SPHÉRISME > Présentation d'ajiaco le 16 juin 2012

Présentation mutuelle
de Jacques De Decker et de Jean-Louis Lippert
à l'occasion de la parution d'AJIACO


Permettez-moi de vous présenter l'homme le plus inconnu de Belgique.

À l'heure où la tour Panoptic promet à chacun la célébrité grâce aux sortilèges de l'écran global, quel exploit faut-il accomplir pour accéder au titre d'homme le plus inconnu de Belgique ?
La réponse ne relève pas de l'immédiateté médiatique. Si l'homme est un animal symbolique et diabolique, un vieil adage répute comme diabolique le fait de persévérer dans l'erreur, ou l'errance. Il faudrait donc imaginer une autre maxime, selon laquelle persévérer dans la voie juste, en dépit de tous les aléas, serait le comble du symbolique.

Il m'a fallu beaucoup d'errance - donc de diabolicité - pour écrire AJIACO. Mais je serais incapable d'évaluer la part de symbolicité - donc de justice ou de justesse - contenue dans cette parabole, si mon errance ne m'avait pas fait croiser le chemin de cet homme dont la caractéristique exceptionnelle est qu'entre tous il s'acharne à suivre une voie juste, et donc par là, n'a jamais failli à la mission de servir la cause du symbole - à ce point massacrée de nos jours par toutes les forces du diabole, maîtresses du jeu des apparences et des fausses reconnaissances - que cette persévérance était assurée d'une parfaite occultation - quels que soient les multiples éclairages dont le même homme peut être gratifié d'autre part.

En l'ère d'un pseudocosme généralisé dont les gouvernants s'obstinent dans de fausses issues à des crises résultants elles-mêmes de chemin dévoyés, dés lors que ceux-ci nient l'histoire, j'ai plaisir, mon cher Jacques, à prononcer les deux mots qui te caractérisent : PERSEVERARE SYMBOLICUM

(applaudissements ensuite Jean-Louis offre le livre à Jacques)


J'ai tenté d'imaginer un personnage doté d'une conscience universelle. Ce type devait être un contretype absolu. Je nommai donc "aède" une instance romanesque dont la nature spécifique de l'activité (valeur d'échange nulle, valeur d'usage infinie) posa au lecteur la question :
Quel produit ne peut appartenir à l'espace du marché, pour la raison qu'il n'est pas interchangeable ?
Ce produit, c'est depuis Homère, le récit d'une histoire qui raconte l'Histoire. Cette mythographie s'écrivant à rebours de l'officiel récit de l'Histoire.

Si l'aventure du roman depuis deux siècles est marquée par un fait indubitable, c'est bien la galerie de portraits qu'il nous offre de figures pouvant être définies par leur perplexité totale devant la ville moderne, et par l'impossibilité d'y trouver une place.
Tel est le profond trait de famille qui relie les héros les plus emblématiques de Stendhal et de Pouchkine, de Goethe et de Leopardi, de Balzac et de Dostoïevski, de Proust et de Céline, de Faulkner et de Kafka, de Joyce et de Musil, d'Aragon et de Simenon.
Mais il me semblait nécessaire de forcer le trait de dissidence jusqu'à l'outrance. De créer un personnage qui, par l'extrême extranéité que lui confèrent ses indissociables qualités de poète, de communiste et de grec, révélât à la société sa propre étrangeté à elle-même.
Seul un miroir sphérique brandi par cet Anatole Atlas (dont le nom seul suggère un écartèlement entre l'Est et l'Ouest, l'Occident et l'Orient) pouvait susciter l'interrogation :
Qu'en est-il du refoulement originaire - donc de l'inconscient d'une civilisation ?
Pour la culture occidentale, ce refoulé de nos jours, c'est rien moins que les grandes oeuvres attestant de sa mémoire depuis la guerre de Troie.
Car pour l'aède, il existe une histoire des histoires : de ce que l'humanité se raconte à elle-même. Or, jamais autant qu'aujourd'hui n'ont proliféré les histoires (story-teller au service de la tour Panoptic est, dans mon histoire, le métier de celui qui tue l'aède) mais allez donc demander à un Barroso s'il a lu Fernando Pessoa !
Le marché mondial s'assimilant à un show permanent où chacun joue son rôle dans un processus exclusif de valorisation généralisée, qu'interrompent soudainement les brutales dévalorisations de la crise et de la guerre, l'aède proposant une vision globale est aussi bien celui qui se trouve exclu de l'industrie des représentations, pour la raison même que son héritage millénaire fournirait une élucidation possible de l'Iliade contemporaine.

