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 Théorème de la Belgique 

 Théoréma

As Salamou Alaykoum Wa Rahmatou Allahi Wa Barakatouhou !

Je me présente : Moutanabbya al Ghadeba, la prophétesse en colère, l’une des millions d’enfants de Mohammed l’Immigri.
Voici que le fascisme européen lifté, selon tes dires, vient de comparer mon père à un occupant nazi.
Voici qu'une partie de vos populations européennes s'abandonne à la morve d'une Le Pen.
Prêt à l’abandon total ?  C’est ce que tu exigeais de moi voici quarante ans – si tu t’en rappelles – dans ma piaule d’étudiante maghrébine à Louvain. De loin en loin j’ai suivi depuis lors ton parcours clandestin. Même si jamais plus tu ne t’es soucié de ce que j’avais pu devenir, c’est avec plaisir que je réponds à ton vœu. Qui sait ?  Peut-être ces paroles, jaillies de mon cœur, franchiront-elles une borne que je devine à tes horizons intérieurs. Inch’Allah !

Pour avoir jadis étudié le grec à l'université, je n'ignore pas qu'il y a "mère" dans métro. Quelle ville-mère peut bien signifier le métropolitain pour la plupart des immigrés qui empruntent chaque jour les boyaux matriciels de vos capitales européennes ?  Cette question m'est venue lorsque j'ai cru voir apparaître le fantôme de ma mère dans le métro bruxellois. Elle était morte à Marrakech, il n'y avait pas si longtemps. J'étais assise, relisant tes Manuscrits de la Mère-Rouge. En relevant la tête, je fus stupéfaite par le visage d'une vieille maghrébine ayant exactement ses traits. Vision hallucinante !  Je me suis dit : une revenante. Le métro se trouvait habité par l'ange de la mort. J'ai tout de suite voulu te faire part de cette scène fantastique. La vieille dame a disparu comme je commençais à t'écrire, puis il me fallut franchir la mer avant de t'envoyer ce message.

Depuis ce collier de coquillages marins perforés et colorés de rouge, vieux de cent mille ans, que tu vois à mon cou (je rougis moi-même d’exhiber la plus ancienne parure humaine jamais découverte au monde, que l’on vient d’exhumer d’une grotte au Maroc oriental), jusqu’à ce diadème de perles verbales que représente à mes yeux le pacte pour la culture lancé par notre grand poète Abdellatif Laâbi (lequel propose un renversement des perspectives devant placer les créations humaines au principe de toute politique future, pacte criant l’urgence d’un plan de vaste ampleur pour s’attaquer à la plaie de l’analphabétisme, qui ne se conçoit pas sans le sauvetage d’une mémoire et d’un imaginaire en péril et passe donc par une profonde réforme de l’enseignement) – moi, Moutanabbya al Ghadeba, je ne survis de rien d’autre que de signes d’espérance en ce pauvre gourbi de Beit al Maqdis, ancien bidonville rasé face à la mer.

Comment je me débrouille ?  Jusqu’il y a peu j’avais un emploi stable au ministère du Chômage, mais je fus licenciée pour faute grave, ayant inclus les occupants de ces taudis dans les chiffres officiels, ce qui falsifiait les statistiques selon ma hiérarchie...

Quel rapport avec la Belgique ?
A ma droite, le palais d’un prince de la famille royale saoudienne. Mille mètres de remparts crénelés, militairement gardés, protégeant l’ordre mondial. Plus loin, l’immense plage menant vers un village de pêcheurs condamné par le projet d’un golf impérial. A ma gauche, le port et l’usine à sardines qui jadis assuraient du travail et justifiaient ce bidonville d’où mon père, venu du bled, partit un jour vers ton pays. Plus loin, dans la grande cité balnéaire, tous les camps cinq étoiles de l’industrie touristique. Où que porte le regard une population vouée à des fonctions domestiques – étrangère sur ses propres terres. Prisonnière en ses murs hérissés de barbelés publicitaires. Car ce sont les fétiches de vos marchandises qui assurent le désordre dans nos têtes. Et les gardiens de notre geôle n’ont d’ordres à recevoir que de Bruxelles...

