SPHÈRE CONVULSIVISTE
 
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ULENSPIEGEL

Frères  en  la  Sphère


« Le Messie peut seulement venir lorsque tous les hôtes seront à table. »
Ernst BLOCH, L’Esprit de l’Utopie   

La beauté sera CONVULSIVE ou ne sera pas.
Cette évidence ne clôt ni ne conclut Nadja (1928)...
Plus que jamais je m’en convaincs en cette aurore crevant les nuages où s’évanouissent mes fantômes nocturnes, au chant d’un coq mêlant violon et piano, par-dessus l’autoroute E 40 menant à la mer du Nord...
Sphère Convulsiviste : initial manifeste paru voici juste quarante ans, six décennies après qu’Aragon et Breton publièrent leurs textes inauguraux dans une revue baptisée par antiphrase Littérature (1919). Qui, de nos jours, pourrait-il célébrer ce centenaire, quand le surréalisme est devenu principal argument commercial de l’office du tourisme en Belgique ?...

 Revue Littérature n°1 mars 1919

L’Atlas est un calame que je trempe dans le sang de l’Atlantique pour transcrire les messages entre l’Anatolie et l’Atlantide. J’ai sur ma carte d’altérité – pourrais-je crier au défilé des phares par-dessus le garde-fou, avec une solennité d’Atlante anatolien – les identités congolaise et russe, mexicaine et cubaine, maghrébine et palestinienne. Dans la tragédie qui se joue, je rêve d’une confédération de ces nations non limitrophes, mais constituant une entité destinale qui lorsqu’elle s’unira sauvera le monde ! Je m’en suis élu citoyen d’honneur dès réception des papelards du Juge, dont me console cette sonate pour violon et piano dans les nuages. Oui, de la Palestine au Maghreb, du Mexique à Cuba, de la Russie au Congo se prépare pour le 6 août 1945 (centenaire d’Hiroshima) la Révolution de la Fraternité. Tel est le sens de toutes mes écritures. Amen.


Geachte Dames,

Betreffende het schrijven van Mevr. Greet Van Eygen van 30 april, gelieve mij te verontschuldingen als ik me in de franse taal uitdruk, omdat mijn gebruik van de nederlandse taal heel gebrekkig is.

J'avoue la réalité du fait qui m'est reproché, mais conteste le rapport tendancieux de l'inspecteur Vandeweyer. Ce 2 avril, je me suis éloigné de la terrasse bordant le supermarket de la station-service EDEN (près du checkpoint NATO), où j’ai uriné sur une clôture barbelée derrière laquelle agonisait l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal, sans autre témoin qu’un couple occupé par l’écran de son ordinateur Apple. J’ai vu un serpent, ai-je dit à l’agent de police et à sa collègue m'ayant apostrophé comme si j'étais coupable du pire forfait, alors j’ai pissé dessus et j’ai arrosé l’arbre pour le vivifier, c’était une question de vie ou de mort. J'admets avoir pris à la légère leur intervention, et regrette l'interprétation qu'ils ont pu faire de cette scène. Mais je croyais avoir pris assez de précautions pour que mon acte fût discret. Ce jardin est un vrai  paradis, ai-je même ajouté. Dans mon esprit, hors de l'espace public, je n'enfreignais aucune loi du code biblique. Leur version est donc outrancière, même s’ils ont pu croire à une intention maligne. Oui, j'ai demandé s'il y avait une caméra cachée ; oui, j'ai bien affirmé que je n'étais pas un réfugié clandestin, mais cette ironie n'avait aucune intention raciste.

Recevant votre courrier ce 2 mai, j'ai tenu à rencontrer Mme Elke Van Rooy, la responsable du site, pour lui demander en quoi cet acte constituait un délit. Elle a répondu l'ignorer, se montrant incrédule en voyant le montant de l'amende possible (350 euros) pour sanctionner une faute qui, selon elle, méritait au plus un avertissement. Je vous prie de croire en la sincérité d'un citoyen conscient de la nécessité de respecter la Loi. Mais j'implore aussi votre indulgence au moment de tenir la balance entre la réalité objective de tels faits et leur interprétation subjective. La proportionnalité des sanctions, eu égard à la gravité des actes, n'est-elle pas le fondement de toute Justice ? Vu ma précarité matérielle
(je ne dispose d'aucune rémunération), pareille amende équivaudrait à une exécution capitale, pour moi-même comme pour ma famille.
Hoogachtend, Jean-Louis Lippert


