SPHÈRE CONVULSIVISTE
 
Edouard Glissant
Les Indes

Encyclique
des nuages caraïbes

île amazone



À l'aide, l'aède
 
 Allèloukhia
Partie I
Out vile jelly
Partie II
L'île j'y volute
Partie III
Look there
Partie IV



Schizonoïa
Sphérisme


biographie
bibliographie
iconographie
contact
<< Retour
 
 
SPHÉRISME > Les Indes d'Edouard Glissant

 Edouard Glissant

                 Les Indes d'Edouard Glissant
 
       (Texte à lire le 12 octobre 2011 au Salon d'Automne à Paris par Noël Coret,
      en présence de Sylvie Glissant, pour saluer 
Les Indes - poème d'Edouard Glissant.)


C'est à l'aube des temps historiques un Orphée nègre - qu'on le nomme Osiris ou Dionysos - qui inventa la mondialisation ; lui qui fut le premier des cosmologues. Descendu au royaume des ombres, n'y conserva-t-il pas ses lanternes en éveil pour éclairer la face obscure de l'univers et produire l'initiale vision globale ? Rien n'a validité que d'aurore et de crépuscule, nous suggère toujours son regard voilant les fausses lueurs du jour et trouant de lumière la nuit.
 
Puisque à l'Appel de ton poème criant « Les Indes » il est souvenu que les Grands Découvreurs s'élancèrent sur l'Atlantique pour inaugurer un « Jour Nouveau », c'est du fond de la nuit que je t'écris. Non pour une banale raison nécrologique. Mais parce que, plus vivant mort que tous les morts-vivants, tu accomplis l'exploit de parcourir les yeux ouverts dans l'autre monde et de nous faire traverser, tous feux allumés de l'esprit, cette invivable pénombre de l'Histoire qu'un Orphée nègre seul avait pouvoir d'élucider par le soleil de la conscience. Alors comme toujours gens de sens rassis boutiquiers marchands de livres à la petite semaine accepteront peut-être qu'en échange d'une part de leur confort cet Orphée nègre mène encore ses explorations ultramarines, dont la réception se fera loin des podiums où se consomment leurs talk-shows habituels, histoire de se payer quelque blanchiment de l'âme. (Aujourd'hui même les gazettes annoncent à grands titres un téléfilm à la gloire d'un célèbre mercenaire, agent des services français comme de la CIA en Afrique. Mister Bob, massacreur d'opposants : voilà le héros de notre temps. Dans un système de mercenariat et de spéculat généralisés, comment ta voix pourrait-elle se faire entendre ? Ce qu'il peut paraître trivial de constater quotidiennement n'accèderait jamais au point de vue global sans le théorème de l'Orphée nègre...)

 Mister Bob

Car ce « pays de carne et de mort » que tu pleurais en ton chant voici plus de cinquante ans, parlant alors d'une aventure vieille de près de cinq cents ans - c'est le nôtre aujourd'hui ! Toute étoile hors-la-loi doit y demeurer invisible, par-delà Nacht und Nebel : ainsi prêchent les gardiens de nos modernes miradors, qui ont décrété nulle et non avenue ton errance hors l'enceinte mentale dont ils sont préposés aux projecteurs.

« Il n'est pas temps encore », croit bon ton ironie posthume d'ajouter aussitôt, creusant jusqu'à l'os la blessure en notre « nuit des profondeurs ». Nuance avec les camps de sinistre mémoire : sous ces obscurantismes barbares était promis d'autodafé tout ce qui menaçait lumière. Dans l'enclos totalitaire d'aujourd'hui, les statues de la Liberté veillent en sorte qu'outrepasser le rayon de leurs torches ne se puisse plus interpréter que comme atteinte aux droits de l'homme et à la démocratie.

N'avons-nous pas encore et toujours à payer le crime d'une « âme à la cime des mâts » ?
C'est en surplomb de tous leurs miradors que se fait entendre ta voix !

