SPHÉRISME > Cri d'une prophétesse en colère

Falling towers
Jerusalem Athens Alexandria
Vienna London
Unreal

To Carthage then I came

Burning burning burning burning


T. S. Eliot

Cri d'une prophétesse en colère

     Il revient à l'auteur, quand enclos est l'attribut des masses,
     d'être lutteur de classe éclos dans la tribu des mots.

C'est une fille de Shéhérazade qui vous parle.
Suis-je une femme ?  Suis-je un homme ?  Suis-je une Tour ?
Je donnerai la parole à un autre double, face aux décombres de l'attentat.
Sans doute perpétré (plus ou moins directement) par le M5 :
Moyens de Mystification et de Manipulation de la Mémoire des Masses.
Car un rêve m'a fait sortir dans l'Atlas, en cette nuit du 10 mai 2011.
Le 10 mai 1981 ne demeure-t-il pas, trente ans plus tard, une date mémorable dans l'histoire du masochisme populaire ?  Transformer le monde, Changer la vie : comme tu l'avais prévu à l'époque, ce double programme annoncé ne réaliserait qu'une complète occultation de Marx et de Rimbaud.
Comme toi née en 1951, j'aurai donc bientôt soixante ans.
Comme à toi, de chaque décennie l'année princeps offrit signes fatidiques.
1961 : Gagarine, procès d'Eichman, Baie des Cochons, Mur de Berlin.
1971 : notre rencontre dans la ville universitaire de Louvain. J'étais fille de colonisés berbères, née près d'une source dans la montagne au bord d'un océan dont tu prendrais le nom. Tu étais fils de colons belges, né sur une rive du fleuve Congo. J'étudiais la philo classique et tu vivais de débrouille, en rupture familiale et sociale. Cette année marquerait, selon toi, l'entrée dans l'ère convulsive.
1981 : treize ans après Mai, le stratagème hamletien - paradigme de votre modernité - met Tonton au pouvoir.
1991 : la déchirure de l'Union soviétique, attentat criminel ayant sans aucun doute provoqué le plus de victimes dans l'histoire humaine. Mais qui le sait ?
2001 : que s'est-il vraiment passé en 2001 ?
2021 : cent ans plus tôt, Thomas Stearns Eliot écrivait The Waste Land, d'où est tirée la citation mise ici en exergue. Les terres vaines, en langage économique, désignent des territoires capitalistiquement mal exploités.
Si l'on retient que Londres et Vienne sont alors les capitales des deux principaux empires mondiaux, la vision des deux tours d'Athènes et de Jérusalem est aussi foudroyante que la relation de Carthage et d'Alexandrie, deux pôles de civilisation dont se constitue l'actuelle Libye, terre pétrolifère dont voudrait s'approprier l'Empire d'aujourd'hui ; raison des milliers de missiles qui se larguent sur la Tripolitaine et la Cyrénaïque, non sans que l'une ou l'autre bombe n'explose pour les besoins d'un terrorisme d'Etat qui ne recule devant aucun incendie du Reichstag, à la terrasse de quelque café touristique de Marrakech.
Divinatoire est la solitude chantée de mon visage masqué par le hijab...
Car il est deux places Jamaâ al Fna : l'une pour les vivants, l'autre pour les morts.
C'était du moins la loi jusqu'à cette explosion.
Suis-je encore vivante ?  Suis-je morte ?
La colonisée que je suis toujours ne désire que son propre déchiffrement dans tout ce qu'elle écrit.
Cette place où les vitrines s'étoilent de signes invisibles dessine le cycle de ma propre éternité.

Oui, c'était écrit de toute éternité. Chaque jour de la semaine le souk aux bestiaux se déplace vers une autre ville dans cette région du Maroc. Un jour Marrakech, le lendemain Essaouira, puis Taraudant... Les centaines de têtes à cornes, dès l'aube du mardi, bêlent et beuglent à Inezgane, banlieue populaire d'Agadir. C'était écrit de toute éternité que la rencontre avec Amal (espérance en arabe) se ferait ce mardi trentième anniversaire du 10 mai 1981...