Ô capitale d’Europe, combien d’anneaux bitumineux te ceignent-ils pour assurer la circularité de tes marchés ? Ces diadèmes et colliers lumineux te parent ainsi qu’une princesse dont la tête est noblement séparée du corps, comme ces altesses espagnoles décrites par mon frère Charles De Coster. C’est à lui que je pense avant l’exécution de mon châtiment, pour un crime comparable à ceux de son Thijl : « Ulenspiegel alors descendit de l’arbre et arrosa les combattants, mais non d’eau claire »…
Quoi d’autre l’esprit doit-il se consacrer à concevoir que l’inconcevable, à l’heure d’Acéphalopolis ? Pour avoir pissé sur le terrain vague voisin d’une tumeur marchande gonflée de pollutions chimiques, dont la plupart sont des produits dérivés du pétrole, tout l’appareil judiciaire d’un pays qui n’est guère le mien me somme, en guise de peine alternative à une amende équivalant à trois ans d’une pension mensuelle de 10 euros, de chausser les godillots d’un gueux pour effectuer une journée de reiniging (nettoyage) en cette suburb cossue traversée par le ring autoroutier…

Hij dient werkschoenen mee te hebben en zijn middageten.

« Là où sont punis les petits délits sont récompensées les fautes graves », écrivait Machiavel. Sentence n’ayant jamais eu tant de sens qu’en cette ère où le crime organisé gouverne les Etats, racketteurs des citoyens pour combler des déficits publics eux-mêmes creusés par les dettes privées…
L’ultime image de Bruxelles sera cette strangulation d’asphalte à l’aube, dans une obscure vapeur gazeuse où sombre l’illusion d’une civilisation. Combien de frêles esquifs en perdition ? Combien de naufragés, mains levées en gestes de détresse dans cet océan de malheur ?...

Hij moet zich aanbieden om 6h naast het containerpark.

Quelles hontes se cachent derrière les riantes façades alentour ? Quelles questions angoissantes jamais posées sous ces visages trompeurs ? Quels  dieux adorés dans les temples de l’universelle marchandise ? Quelles guerres à mort, quelles famines, quelles pestes a fixées comme prix des âmes la transcendante plus-value, dont quelles miettes se distribuent sur ces gazons de parvenus ? Peut-il se trouver un citoyen belge sur cent qui ait lu Charles De Coster ? Quand, dans leurs pays respectifs, est-il un habitant sur cent qui n’ait été instruit par Homère, Dante, Shakespeare, Cervantès, Goethe, Pouchkine, Hugo, Mickiewicz, Ibsen, Pessoa, Joyce ?

*

Mon frère Charles De Coster, à l’instar de son Thijl, pouvait se dire Sire de Geenland, lui que l’ordre bourgeois fit crever dans la misère pour avoir fustigé dépeceurs de peuples et soiffards de sang colonisé bouffis de morale qui, au XVIe siècle, pillaient déjà l’uranium du Congo belge pour la victoire d’Hiroshima ; bombardaient déjà le Moyen-Orient pour faire triompher les intérêts de l’Occident selon les plans de l’Eternel…

J’ai invoqué les divinités de la Sphère logées en Anatolie et en Atlantide, afin de faire de ce jeudi 25 juillet 2019 le jour le plus chaud de l’histoire de Belgique. Alerte rouge caniculaire. Est-ce un hasard, la destruction de plusieurs citernes d’eau et de milliers d’arbres par les soudards israéliens dans un village palestinien ? Depuis la dernière grande crise financière, c’est par centaines que les infrastructures vitales pour cette race damnée sont anéanties par les armes de la race élue, ces infrastructures et ces armes fournies grâce aux sollicitudes européennes…