« T’es tout’ nue sous ton pull  y’a la rue qu’est maboule...», aimions-nous danser sous les neiges d’antan. J’ai sans doute conservé quelques traits de la jolie môme nord-africaine que tu as connue. Mais dans un monde aujourd’hui partout voilé de mensonges, il me plaît de revêtir les voiles de ma mère pour te parler face à la mer, bismillah !

Ce collier de coquillages préhistoriques légué par nos ancêtres, ce diadème de perles symboliques offert par le poète, comment éclairent-ils notre présent ?  Le genre de question qui aurait fait l’objet de vives discussions publiques au temps du CITM à Louvain, tu t’en souviens ?

C’est là que nous nous sommes rencontrés je crois. Dans mon kot sous les toits. J’étais assez délurée pour y accueillir des types comme toi, qui vivais sans foi ni loi. Ne prétendais-tu pas fréquenter l’université de la rue, suivant l’unique enseignement des oiseaux et des nuages ?  N’importe quel diplôme assurait alors une promesse d’avenir. Qu’en est-il advenu ?

Nous formions un couple aléatoire et paradoxal. « Stochastique » – c’est-à-dire conjectural – selon vos dictionnaires savants que je dévorais à la Bibliothèque universitaire de la place Mgr Ladeuze – que nous appelions La Gueuze, puisque je travaillais le soir comme serveuse au café du coin, juste à côté de ce Centre d’Information sur le Tiers-monde où ma lucarne ouvrait sur la Herbert Hooverplein, du nom de cet esclave de Shitan qui avait été le président des USA lors de la crise financière en 1929. Oui, ce sont là des signes !...

Moi la fille de Mohammed l’Immigri, j’étudiais la philologie classique et toi, fils de coloniaux belges au Congo, tu survivais d’expédients. Tel un bougnoule, un métèque, un bicot dans ton propre pays. Les idées révolutionnaires auxquelles tu adhérais n’autorisaient guère de faire carrière dans le Système.
« Que diriez-vous de piller ce temple ?  Mort à la marchandise et à son spectacle ! », avais-tu peinturluré sur la façade en béton d’un supermarché voisin. Passionnée de grec ancien, je t’expliquais en vain combien me paraissent fumeuses les théories critiques dont tu te réclamais, qui avaient éclaboussé les murs de Paris quatre ans plus tôt. Vos maîtres à penser n’englobaient-ils pas dans un même opprobre radical, sous la catégorie de « spectacle », des notions aussi différentes que celles de show (qui se disait en grec « épideixis »), et de représentation théâtrale, à quoi vos racines lointaines réservaient le beau mot de « théorèma » ?

C’est ainsi que je t’ai suggéré d’écrire ensemble un Théorème de la Belgique – tu dois l’avoir oublié. Non pas une théorie, mais un théorème, c’est-à-dire un regard, une vision globale comme avait pu le faire Homère dans l’Iliade et l’Odyssée. Ne t’ai-je pas même offert le pseudonyme d’Atlas, t’apprenant que les Grecs s’étaient inspirés du nom de notre montagne berbère ?  Bien sûr, il te sera difficile d’avouer que les idées d’où germerait ton œuvre ultérieure provenaient d’une fille de Mohammed l’Immigri !

Quarante ans plus tard ces souvenirs me secouent d’un orage intérieur, seule face à la mer dans la vieille djellaba de ma mère. Si leurs éclairs pouvaient illuminer mon crâne, pour que je puisse y déchiffrer ma vie !  Car tu ne me répondis alors qu’en ricanant, paré d’une chemise à dentelles volée dans les coulisses de quelque théâtre, autour des jambes un pantalon taillé dans le velours d’un rideau de scène cramoisi. Ne me proposais-tu pas plutôt de rédiger à quatre mains le numéro 13 de la revue Internationale Situationniste ?  Celle-là même dont tous les clergés roumis se réclament aujourd’hui, comme en atteste Le Monde paru ce mardi 27 juillet 2010...

