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Jacques De Decker à propos de Mamiwata

LE ROMAN DU CHAMAN

Les auteurs belges frappent fort en cette rentrée, Jean-Louis Lippert en tête

Pouvez-vous prélever dix heures de votre précieux temps pour juger dix mille heures de mon travail ? C’est ainsi que, dans le nouveau roman de Jean-Louis Lippert, un écrivain, Virgil Negrangelu, s’est fait connaître des éditeurs. Bien lui en prit, probablement, puisqu’il remporta le prix Nobel. Il n’en opta pas pour autant pour la carrière des lettres, puisqu’il se retrouve wattman à Bruxelles, sillonnant la ville à la commande de trams qu’il compare à des voiliers ou yachts de plaisance dans certains quartiers aux demeures seigneuriales, cargos pour viande humaine à fond de cale dans la plupart des autres. Virgil Negrangelu n’est qu’une des figures de ce roman à la fois torrentueux et fluvial, d’une vigueur de style qui impose d’emblée sa puissance et son rythme, ce livre hors norme et hors format dont on se demande, effectivement, si les heurs de lecture tour à tour passionnées et irritées, captivées et effarées qu’il propose sont de taille à cerner l’immense investissement créatif qu’il laisse deviner.

« Mamiwata », du nom des sirènes qui enchantent le fleuve Congo, est un roman qui s’inscrit dans une autre durée que celle de la rotation rapide du commerce livresque. Gageons pourtant qu’on le lira dans très longtemps encore, qu’on le sondera, l’analysera de fond en comble, reconstituera son étrange chronologie, détaillera ses références historiques, débusquera les modèles de ses protagonistes. Car il y a matière, dans une telle masse romanesque, à déceler des pépites, des vérités fulgurantes, des développements sans précédent. Lippert est quelqu’un qui croit au roman comme genre rhapsodique, comme vaste matrice englobant visions du monde et plaisanteries, coups de gueule et coups de génie, élucidations, hallucinations et élucubrations.

On peut aborder de plusieurs façons ce monstre littéraire, qui se présente en six chants dont il nous est dit d’emblée que l’ordre est aléatoire : c’est dire les combinatoires qu’il permet.

L’une des pistes est de partir des voix qui s’y répondent, des personnages qui y tressent leurs discours : il y a White Star, du nom du club où il se distingua, et qui s’en va en Afrique en quête de l’aïeule portugaise qui, chanteuse de fados, y répondait elle aussi au nom de Mamiwata ; il y a Lucifer, le fils d’Ulysse Levine, auteur d’une fresque décorant la station Montgomery, et qui, d’une cage de verre, suit le parcours des transports en commun dans la ville et scrute les retours de Virgil, l’écrivain wattman évoqué plus haut, qui assume lui aussi sa part de récit. Leur approche est lyrique, imaginative, visionnaire.

Mais l’immense matériel que traite le récit, et qui va des événements qui précédèrent immédiatement l’indépendance congolaise à un avenir non précisé, qui verrait la resurgence de la Lotharingie, le contrôle de toute la communication planétaire par un seul groupe, la Panoptic, ainsi que la concrétisation des plans d’un forban idéologique, Alcibiade Théocratidès, qui préconisait la fondation d’un Empire d’Hypnos et que les faits ont exhaussé jusqu’à l’épouvante, passe aussi par le truchement d’autres témoignage, comme celui d’Orfelia, épouse d’un ancien dissident soviétique, Alexandre Bielinski, devenu, les dérives politiques aidant, John Northpole, un magnat des nouveaux empires, car si les sauriens relèvent d’une espèce en voie d’extinction, à présent que ceux-ci ont presque disparu, ce sont les crocodiles humains qui les remplacent.

En plus de quatre cents pages serrées, bourrées jusqu’à la gueule de scènes carnavalesques et d’étranges métissages, où tout se mêle sans cesse, au point que l’on ne s’étonne pas d’y entendre retentir les cloches d’un tramway bruxellois dans la brousse africaine, ainsi que le chant des pirogues pygmées au cœur d’une capitale d’Europe, Jean-Louis Lippert, à l’instar de son double Anatole Atlas, se fait le géographe voyant de nouveaux territoires, ceux de notre petite planète rendue plus menue encore par les prodiges de la technologie, et par le nivellement doctrinal qui la résume aujourd’hui, mais où l’on peut voir sans sourciller des populations entières être broyées par la violence, tout simplement parce qu’elles n’ont pas la même teinte de peau et qu’elles ne pèsent plus dans la balance des paiements totalitaire.

Ce roman plein de poésie et de colère est, à ce titre, terriblement contemporain, au point même qu’on n’y croit pas toujours ses yeux. Dans un monde où l’âme, l’esprit et le désir sont devenus eux aussi des marchandises, que peut encore un raconteur d’histoires qui se veut un chaman pour nos sociétés en perdition ? Répondre au vœu de la providence qui, comme l’écrivait Ozanam, met des poètes et des artistes dans les sociétés qui tombent, comme elle met des nids d’oiseaux dans les ruines, pour les consoler. « Mamiwata », en ce sens, est un livre providentiel.

JACQUES DE DECKER, le 19 octobre 1994.

Jean-Louis Lippert, « MAMIWATA », Talus d’approche, 440 pp., 1370 F.

 Article de Jacques De Decker

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