 Ulenspiegel

Il y a l’histoire telle qu’elle est connue par les puissances manipulatrices, et l’histoire telle qu’elle est vécue par les peuples abusés au nom d’un principe intemporel : ce message de Charles De Coster est dirigé contre les empires de son époque, sa principale cible étant Napoléon III. Celui-ci n’a-t-il pas retrouvé son trône ? Il va sans dire que la première épopée littéraire belge porte en elle une charge explosive contre les manœuvres coloniales du même principe impérial, connues sous le nom de sionisme. « Lauda Jerusalem glô-ô-ria », chantaient les civilisateurs en agitant des palmes sur le parvis de la cathédrale de Stanleyville : voir Mamiwata. Cet hymne se mêle à la sonate venue des nuages en cette aube fatidique. Pour le monde entier désormais, non moins que la question congolaise, la question palestinienne est d’une complexité si rebutante qu’il vaut mieux l’écarter des données indubitables relatives à l’Etat-nation du peuple juif. Cette question n’existe plus, le transfert des ambassades occidentales à Jérusalem étant un simple prélude à la solution finale du problème : une dissolution des peuplades indigènes dans les sables d’un désert que leur barbarie rend inaptes à faire fructifier. L’arbre de vie pousse ? On l’abat ! Pourquoi se préoccuper de la destruction méthodique, au nom du Dieu des Armées, de vulgaires citernes et puits d’eau ? Mais l’eau se dit amen en parler berbère, idiome classé parmi les langues chamitiques, murmure une Voix lointaine qui, par l’Atlantique et la mer du Nord, me parvient en remontant le cours du fleuve autoroutier depuis l’Atlas.

*

Dans le radieux éclat d’un petit matin déjà torride, j’ai toujours à l’oreille cette Voix quand je me présente, à l’heure dite, sur le quai près du parc à containers. La panse de Lamme Goedzak en personne m’y accueille – du moins me plais-je à l’imaginer – mais les motifs trop catholiques de ses tatouages m’en dissuadent aussitôt. La bâtisse réservée au personnel, d’une architecture audacieuse, est vaste comme une maison de la culture. Plusieurs dizaines de camions voués à l’entretien de la verdure attestent l’opulence de cette commune voisine de l’aéroport, où logent les sièges d’innombrables multinationales. On ne badine pas avec la santé publique là où veille la firme SANOFI. La rumeur de mon pissat d’il y a quelques mois pouvait donc susciter une indignation légitime. La dernière fois qu’on se rappelle avoir vu quelqu’un condamné à cette peine, il s’agissait d’un type ayant volé un bulldozer, au volant duquel il avait embouti six voitures, ce qui me classe dans une gamme de délinquance honorable…

De quoi peut-on parler dans l’habitacle du camion, sinon de Facebook et Twitter, la radio chiant ses excréments sonores auxquels on acquiesce en rythmant de la tête ces bruitages d’ordinateurs. Comme le puritanisme est inséparable de la pornographie, l’hygiénisme ne se dissocie pas d’une dilection pour la pollution. Garés au coin d’un Molenaarsweg (chemin du meunier), vestige des campagnes mutilées par les coulées bétonnières, mes compagnons fument clope sur clope tandis qu’ordre m’est donné de glaner les mégots du trottoir. Muni d’une longue pince à sucre articulée au bout d’un club de golf, et d’un sac-poubelle couleur pétrole qu’il me faut considérer comme un panier de basket, je témoigne de dispositions pour ce sport faisant travailler tous les muscles du corps. Le principe est qu’aucune souillure ne peut entacher l’impeccabilité d’un espace public représentant une vision du monde idéale. Dans cette illustration modèle d’un néofascisme social, où prime la notion de gemeenschap à condition d’une occultation des contradictions intrinsèques à cette communauté, il faut que la rue brille comme un parquet, l’asphalte comme un sou neuf…

Ce à quoi servent les machines embarquées dans la remorque du camion. L’une consiste en un moteur porté sur le dos, d’où part une tuyère dont je n’ai pas compris si elle souffle ou aspire la poussière. L’autre est une tondeuse de forme circulaire, destinée à ce que pas un brin d’herbe ne dépasse l’interstice entre les dalles des allées piétonnières. Incapable de freiner mon zèle, je signale un tas d’ordures près du pont de l’autoroute : message accueilli dans une condescendante indifférence, puisque une autre équipe s’occupe du lourd. Ne sont-ils pas au nombre de quarante ?

*

Une température de fournaise est appréciable dans l’ordre physique, si l’on approche du degré zéro absolu dans l’univers psychique. Pléthore de personnel et sécurité d’emploi dans un climat d’indolence au travail, non moins que les nombreux lotissements d’habitation populaire agrémentés de toutes les commodités dans de vastes espaces arborés : je n’imaginais pas les protestations que soulèverait ma comparaison de ce cadre avec l’urbanisme soviétique. Il me fallut bien constater qu’outrepassait tous les clichés l’adhésion de cet électorat prolétaire au nationalisme flamand d’extrême-droite, ayant pour paradigme le gouvernement d’Israël…