J’en ris encore !  Si tu fus le premier à mettre en question ces vieilles lunes en finissant par voir, dans ce qui se prétendait alors la pointe extrême de l’avant-garde mondiale, un laboratoire de la nouvelle idéologie dominante, ne le devais-tu pas un peu à la prophétesse en colère que j’étais et que je demeure, moi dont les voiles te dévoilent à toi-même, ici sur cette plage promise à des orgies électroniques, devant l’ancien bidonville de Beit al Maqdis ?  On dit qu’ils vont construire un palace exotique avec piscines à bulles et cascades sauvages pour la jouissance des retraités belges en mal d’aventures folkloriques. Par une ironie du mektoub est demeuré scellé dans sa pièce de ciment l’unique sakaya du lieu. Mille familles disposaient de ce robinet sous lequel mes mains recueillent un filet d’eau tiède que je porte en coupe à mes lèvres et bois à ta santé.  B’ saâ o raha !

La seule substance réelle du monde est la souffrance humaine, te disais-je, face à quoi le grand cirque des apparences pouvait aussi bien s’agiter en costumes et masques révolutionnaires. Oui, vos révolutions bourgeoises ont eu lieu. Celles d’une certaine « société civile » contre l’Etat. Remplacer les tabous de la bourgeoisie vieux jeu par une amoralité ludique, marginale et libidinale, c’était un impératif du capitalisme de la séduction. Vivre sans temps morts, jouir sans entraves. Le cri de guerre d’une Kakistocratie gérant partout la même Pseudologie (retiens ces néologismes tirés du grec : tu peux même y ajouter Coprolâtrie), ne fonctionnant plus qu’à coups de constructions de situations ininterrompues...

Plusieurs milliers de va-nu-pieds se sont donc évaporés ici, où l’Atlas plonge dans l’Atlantique. Avec leurs baraques de tôles ondulées toutes ces familles ont traversé les sept cieux sur quelque tapis magique pour s’en aller renaître ailleurs, nul ne sait où, de préférence le plus loin possible de l’Afrique. Tu auras compris qu’il s’agissait de rendre invisibles ces misérables en les refoulant sur quelque djebel. Tournez manèges du commerce, actionnez-vous sons et lumières de la planète financière, illuminez l’espace ô projecteurs médiatiques !  Erigez-vous jusqu’aux nuages, murs surmontés de miradors sécuritaires entourés de pestilences identitaires aux ordres du cime organisé !

Ce Théorème de la Belgique, comme tu vois, n’est pas resté lettre morte à mes yeux... Si les quarante années (chiffre magique dans notre tradition) qui nous séparent d’alors se déployaient devant nous comme un miroir du temps, quelle autre figure apparaîtrait-elle en son centre que celle du dernier homme d’Etat belge dont l’action politique fut défavorable à la dictature du flouze ?  L’assassinat de votre André Cools n’était-il pas aussi programmé que celui de Mehdi Ben Barka ?  Tous ces cadavres, depuis celui du député grec Lambrakis (pour ne pas remonter à Jaurès, Karl Liebknecht et Rosa Lux’ – il ne m’appartient guère d’évoquer ici Lumumba), passant par Aldo Moro jusqu’à Olof Palme,  composent un chœur funèbre où se perçoit l’hymne secret de votre Union européenne. Ainsi s’accumulerait une dette publique haute comme l’Atlas, pour combler un gouffre aussi profond que l’Atlantique. Celui creusé par les marchés financiers. Sitôt renfloués, ceux-ci s’en retourneraient à leurs fêtes ludiques : celles de la spéculation contre les finances publiques.

Chez vous, le choc est amorti par un système social hérité des combats menés au nom des notions mêmes de puissance publique, de service public, d’espace public. Mais la chose publique n’a-t-elle pas été partout privatisée ?  S’il existait encore en Belgique un parti défendant l’intérêt public, ce que faisaient les socialistes au temps de Cools, ne disqualifierait-il pas toutes ces querelles communautaires qui, comme naguère la question religieuse, font office de diversion pour empêcher l’examen de ce que jadis on nommait les contradictions essentielles ?