« Langage de prophétie » toujours, et par-delà combien de siècles, ce cri de l'Orphée nègre sous le « fouet sacrificiel » des maîtres ignorant le son que produira ta « lyre de flammes et d'entrailles », afin de nous dire depuis l'autre rive : « Ô nul ne sait où vient, veilleur de lune, l'Orient ». Parce que tu élaboras la première vision globale de l'Histoire, donc le premier atlas de l'univers, et que ta voyance inaugura le projet d'unidiversalité pour l'aventure humaine, éclairant les conflits entre Nord et Sud comme entre Orient et Occident, c'est forever promesse d'avenir que ton poème, Orphée nègre...

« Carguez la voile du futur ! », murmurent tes paupières gonflées des visions du passé. « Sur la route de marbre de l'océan » - oses-tu te jouer du choc des civilisations. Flâneur de la selve urbaine autant que des chemins galactiques, pourquoi te gêner d'adresser parole d'égal à égales aux étoiles ? « Seigneur du chant où l'ombre règnera, Soleil ! » se permet de clamer l'Orphée nègre, tant sa lumière et son feu naissent de sa propre mort, dans la matrice-tombe d'un continent sur l'assassinat duquel s'érigea notre monde... « Où sont tes Indes, toi ? Où ta lumière ? » t'autorises-tu donc à tutoyer encore depuis la soute l'astre du jour, parce qu'au-delà des siècles tu restes l'alter ego de ceux que l'on y entassa pour un voyage vers le couchant de tout rêve et de toute mémoire.

C'est donc sur la rive africaine qu'il me fallait t'entendre, ô frère l'Orphée nègre ; depuis le rivage d'une terre au coeur de laquelle moi-même je suis né, fils de colons blancs n'ayant reçu d'éducation qui vaille que de ses boys nègres ! Ceux-là savaient déjà ton lumineux message venu du pays des morts. Leurs descendants connaîtront plus encore demain combien ton poème offre aux vivants l'hypothèse d'une thérapie par le rêve et par la mémoire ; combien leur est ton chant pharmakon contre la fièvre des marais de l'âme.

Si tu t'adresses aux astres en exil de ce globe, n'est-ce pas que tu t'es fait Atlas ? Or depuis l'Atlas, où la montagne berbère épouse l'Atlantique, je me fais ton écho. Qu'en poursuivant à contre-sens le chemin du commerce triangulaire, cet écho de la traite négrière aille donc d'ici vers la vieille Europe, où je doute fort qu'il subsiste autre lieu que le Salon d'Automne à Paris pour l'accueillir !
Pour avoir inventé la science d'un infini jeu d'échos dans l'espace et le temps, l'Orphée nègre n'est-il pas en effet le concepteur d'une échologie ? Comment les lobbies idéologiques, aux ordres des puissances rivales du visible, accepteraient-ils de perdre quelque part de marché, risque probable au cas où se créerait en Europe un mouvement placé sous le signe de ces échos ?

 Salon d'Automne 2004

Ceux qui t'écouteront dire la « transhumance océanique du sang noir » m'en voudront-ils si je nous somme d'avoir tous à devenir des transhumains ? Le travail mort hors de prix, le travail vivant sans valeur. Tel fut l'Arbeit Macht Frei  inscrit au fronton du camp de concentrationnement triangulaire entre l'Europe, l'Afrique et l'Amérique ; tel est toujours le slogan d'un esclavage par la dette qui soumet plus que jamais l'humaine engeance au Capital. A l'heure où tous les Etats de la planète (sauf une île des Caraïbes) sont devenus des failed states, les deniers publics n'allant plus que vers les besoins sociaux de la finance, ouverture d'un espace de salut collectif peut être dit le chant d'un Orphée nègre originaire d'une autre île caraïbe...