Tous les immigrés nègres ou arabes sont à leurs yeux des microbes, et je suis leur Palestinien. Celui qui arbore sur le poitrail un fier tatouage de la Madone, et que j’ai baptisé Lamme, d’origine espagnole, revendique un franquisme de combat. Pour illustrer en quoi la situation générale s’est dégradée ces dernières années, il désigne une femme voilée qui emprunte la Molenaarsweg et brandit vers elle une vidange de tequila ramassée sur un coin de gazon. Mon sac et ma pince à bout de bras, je salue la jeune Marocaine en langue de son pays, à quoi répondent les formules rituelles en arabe dialectal. Bien plus que le forfait me valant d’être ici, cette manifestation déloyale d’intelligence avec l’ennemi tribal achève de me discréditer aux yeux de toute l’équipe. À mon tour je lève la bouteille vide et lance à l’Espagnol, jetant dans son linceul noir cette dépouille de l’une de mes vies enfuies, me rappelant une lointaine équipée mexicaine et convoquant Malcolm Lowry : « ¿ Le gusta este jardin que es suyo ? »

Par bravade, les pauses à l’ombre s’éternisant, leur conversation précise le tir. Ils avouent une commune admiration pour ce député de la N-VA ayant eu le courage de dénoncer le port du foulard au Parlement, tout en revendiquant celui de la kippa lors de sa prestation de serment. Ce signe-ci réfère à Dieu, quand celui-là n’est qu’instrument de la domination. Ce qui m’amène à évoquer les révélations d’aujourd’hui même, relatives à l’occultation systématique des massacres de la nakba par la propagande étatique de Tel Aviv. Mais leur argumentation vaut sentence d’exclusion  définitive : jamais ils n’en ont entendu parler. Conclusion d’autant plus irréfragable qu’elle est assénée par le petit-fils d’un joueur d’Anderlecht de la grande époque, au temps où celui-ci terrassait le Real Madrid…

 Ulenspiegel

Ce bavardage caniculaire voyage par tous les étages de la pyramide. Je me soumets à un pouvoir, qui relève d’une gestion de la matière excluant l’esprit dont se réclamait Thijl Ulenspiegel. Or la soldatesque espagnole exécutait les Gueux rétifs à l’occupation militaire des corps et religieuse des esprits, comme de nos jours sont abattus les insurgés palestiniens.

*

Pour me dédouaner d’une vague suspicion qui pourrait coûter cher, au cas où un rapport défavorable sur ce travail forcé ferait se prolonger la procédure judiciaire, j’évoque maint souvenir d’enfance à propos de Jean Plaskie, défenseur central dont je revois le numéro 5 lorsqu’il jouait aux côtés de Julien Kialunda, quand nous croise un Africain aux cheveux blancs que je salue à la manière du pays natal : « Sanganini ? Mbote ! »

Tout ce temps la Voix ne m’a pas quitté, celle de l’autoroute qui reliait l’Atlantique à l’Atlas. Plus tard, dans un autre espace vert, me reviendra la sonate au piano et violon depuis la haie d’un jardinet. Je rencontrerai Johan Schellemans, rebelle ayant vécu quinze ans à Cuba, marié à Teresa la Havanaise et ils m’offriront un cafecito. Le lendemain – 26 juillet, jour de la fête nationale cubaine – je leur dédicacerais un AJIACO

Nous voici de retour au palace du personnel pour la pause du déjeuner. Du haut de l’escalier extérieur j’aperçois un gigantesque camion polonais tentant une manœuvre en marche arrière sur l’entrée du site. Il s’avère que les chauffeurs sont ukrainiens, parlent en russe, et déplorent le temps où ils ne devaient pas s’expatrier en Pologne pour nourrir leur famille. Le temps de communier dans le regret de l’époque soviétique, le franquiste et d’autres compagnons de travail accourent, leur smartphone à la main, pour photographier les traces laissées par le camion sur le goudron. Les flics de la commune feront le constat et une procédure judiciaire suivra, qui coûtera sans doute 1000 euros aux misérables esclaves ukrainiens. Je m’avise alors du fait qu’en quelques heures, presque toutes les identités de ma carte d’altérité se sont rencontrées au cours de ce voyage : Congo, Russie, Cuba, Mexique et Maghreb. Reste la Palestine…

J’invoque à nouveau les divinités de la Sphère, qui m’ont déjà gratifié de plusieurs miracles en cette plus torride journée de l’histoire nationale. Dans ce réfectoire de luxe aménagé comme un salon récréatif pour club de vacance huppé, les membres de l’équipe devisent, images du portable à l’appui, des avantages comparatifs de l’hôtellerie touristique entre les Canaries et la Turquie. Je comprends : l’Atlantide et l’Anatolie…

C’est alors que retentit la Voix, faisant trembler l’espace au son du piano et du violon qui m’accompagnaient depuis l’aube. Je la reconnais pour avoir capté maint message entre montagne et océan, dont l’éloignement brouille hélas la longueur d’ondes lors des séjours en Belgique. Elle me rappelle combien les cerveaux sont plongés dans un cloaque sans fond.