D'où vient-il que le personnage principal du roman qui bouleversa le plus la littérature au siècle passé soit défini par son auteur dés les premières pages comme un aède ?
Et d'où vient-il que ce roman qui s'élabora voici cent ans fut conçu comme une actualisation de l'Odyssée ?
D'où vient-il que le dit personnage principal - Stephen Dedalus - porte dans son nom même le projet d'une issue au monde vu comme labyrinthe ?
Et d'où vient-il qu'à l'heure où le héros s'en retrouve épuisé sur le bord d'un canal à Dublin, contemplant ses chaussures trouées, la formule en laquelle il synthétise le sens de ce labyrinthe urbain pour les foules s'abîmant en son jeu de miroirs, se résume en quatre mots : « Comment faire son magot » ?
Au mois de juin 1912, James Joyce se rendait pour la dernière fois de sa vie à Dublin. Depuis sa rencontre huit ans plus tôt avec celle qui deviendrait sa femme, Joyce organisait la réédition de l'épopée d'Homère en cette journée du 16 juin 1904. Il fallait donc, cent ans plus tard, imaginer un autre aède poursuivant la même chanson de gestes en faisant du 16 juin 2004 - ou plutôt de la nuit blanche qui suit son assassinat ce jour-là - le foyer d'une élucidation de la tour d'où partirent les coups de feu. J'ai suggéré que ceux-ci étaient l'oeuvre d'un story-teller, par ailleurs Esthetical et Ethical Expert de la tour Panoptic.

S'étonnera-t-on beaucoup d'apprendre que « vivre sans temps morts et jouir sans entraves » avait été le slogan rythmant les soubresauts de sa jeunesse vouée à la mort de l'art, si l'on découvre que derrière les anciennes avant-gardes aplaties se sont dressés les tireurs d'élite du néocapitalisme ?
Ainsi l'aède, même après sa mort, exerce-t-il son apostolat pour vous fournir (c'est le titre de l'un des chapitres) Quelque intelligence sur les secrets d'une époque...
Ainsi ne sera-t-on pas surpris de voir se dessiner la matrice du monde actuel dominé par Kapitotal (fait d'une collusion nécessaire entre services de l'ombre, haute finance et crime organisé) dans le Cuba de Batista. N'est-ce pas sur la plage de Baracoa, la même où débarqua Colomb cinq cents ans plus tôt, sous les yeux d'un figuier tropical qui en a conservé mémoire et témoigne en ces pages, que fut conclu le pacte assujetissant de nos jours Athènes à Jérusalem ?
Pas plus ne s'étonnera-t-on si, dans ce début des années cinquante, mon aède avait gagné les Caraïbes en fuyant les Cyclades où l'Occident démocratique, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, entretenait les anciens camps de la mort nazis pour y parquer les héros de la résistance grecque - une clé de plus pour comprendre l'actuelle guerre de Troie.
L'éternel aède franchit ainsi l'abîme des siècles en ayant aux lèvres un indémodable refrain. Qu'il murmure ou qu'il vocifère, cet imaginaire venu d'ailleurs peut se traduire comme suit :
Quoi d'autre pour l'humain que sa parole sa voix son chant tirés de son histoire comme de l'histoire des hommes ? ainsi que l'arbre extrait ses fruits de la sève et pour le fleuve une mer coule de source grâce à leurs branches et méandres, sans parler de l'oiseau dont le cri s'énivre à la fois de l'alcool et de la pureté de la source comme du fruit quoi d'autre que cette parole cette voix ce chant dés lors que le marécage du marché les souille les pollue les prostitue les avilit les réifie dans la mesure même où s'en est perdu le réel, et les idéellise à mesure qu'il n'est plus d'idéal ?

Si tout usage autorisé du verbe est désormais trafic ayant pour objectif non de recueillir en le jus la sève ou la source en l'horizon, mais de pervertir jusqu'à l'idée même de vérité possible dans le mouvement sphérique de l'être non soumis aux cycles de la circulation marchande - où cette perversion garantit un profit maximal, par la promesse contenue dans chaque marchandise d'être le remède à la corruption généralisée - puissent au moins la musique et les images brassés dans cet AJIACO servie de pharmacon à la cacophonie dominante qui s'impose aussi désormais partout comme une cacophanie.
Mais attention ! Nos amis anglo-saxons viendraient d'inventer un néologisme renforçant le sens des célèbres page-turners (ces livres dont on ne peut s'empécher de tourner les pages) pour désigner un roman qu'on ne peut plus lacher : UNPUTDOWNABLE (mal retranscrit ou mal prononcé, néanmoins ...)
Et c'est ici que vient donc le conseil absolument important pour votre santé.
Ainsi conviendrait-il de qualifier ces trois kilos sept cent dix grammes de mots qu'il est préférable de ne pas laisser tomber sur ses pieds.


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