Quand les propriétaires des miradors se disputent à grands shows pour savoir s'il faut dire génocide ou shoah, toi l'Orphée nègre (honte sur moi si j'entends quelque rire en ta voix), tu murmures ceci : « Cela se nomme d'un nom savant dont je ne puis me souvenir, mais dont les fonds marins depuis ce temps ont connaissance, sans nul doute ».
Car c'est bien la plus obscure des épopées de tous les temps qui sur l' « océan de mort » se joua. Corps tendu comme un arc, flèche décochée par millions de cadavres engloutis dont les crânes tracèrent ta route au fond de l'Atlantique, tu es d'éternité l'objecteur du néant. Tel je te vois encore, que tu te décris naïf jeune homme au début de ton roman Tout-Monde, à fond de cale d'un navire en partance pour l'Europe : homme nouveau s'en allant sans cesse découvrir les choses inconnues d'un autre rivage.

« L'Inde est imaginaire mais sa révélation ne l'est pas » : qui dira les abysses d'une telle sentence, où pourrait se comprendre que cent millions de chairs nègres servirent de monnaie de singe pour la transaction financière entre un rêve inaugural frelaté par la convoitise de l'or et des épices , et sa métamorphose plus encore frauduleuse en monceaux de fantasmes dont font mondial trafic les propriétaires du dédale globalisé. Mais, comme les pas d'un étranger dans les couloirs du labyrinthe, une présence absente continue de rôder au coeur de ce monde où la clôture de l'espace prétend abolir le temps, dans le trompe-l'oeil d'un immuable présent.

Mais si « le poème s'achève lorsque la rive est en vue, d'où s'éloignèrent jadis les Découvreurs » ; si l'Orphée nègre, au « retour à ce rivage, où l'amarre est toujours fixée » s'interroge : « Quelle richesse a grandi, durant ce cycle ? Qui revient ? Et celui-là, que connaît-il à son tour ? Quelles Indes l'appellent ? », n'est-ce pas que l'encre sympathique la plus indélébile est celle marquant la trace d'une parole inouïe ? Car ceux qui savent n'ont pas la parole et ceux qui ont la parole ne savent pas : c'est bien connu. Qui donc, mieux que l'Orphée nègre, pulvérise-t-il une telle circularité, dont la puissance mortifère s'alimente à cette inversion perverse du réel par quoi les propriétaires de la parole jouissent d'une extravagante présomption d'expertise universelle, quand ceux qui en sont dépossédés n'ont pour toute légitimité que celle d'une femme de chambre guinéenne dans un hôtel de luxe new-yorkais ? Pourquoi ne pas dire ici que des damnés du globe l'Orphée nègre est l'ultime recours face aux bavards simulacres de la race élue ? Tant elle a souvenir des abîmes, à quelle altitude sa voix cet été se fût-elle soulevée ?

Ohé, matelot du ciel, hautaine vigie de l'océan du temps ! Ton guet de sentinelle n'est pas vain, qui réalise au plus haut le voeu de Dante, celui de trasumanar per verba - d'outrepasser l'humain par les mots. Car tu évolues toujours au-delà des limites assignées : cet actuel bouclage des esprits, qui exclut l'hypothèse même d'un Orphée nègre ! En tes Indes s'ouvrent donc les pages de marbre d'un vieux livre, qui s'écrit à jamais dans les nuages caraïbes. Ainsi ne sommes-nous pas tous, comme dit l'Orphée nègre, « pèlerins du Jardin d'Or ? » « Montagne et mer de l'espérance » : ainsi ne peut-on pas nommer l'Atlas et l'Atlantique ?

Face à l'Oeil artificiel qui prétend englober la Sphère, ne dépend-il pas de nous que surplombe l'abîme un regard d'Orphée nègre englobant ce monde prétendument globalisé ? Son immémorial poème à venir est celui d'une relation traversière entre toutes les rives...

Quelle autre « terre prophétesse » alors imaginer qu'une Atlantide encore à découvrir ?

Le 3 / X / 2011  

Confession | À l'aide, l'aède
Allèlukhia   I   II   III   IV
Out vile jelly | L'île j'y volute | Look there

SPHÉRISME | RETOUR