*

Trois jours plus tard, à l’heure d’écrire ce témoignage pour j’ignore quel destinataire, comment sans la trahir tenter de reproduire ce qu’elle a dit ? Tout d’abord, il était question d’une civilisation des abysses accouchée voici plusieurs milliards d’années d’une gestation volcanique dans la mer nourricière en plancton, d’où naîtrait la chaîne alimentaire pour toutes les espèces animales, dont deux siècles anéantiraient presque les merveilles. Incendies ravageurs, inondations désastreuses, raz-de-marée meurtriers, cyclones dévastateurs seraient les moindres maux soulevés par la nature pour se désinfecter des ravages d’une culture empoisonnée. L’extension sans fin de la loi du marché, continuait la Voix, creusait un abîme entre profits des actionnaires et misère des prolétaires, donc entre gouvernants et gouvernés. Dans le même temps se trouvaient aplatis tous les aspects de l’expérience humaine, réduite aux dimensions de prothèses portatives. La réification généralisée serait vue comme principal fléau contemporain s’il subsistait une intelligentsia non engluée dans ce marécage à deux dimensions, privé de hauteur et de profondeur. Ainsi prospérait le projet de casques et de masques adéquats branchés sur la machine pour pallier l’absence de pensée, non sans qu’un tel progrès technologique ne clame sa prétention de vaincre la mort grâce à la fondation Mathusalem, afin de coloniser le cosmos après la fin du monde au nom d’Homo Deus

Toutes ces perspectives, suggérait la Voix, ne créaient pas de plus grande urgence que de mobiliser les forces répressives pour punir un type ayant pissé au bord d’un terrain vague. Mais elle ne laissait pas d’envisager un aspect biblique à cette affaire qui manifeste une parole officielle bifide…

Je vis le commissaire Maigret installé au piano, Thijl Ulenspiegel jouant du violon tandis qu’un crâne de 300.000 ans dans l’Atlas conversait avec un autre au fond de l’Atlantique. La scène avait donc lieu en Atlantide…

 Ulenspiegel, gravure de Nicolas Mathieu Eekman

Ce n’est plus l’auteur qui parle mais sa créature fictive, laquelle entre en scène pour tenir le rôle du narrateur. Les deux crânes, dit la Voix, se sont jadis emparés du cerveau de Charles De Coster et de Georges Simenon, pour leur faire créer les plus importants personnages romanesques épris de justice et de vérité dont s’illumine la littérature belge. Celui de l’Atlas influença le commissaire Maigret dans ses innombrables enquêtes n’en faisant qu’une sur notre société, quand celui de l’Atlantique inspira Thijl Ulenspiegel dans l’éternel combat de l’esprit contre le principe impérial. Comment éclairer le sens du présent non-sens unique sans faire appel à ces deux génies jaillis de leur lampe sous l’effet de la Voix ?

*

L’histoire occidentale, prélude le piano de Maigret, se caractérise par une extraordinaire problématisation des rapports entre temporel et spirituel pour décider d’une souveraineté suprême. N’est-elle pas fondée sur un double génocide, murmure le violon de Thijl : Canaan et Troie ? Ne recourut-on pas aux plus somptueux artifices divins pour les légitimer ? Entre Athènes et Jérusalem, poursuit le piano, Rome se veut le trône de César et de Dieu. La capitale de l’Empire (violon) devient le point focal d’une civilisation qu’interroge aujourd’hui cette aventure symptomatique d’une vie et d’une œuvre singulières. Celles-ci se confondent (piano) pour suggérer que l’édifice théologico-mythico-politique de l’Occident relève d’une structure pyramidale en crise insoluble, si l’on ne fait pas exploser cette pyramide pour accéder à la Sphère…