Nuit mémorable !
Shéhérazade improvisée, pourquoi n'ajouterais-je pas une légende à peine moins improbable au tissu de mensonges dont se compose l'actuelle réalité ?
Vivante, je n'ai jamais cherché d'autre patrie qu'en l'autre monde.
Et si j'étais dans l'au-delà, ma voix pourrait-elle s'entendre chez ceux qui n'ont pas quitté l'ici-bas ?
Car je suis toujours sur cette place, bouche oraculaire de la ville rouge à jamais édentée.
Mon cri défigure le minaret de la Koutoubia. J'entends la voix du muezzin psalmodier une phrase qui vient de m'éclater au visage.
Elle a jailli du kiosque à journaux qui fait le coin, face à la terrasse en débris :
C'est d'abord par amour du droit et haine de la tyrannie que j'ai pris partie pour la Libye libre.
L'auteur en est le chef de file de l'intelligentsia médiatique internationale, champion de la cause antitotalitaire associant Ben Laden et Che Guevara. C'est lui qui parle aussi de Cuba comme d'un goulag tropical. A supposer qu'il fût possible, pour un homme cultivé, de courtiser à ce point le ridicule qu'aucun frein ne l'empêchât, dans l'une des pages les plus en vue des magazines, de proférer cette phrase, une règle de la déontologie polémique lui eût sans doute inspiré naguère quelque scrupule de la publier, ne serait-ce que pour se garder d'offrir à son lecteur l'arme trop facile du sarcasme. Ce dernier ne devrait plus longtemps ignorer que le voyage en jet privé de l'auteur de la phrase à Benghazi, pour y créer de toute pièce une rébellion armée par l'OTAN, coïncidait avec la création d'une Central Bank of Libya, coquille vide ayant déjà son siège dans quelque paradis fiscal, dont la mission sera de gérer les fonds souverains libyens investis à l'étranger (quelque 150 milliards $). L'objectif de cette structure est de couler les organisations financières de l'Union africaine, dont la naissance avait été rendue possible par ces investissements libyens, lesquels menaçaient de supplanter le Fonds monétaire international en Afrique. Le directeur de ce dernier n'est-il pas un voisin de l'auteur de la phrase, ici même à Marrakech ?  N'est-il pas déjà présenté comme le champion des classes populaires pour la future élection présidentielle ?
Ainsi n'importe quel bouc au souk d'Inezgane, ce mardi trentième anniversaire du 10 mai 1981, s'étranglerait-il de rire en apprenant que le signataire de la phrase explosive est encore catalogué dans les rayons de la Grande Surface comme néophilosophe de gauche, à ce titre dépositaire de l'esprit d'un autre Mai, qui prétendait laisser la peur du Rouge aux bêtes à cornes...

L'histoire que Shéhérazade vous raconte ici - comme tout récit vrai de notre temps - se fait donc un devoir de prendre à rebours les historiographies officielles.
Opération faite, assis à même le sol sous une tente berbère, acheteurs et vendeurs prennent le thé à la menthe autour d'une omelette. Quelqu'un fait remarquer à l'ancien propriétaire d'Amal, visage asiate et bonnet oriental, qu'il pourrait être un ouzbekh, ainsi que le philosophe Avicenne. La tête ronde répond qu'en Ouzbékhistan la même scène a peut-être lieu, où l'on observe qu'un marchand de bétail a le visage maghrébin d'Averroès...
Chacun s'esclaffe, non sans se rengorger de la prodigieuse unidiversité culturelle d'une civilisation musulmane dont les ailes se déploient depuis l'Atlantique jusqu'au Pacifique.
Hassan, de la famille d'Omar et d'Abdelkrim - qui habitent le village en montagne où la rivière et les herbages attendent Amal - avait mis à la disposition de votre destin son expérience de rusé maquignon pour vous guider vers un veau et sa mère aux pattes entravées. Quel défaut pouvait-il avoir incité l'Ouzbekh à s'en séparer ? Hassan eut vite fait de voir que la belle rousse avait tendance au coup de pied vers qui s'approchait de son pis. Ce n'était pas trop grave, le prix s'en ressentit à la baisse pour la paire. Une excellente affaire. Vu le budget, la veille encore vous en étiez à spéculer, avec Omar et Abdelkrim, sur un veau qui s'appellerait Amal. Ce nom conviendrait donc pour la mère, dont le petit serait baptisé Raja - nuance de sens plus intense encore dans la gamme de l'espérance. Car le village amazigh de Tamaroute, coupé du monde, ne compte plus un seul bovin.
Puisque la nature y est assez clémente pour offrir de magnifiques herbages autour d'un oued cavalcadant de son djebel, pourquoi se résigner à l'inexorable loi de l'exode rural ? Pourquoi ne pas résister à l'implacable tyrannie d'une logique faisant pleuvoir sur l'Afrique des bombes valant chacune le prix de mille vaches avec son veau ? Si Kapitotal imposait sa loi bestiale à un monde exploité, dominé, aliéné sans vergogne grâce aux moyens de crétinisation des cerveaux démultipliés par la tour Panoptic, pourquoi l'esprit ne pouvait-il prendre une modeste revanche en restituant quelque dignité au bled violé - par la grâce même de ces bestiaux ?

