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GRAVITAS

L'Occident est-il prêt pour la démocratie ?
Il y a quelque chose de jamais vu dans la perversité de la fausse conscience avec laquelle un geôlier feint d'approuver ce qu'il feint de considérer comme une révolution dans la tentative d'évasion d'un Goulag étendu à l'Afrique entière, dont ses garde-chiourmes verrouillent les enceintes au moyen de barbelés publicitaires avec autant d'empressement qu'ils applaudissent le reality show capté par les caméras de ses miradors.
Les images de l'écran global diffusées par la tour Panoptic doivent d'autant plus être une imitation des révolutions bourgeoises européennes qu'on ne peut les voir comme unelibération du bagne organisé par l'Europe elle-même.
J'écris ceci dans le cybercafé d'une banlieue pauvre au Maroc, peuplée de jeunes déscolarisés et désoeuvrés, moulés dans des maillots rayés aux couleurs de Barcelone, dont plus fortes que celle du muezzin retentissent les clameurs après le goal marqué par l'avant-centre argentin de leur club au nom de Messie contre son adversaire anglais, clameurs soulevant dans la ruelle une extase des sacs de plastic vides où les chèvres demain chercheront en vain quelque déchet de pain.

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L'Occident est-il prêt pour la démocratie ?
L'on chercherait en vain de quelle volonté de quel peuple émanent encore nos pouvoirs politiques, offerts au choix du consommateur sur les rayonnages électoraux selon les techniques du marketing publicitaire. ( Elisez selon vos désirs : marque Poison, marque Venin ; remèdes à tous vos déplaisirs, solutions pour tous vos besoins.)
Pourquoi feindre de s'étonner si triomphe le stand flattant les plus vulgaires bas instincts primaires - identitaires et sécuritaires - en cet enclos totalitaire où voix d'ailleurs sont tenues pour chimères ?
On ne peut vouloir le verrou sans le pêne !
Toute clé pour l'intelligence d'un tel monde étant désormais hors-la-loi, prolifère en trompe l'oeil le simulacre de mille dérisoires provocations et subversions de salon.
Quand plus aucune communication véridique entre citoyens n'est autorisée, que la seule hypothèse d'une création authentique est niée,comme est punie toute tentative de conceptualiser les réalités planétaires d'aujourd'hui, qui d'autre que des concepteurs créatifs et communicants pouvait-il fabriquer ces dernières semaines l'image la plus tendance du moment : celle des "révolutions" dans le monde arabe, auxquelles il est enjoint de s'aligner sur le modèle international dominant ?

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(Le capitalisme est contradiction en procès. Sa plus haute figure vivante est sans doute Kissinger - dont les Mémoires, si elles devaient paraître, glaceraient d'effroi le feu central de la planète.
A l'inverse (donc, tout aussi impubliable) est le point de vue de l'aède. Ces pages en fournissent un aperçu. L'Occident judéo-chrétien, selon lui, se définit par la réduction de l'Autre au Même, du qualitatif au quantitatif, de l'incommensurable à l'équivalent général abstrait de l'argent. Celui qui s'est emparé de la bonne vieille transcendance, et dont les marchés jouissent d'une autorité de droit divin. D'où la dangereuse illusion de croire que seule une bourrasque émancipatrice a renversé quelques trônes vermoulus sur l'autre rive de la Méditerranée.
Car les plus criminelles mafias internationales dictent aujourd'hui leurs ordres aux Etats, dont les structures archaîques devaient pour cette noble cause voler en éclats. Sarkozy n'avait-il pas osé l'affirmer, pour jouir de l'entier soutien des milieux d'affaires : pénaliser la délinquance financière est une mauvaise idée ? D'où la muleta passée du rouge communiste au vert islamique. Cette négation radicale des principes, valeurs, idéaux ancestraux - comme de toute morale qui ne soit celle des pègres de Wall Street et de la City - détermine l'inversion de la pyramide sociale. Pour que s'inversât le rapport de subordination traditionnel à la sphère politique de la sphère économique, ne fallait-il pas que celle-ci manifestât quelques capacités d'insubordination, voire de subversion ?  Pareille hypothèse ne mériterait pas moins d'un roman pour être narrée, lequel rencontrerait toutes les difficultés pour être publié, tant l'inversion pyramidale a produit ses effets sur le domaine éditorial : aussi peu que les aveux de Kissinger serait licite l'interprétation du dernier demi-siècle par un aède communiste grec, au témoignage innumérable et incommensurable...
Identifiables et digérables : ainsi se tolèrent les réalités du monde. La Sainte Table d'une telle transsubstantiation ?  Marché de la guerre et guerre du marché.
Naguère Nouveau monde, colonies. Hier l'Union soviétique, aujourd'hui l'islam. Demain la Chine. Dans tous les cas, ne pas connaître l'Autre mais l'avaler.
Les deux logiques, éprouvées par Dear Henry (cadavérisation de l'Amérique latine, de l'Afrique et de l'Asie - mais aussi shake hand avec Mao) sont à l'oeuvre : marché de la guerre en Afghanistan et en Irak, guerre du marché au Moyen-Orient. Cette contradiction sous-tend les événements du Maghreb au Machrek.)