C’est là que le tabou s’est déplacé. A défaut de l’essentiel, qui n’a plus droit de cité, prolifèrent les frivolités les plus divertissantes, seule nourriture mentale de vos populations. L’axe vertical s’est écroulé, qui reliait aux valeurs sacrées. Pyramide culturelle renversée. Jamais les élites n’ont témoigné d’une telle bassesse intellectuelle et spirituelle. Que déversent d’autre vos industries du verbe et de l’image qu’une marée noire dont le but est de corrompre les âmes, polluer les rêves, mazouter les ailes de la mémoire ?  Il n’est plus de têtes couronnées qui ne s’avèrent les domestiques de divinités sans visage, quand les seules vérités ne filtrent plus que de l’indiscrétion des majordomes. À défaut d’espace public, c’est par le trou de la serrure que l’on observe chez vous le concubinage entre oligarchies du pouvoir et de l’argent...
Mais chez nous – je veux dire, partout au Sud de la Méditerranée ?

« Le radicalisme islamique progresse en Afrique », titrent chaque jour vos gazettes – peu enclines à stigmatiser le fanatique intégrisme des marchés dont elles vivent. L’opinion publique est donc dirigée à sens unique. L’on peut affirmer, sans danger d’être démenti, qu’un million d’enfants crèveront de faim ou de soif au Sahel cette année. Scandale pour vos autorités ?  Pas le moins du monde riche !  Le seul émoi dans le désert quadrillé par vos chars, que ceux-ci soient militaires ou se déguisent en 4X4 humanitaires, est suscité par la mort d’un Occidental !  Société sans phares, l’Europe refuse de voir ce qui l’attend. C’est pourquoi je t’ai suggéré l’idée traversière : un état d’esprit qui substitue au mur le pont d’un va-et-vient entre les deux rives. Une manière d’interroger, avec Rome et La Mecque, Athènes et Jérusalem ...

Quiconque, sous les clichés, s’avise-t-il chez vous du contentieux conceptuel entre nos civilisations ?  Les peuples du désert, soumis aux vertiges d’une horizontalité sans limite, clament depuis l’aube des âges « el » ou « al » (Elohim ou Allah) pour symboliser l’infini d’une transcendance verticale. Rappelée par les prophètes, cette croyance en la présence du Très-Haut leur fut gage d’équité dans le règlement des conflits entre clans qu’une contingence absolue vouait à d’éternelles zizanies. Si Rome naît de la collision mentale entre Jérusalem et Athènes, La Mecque n’avait-elle donc aucune importance ?

Ayant répandu ses feux jusqu’en El Andalous, elle y ranima la flamme d’Athènes occultée par une Rome ignorant encore que s’en allumeront les Lumières de la Révolution française !  Est-ce là ce qui autorise votre pape à benoîtement considérer que l’Occident seul allie raison et foi - Athènes et Jérusalem ?  On voit l’effet de ses croisades partout en Orient !  Quant à votre cœur vital, si Rome n’est plus dans Rome, ce doit être la faute aux Roms...

Comme le dit mon frère Amar (qui étudia la sociologie en Belgique, et m’accompagne sur la plage de la cité balnéaire où il photographie les maquillages au henné que je dessine sur la peau des touristes), avec l’effondrement des valeurs traditionnelles, votre christianisme a perdu son universalité, que ne réussissent guère à sauver les défenseurs de la modernité laïque depuis qu’ils ont eux-mêmes invalidé toute perspective de dépassement historique. Plus d’autre idéal, chez vous, que l’idéologie du Capital !

C’est de mon cœur qu’elles jaillissent, les paroles dépassant l’horizon. Des profondeurs d’une âme illuminée par le trésor caché du souffle créateur. Je ne transmets que ce qui m’a été révélé, comme héritière d’une vie future. Pas un mot ne sort de mes lèvres qui ne soit dictée divine. Ce que tu en écriras ne sera pas imprimé d’encre, mais de mon propre sang qui se répand sur l’écume de la mer.

C’est donc sous la dictée que je te parle. Consignés par écrit, ces mots resteront imprégnés de mystère. Prêt à l’abandon total ?   T’bark Allah !

Jean-Louis Lippert, été 2010.


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