Suis-je morte, suis-je vivante ?
La fille de Shéhérazade que je veux être n'appartient ni à l'un ni à l'autre monde, et c'est depuis cet entre-deux que je te parle, à toi qui pourrais fournir de moi par tes phrases une image mythique.
Sans transition dans ton récit je serais héroïne, déesse, fantôme, houri de paradis. Peut-être suis-je d'ailleurs tout cela, née de la fusion des fragments de chair vive explosés dans la poussière des étoiles.
Mais quel rapport avec le plancher des vaches ?
Oui, c'est d'Amal et de Raja que je te parle depuis le sommeil initial des astres !
N'est-ce pas le meilleur des points de vue sur les rapports entre réel et idéal, entre idéel et réal ?
Vois comme j'ai l'âge de la lune dans l'éclat de mes sept voiles. Avec mes cuisses aussi rondes que mon ventre autour d'un triangle plus noir que la nuit, je suis experte en l'art de rendre visible l'invisible. A l'inverse de ceux qui - le kiosque aux magazines en témoigne - ne mettent en jeu les forces du visible que pour mieux occulter toute vision. Propriétaires de la matière, ne prétendent-ils pas en outre s'approprier les royaumes de l'esprit ?
Car les vaches pour eux n'existent pas plus qu'Allah. L'autoritarisme du Guide leur était-il davantage qu'un prétexte pour torpiller des organismes qui pouvaient oeuvrer à rendre possible une autonomie financière de l'Afrique ? Depuis le kiosque m'assaillent mille photographies montrant l'idéologue défilant en chef de guerre devant des troupes à la parade, présidant une assemblée d'officiers rebelles dans une " control room " aux ordres du Pentagone et haranguant au micro des foules hallucinées par la manne de dollars et de kalachnikovs. Je ferme les yeux. Les mots du kiosque s'abattent en rafale sur la place Jamaâ al Fna, s'écroulant les uns sur les autres ainsi que les victimes d'un bombardement de l'OTAN.
Il faut bien admettre que nous avons changé d'époque, si l'on s'avise du double fait que l'idéologue se présente comme l'une des consciences contemporaines les plus éclairées sous les projecteurs de la tour Panoptic, et que ses diatribes ont valeur de diktats sans réplique pour le personnel politique de Kapitotal.
C'est, ainsi que chacun sait, comme leader de facto de la diplomatie occidentale qu'il a bombardé le cerveau global d'injonctions à l'élimination physique de Qadafi, sans rencontrer d'adversité notable ni dans le savoir du pouvoir ni dans le pouvoir du savoir. Tout se passe comme si les instances intellectuelles et spirituelles d'une civilisation, non moins que ses puissances temporelles, se trouvaient subjuguées par cette voix prophétique tonnant à hauteur biblique, désintégrant au sol toute velléité de décollage critique. Ordonnant à Benghazi qui sera demain le représentant légitime du peuple libyen, c'est lui qui a donné le signal des frappes théologiques tombées sur le Nord de l'Afrique depuis le ciel des idées démocratiques. Lui qui a décidé quel régime aura droit de cité international sur une étendue géographique historiquement partagée, de la Tripolitaine à la Cyrénaïque, entre la vénérable culture carthaginoise et la non moins antique civilisation pharaonique - sans compter la zone méridionale du Sahel parcourue par les tribus nomades favorables à la Jamahirya.
Il n'est donc pas exagéré de voir incarnées par un homme de notre temps les missions divines dont la tradition hébraïque relate comment elles furent assumées d'Abraham à Josué, pour ne pas remonter à Noé.
Le Deutéronome ayant été le " Livre de la Deuxième Loi ", c'est rien moins qu'un Tritonome qui s'écrit sous nos yeux : l'exploit surprendra-t-il de la part de l'auteur du Testament de Dieu ?
Questions que je te pose depuis la place Jamaâ al Fna de Marrakech, d'où s'est envolé le mois dernier dans son jet privé pour Benghazi l'élu de Yahvé qui possède l'un des plus somptueux ryads en cette ocre cité. Questions dont je ne sais si quiconque d'autre que toi les entendra, formulées par une prophétesse en colère.