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Toute forme d'analyse et de synthèse (opérations majeures de l'esprit) relative aux rapports entre l'Occident judéo-chrétien (nous prenons ses propres déclarations officielles au pied de la lettre) et l'Orient arabo-musulman, qui ne se réduise à lieu commun journalistique, est aujourd'hui prohibée dans l'espace public. Il faudrait une démarche traversière (double traversée du miroir) susceptible d'abattre un mur d'ignorance millénaire entre les deux mondes, là où l'Europe ne contemple jamais que son propre reflet dans le miroir de l'Histoire universelle.
Après stupéfaction, perplexité, puis approbation chaleureuse, la célébration des révoltes populaires au Sud de la Méditerranée par la tour Panoptic en a construit une image abstraite ne convoquant mémoire que des révolutions occidentales. Jamais celle d'Octobre 1917 en Russie ne fut évoquée, non plus que celles de Chine et de Cuba. Sans doute, selon l'aède communiste grec, leur est-il insupportable d'avouer que Lénine, Mao Zedong et Fidel Castro furent les géants politiques du XXe siècle. Et que leur héritage, à l'instar de celui d'un Hô-Chi-Minh et d'un Lumumba, sera capté par le futur...

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Quant aux ingrédients de ces temps faméliques ?
La bouillie médiatique n'apporte guère plus de substance nutritive à l'intelligence de l'Histoire, que ces flocons soufflés de vide ayant remplacé la réalité des céréales sur le marché des misères physiques et mentales. Aux premières civilisations du blé, pareille inconsistance n'eût pu tenir lieu d'idéologie pour garantir à Pharaon sa place au sommet de la pyramide. Jamais Moïse et le monothéisme n'en fussent résultés.
Aujourd'hui, tous les clans théologiques rivaux se réclamant des patriarches bibliques semblent au moins se réconcilier autour d'une valeur suprême : celle des corn-flakes idéologiques.
Ainsi, ce que le pouvoir gagne en légèreté, le perd-il en cette gravitas qui n'était pourtant pas son apanage.
Gravitas ?  Une qualité d'être assez subtile pour explorer les bas-fonds de l'abîme, lestée d'une connaissance de la douleur qui donne des ailes. Dans Le Dictateur, c'est la gravitas de Charlot qui réduit à l'état de pitre celui dont il porte l'uniforme. L'ultime trace de gravitas dans le paysage politique européen - ne pouvant qu'être un legs gaullien - se retrouve chez Dominique de Villepin. (Partout ailleurs, l'on ne voit ni n'entend que manifestations d'un burlesconisme généralisé.)
Comment s'étonner dès lors si n'ont pas pesé bien lourd les récentes ambassades européennes à Carthage comme au delta du Nil et sur le rivage des Syrtes ?  On vit là plusieurs défaillances qu'il serait préférable d'oublier, si elles n'avaient été les symptômes d'un phénomène dont je m'étonne d'être le seul à parler : celui d'un renversement de la Pyramide. Peut-être, en raison d'un point de vue extérieur faisant cruellement défaut aux étages autrefois réputés intellectuels de l'édifice...
Les cinq texticulets qui suivent (Accent Grave), rédigés ces dix derniers jours, ont pour prétexte un accent grave inopiné (n'ayant toujours fait l'objet d'aucun erratum) dans la prose d'Henri Guaino, porte-plume de Sarkozy. Juste avant le dernier remaniement ministériel, quel indice de la Pyramide inversée pouvait donc trahir cette bévue grammaticale dans un article supposé conférer à celui qui occupe le sommet une altitude morale transcendant toute contingence : quasiment sacerdotale ?

Accent Grave   I   II   III   IV   V
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