du réel et de l'idéal permettrait d'éclairer le noeud du rapport social, qui fait exister celui-ci : la VALEUR, échelle graduée servant à situer la place de l'agorapithèque entre l'animal et le divin. De sorte que, le milieu dit " intellectuel " étant situé dans la zone médiane (saturée d'illusions humanistes), où ne peut s'accepter une vision globale du stratagème, les BHL et DSK susciteront moins de scandale que celui provoqué par l'irruption d'une Confession de Nafissatou Diallo !

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 (Le regard des maîtres croit pouvoir englober les esclaves d'une manière uniforme, sans envisager qu'eux-mêmes puissent être englobés par le regard de l'esclave, ainsi que l'enseigne Hegel dans sa Phénoménologie de l'Esprit. Là gît l'impardonnable scandale de mon spectacle. Non seulement doit rester hors du champ de la représentation, mais n'a pas droit de réalité l'image des roumis dans l'esprit d'une domestique muslim et noire. Contre un tel danger ils transforment en poubelles orientales nos crânes recueillant sous le nom de modernité des propagandes économiques, politiques et idéologiques prônées par les bombes occidentales.)

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Car le scandale de cette Confession réside en une inacceptable mise en question du principe même de la valeur. La trahison du projet, formulé par Gramsci, d'un intellectuel organique historiquement lié aux intérêts du prolétariat, déplaça le centre de gravité de l'hégémonie culturelle vers les intérêts du Capital. Cette middle-intelligentsia s'offrit en victime sacrificielle complice du stratagème idéel, par impuissance à distinguer les avantages du réel et de l'idéal sur les illusions de la pseudosphère. Elle assuma donc la négation des idéaux platoniciens, chrétiens et marxistes qui avaient fondé une civilisation.

Tous les bons vieux sophismes ridiculisés par Socrate, les hypocrites arguties des " sépulcres blanchis " de l'Evangile, ainsi que le philistinisme petit-bourgeois trempé dans les " eaux glacées du calcul égoïste " raillé par le Manifeste communiste : ces toxines mixées dans un nietzschéisme assaisonné de situationnisme à la sauce d'anti-Œdipe jutant des machines désirantes aboutissent à cette pharmacopée, toujours opérante, où la Nouvelle Philosophie servit d'excipient sucré. Même si l'apothicaire qui en est l'agent transmetteur ignore les composants chimiques de la potion distribuée partout, sans autre ordonnance que le bavardage universel ayant seul droit de publicité.

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 (L'enjeu de cette Confession consiste donc à réfuter le postulat sur quoi repose leur domination, parant de grâces divines l'élite et faisant du peuple une bête - même si celui-ci comme celle-là ne cessent d'accréditer un tel schéma. Non seulement le peuple n'est pas bête par principe, mais je prouve sa supériorité potentielle par ces perles verbales que l'élite ignore.)

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Dans cet abîme insondable gît le mystère du trésor caché, pure lumière d'une essence inconnaissable dont procède la théorie des noms divins. Ceux-ci n'ont de sens que par et pour des êtres qui en sont les formes épiphaniques. Lesquelles formes existent en l'essence divine et sont de toute éternité nos propres existences latentes, aspirant à être révélées.

De la nostalgie du trésor caché naît un soupir de compatissance, dont le souffle engendre lui-même une nuée de perles contenant toute créature. Allah, pour mon père, est le nom qui désigne cette essence divine créée dans les croyances, ou qui se crée soi-même dans ces croyances où toute créature est créée.

Ainsi pouvaient se définir, selon mon père, les Gemmes des sagesses des prophètes, méditation d'Ibn 'Arabi sur les perles de la révélation divine. Les fausses perles du banquier Wartburg et du prophète Josué peuvent éblouir le marché mondial, elles n'illuminent guère le trésor caché dans les abîmes de l'Atlantide, où de vraies perles ne sont pas offertes aux cochons.

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(Ainsi parlait Shéhérazade.)

Le 21 novembre 2011


Les sept Actes de cette Comédie française et son Ébauche d'exégèse Les Perles du Scandale
sont également disponibles ensemble au format PDF (télécharger 500 Ko).


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