Si dans chaque oasis est possible un miroitement de reflets factices, Marrakech est un immense mirage abritant autant d'oasis que de repaires pour trafiquants d'illusions en tout genre. Omar prétend que ce n'est pas un hasard si cette ruée colonisatrice a pris pour cible l'ancienne capitale des Almoravides. La plupart ont élu cette ville en raison du jeu de miroirs qu'assure à leurs vanités ce dédale en trompe-l'oeil. Ne sont-ils pas les managers du labyrinthe mondialisé ?
Jamais l'Animal Farm conçue par George Orwell n'aura donc eu plus de pertinence qu'en nos temps concentrationnaires où l'humain cheptel, mentalement reclus dans ses enclos, se voit octroyer droit de mangeoire moyennant une soumission domestique à des moeurs de basse-cour, sans autre échappatoire - volailles sans ailes et boeufs dégénérés se trémoussassent-ils au rythme de sonorités électroniques leur faisant simuler l'extase rebelle -, que les hymnes martiaux de Chantecler et les couinements de la porscherie.
Quand partout se poursuit l'extermination de la culture paysanne...
Ainsi prend sa valeur symbolique le fait qu'en ce trentième anniversaire d'une date qui restera dans l'histoire comme un paradigme de la mystification politique, en un village du Maghreb ait été transgressée la loi de Kapitotal et de la tour Panoptic. Au lieu que ce bled continue de se vider, comme des millions d'autres en Afrique, c'est la tendance inverse que vous avez amorcée. Le pâturage de Tamaroute sera bientôt repeuplé, par la grâce d'Amal et de Raja. Du point de vue de la valeur d'échange : le millième d'une bombe ; valeur d'usage : mille missiles !...
Ces deux noms, par eux-mêmes, commencent à te donner une idée de l'incomparable richesse lexicale d'un idiome où se déploient des trésors sémantiques tels que souvent trois ou quatre vocables différents s'étoilent autour d'une notion ne disposant que d'un très simple équivalent dans le vocabulaire français. Il suffirait de suivre le fil de cette idée (langue née d'interminables méditations dans le désert, séculairement affinée par de subtils poètes et philosophes aux cours de sultans et de vizirs amoureux de la pratique du diwân), pour donner substance à l'intuition qui t'est venue depuis longtemps : c'est, inconsciemment, un complexe d'infériorité qu'entretient l'Occident face à l'Orient arabo-musulman. Le système binaire propre à la tour Panoptic (élus et damnés) n'est guère propice aux démarches médiatrices et traversières. La preuve par ce climat de far-east, où Géronimo se fait éliminer par les outlaws complices de la Maison-Blanche. Est-ce pour ces raisons que tu te transformes en cow-boy ?  Car je t'ai vu pousser deux vaches dans un camion. L'Ouzbekh, au moment de toper pour conclure le marchandage, ne s'était-il pas dit enchanté à la perspective que ses deux rouquines quittent l'enfer pour le paradis ?

(à suivre...)

Jean-Louis Lippert, le 15 mai 2011.

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