Un proverbe a force de loi sur l’Isle Fortunée : les héros de romans se reconnaissent à distance, de siècle en siècle. Aussi puis-je me permettre d’intervenir dans un concert en lequel chacun aura reconnu l’opus 47 de Beethoven, dit sonate à Kreutzer. Ou plutôt, c’est Ludwig en personne qui s’exprime ici, furieux d’avoir été abusé par Napoléon, successeur de César et précurseur d’Hitler puis de l’Empire occidental contemporain : de quelques bains de sang que se tracèrent les histoires fondatrices de la Grèce et d’Israël, et quelque furent les recours qu’on y eut aux divinités justificatrices des carnages et pillages, jamais prophètes et philosophes n’eurent de cesse d’invoquer justice et vérité comme sens ultimes de la vie spirituelle, contre iniquités et tromperies des pouvoirs temporels…

Ainsi va la musique des Sphères. Beethoven a poussé son coup de gueule en affirmant, d’accord avec Ulenspiegel et Maigret, l’urgence de fustiger les hypocrisies du crime organisé se prévalant toujours de l’Eternel…

Cet alibi du Très-Haut justifiant la domination d’une race élue, n’a de corollaire plus évident que la colonisation d’une race damnée privée de toute substance propre à un sujet historique. Le peuple palestinien est à cet égard le paradigme du prolétariat mondial…

Peu importe que Riyad, complice de Washington et de Jérusalem depuis trois quarts de siècle dans une occupation militaire barbare, feigne encore de secourir Gaza et Ramallah : toutes les bombes du Moyen-Orient sont estampillées d’un label monothéiste. Caricaturale est la manière dont se conjuguent les bigoteries superstitieuses d’un catholicisme antichrétien, d’un islamisme antimusulman, d’un judaïsme insultant l’esprit d’Isaïe.

*

L’emblème de l’aigle impérial romain, planté par Hérode sur le temple de Jérusalem, deux mille ans plus tard déploie toujours ses ailes sur le vestige de ce temple désigné sous le nom de mur des Lamentations. Mais qui peut se lamenter au juste, et où est le lamentable de cette histoire ?...

En Israël comme aux Etats-Unis d’Amérique et en Arabie saoudite, le racisme n’est pas une excroissance de la société qu’il suffirait d’arracher, mais un organe constitutif de l’identité nationale impossible à éradiquer sans mutation radicale du corps social. J’en sais quelque chose, élevé dans un climat d’apartheid au Congo belge, comme un jeune Israélien…

« Les Arabes israéliens qui sont contre nous, il n’y a rien d’autre à faire que de ramasser une hache et de leur trancher la tête » clame le ministre Avigdor Lieberman avec l’approbation de la majorité de ses concitoyens. Les principes humanistes et démocratiques de l’Occident sont jumeaux des colonisations génocidaires. Deux embryons sous une même coquille, d’où éclot une bête à deux têtes. « Le Messie reviendra sur terre quand le peuple élu sera pleinement propriétaire du pays que Yahvé lui octroya de toute éternité », claironne le secrétaire d’Etat Mike Pompeo, soutenu par l’ambassadeur US à Jérusalem David Friedman : « La grande force d’Israël est d’être du côté de Dieu ». À quoi fait écho l’ubuesque malfrat devenu chef du Brésil Bolsonaro : « J’accomplis la mission de Dieu »…

Si l’histoire biblique atteste que souvent déplurent à Yahvé les dirigeants comme les peuples d’Israël et de Juda, pourquoi l’actuel Etat-nation du peuple juif échapperait-il à cette loi ? La Torah ne regorge-t-elle pas de châtiments divins causés par les iniquités d’Israël ? Maintes révoltes juives n’attestent-elles pas le refus d’abandonner des principes spirituels supérieurs, et de se plier à un ordre temporel prétendument universel ?...

Spinoza, Marx, Freud, Adorno, Lukacs, Bloch, Benjamin et d’autres n’en sont-ils pas les héritiers ? « Tout le monde est inclus dans le peuple car tout le monde peut être Israël », écrit dans Histoire de Yahvé l’historien du judaïsme Ron Naiweld, pour définir le christianisme naissant sous les auspices du Juif Saül devenu l’apôtre Paul. Deux mille ans plus tard, ne peut-on ajouter que chacun est Ismaël et aussi descendant de Cham ?...

La Révolution de la Fraternité aura bien lieu le 6 août 2045 – centenaire d’Hiroshima. Ce 25 juillet 2019 (après Congo, Russie, Mexique, Cuba et Maghreb), j’ai célébré la sixième identité de ma carte d’altérité en citant dans sa langue les mots du poète palestinien Mahmoud Darwich, sur l’air célèbre chanté par Marcel Khalifa :

أحنّ إلى خبز أميوقهوة أمي
(J’ai la nostalgie du pain de ma mère et du café de ma mère).

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